Lutte ouvrière, le Parti des travailleurs et la Ligue communiste révolutionnaire sont les trois courants qui se réclament, en France, de l’héritage de Léon Trotski. Forgées dans la lutte contre le stalinisme, ces organisations, malgré un socle théorique commun, ont des lignes et des pratiques politiques très différentes.
MULTIPLES sont les itinéraires marqués par le trotskisme. Si les ex-communistes forment le plus grand parti de France, les trotskistes d’un moment constituent une énorme « amicale ». Depuis les années 1920, toute une culture politique se réfère au trotskisme en croisant les thèmes de la démocratie et de la révolution, de l’inventivité théorique et du débat politique, de l’action ouvrière et de la confrontation culturelle. Presque totalement détruit dans les pays communistes par la répression — URSS, Chine ou Vietnam —, il a survécu au prix d’une semi-clandestinité dans les pays démocratiques, sans jamais réussir à conquérir — à deux exceptions près, la Bolivie et Ceylan dans les années 1950 —, une influence notable dans les couches ouvrières, si convoitées.
Au tournant des années 1920, l’image de Trotski s’affirme au firmament du mouvement ouvrier français. Il perçoit avec Lénine la nécessité de vivifier le communisme naissant par l’apport de ceux qui autour de Pierre Monatte et Alfred Rosmer symbolisent le refus de l’Union sacrée. De jeunes ouvriers comme Maurice Thorez approuvent les thèses trotskistes en mars 1924. L’opposition à Staline souffrira du manque de continuité de ses premiers soutiens français, le plus important étant Souvarine, dominateur, cassant, qui se replie sur une réflexion personnelle d’une grande portée.
La première vraie génération trotskiste s’affirme, pour l’essentiel hors du PCF, à partir de 1929, date de l’exil du « Vieux », nom familier donné à Trotski par ces jeunes étudiants, enseignants et employés. On y trouve quelques belles figures du monde ouvrier — le mécanicien Roland Filiatre et sa femme, Yvonne, le cheminot Joseph Saufrignon — mais pour l’essentiel c’est dans le syndicalisme enseignant, les khâgnes et chez les techniciens que les idées circulent. Elles se confirment avec les échecs de la stratégie stalinienne en Chine (1927) et surtout en Allemagne en 1933. La dénonciation de la politique « classe contre classe » puis celle de l’orientation en faveur du Front populaire en 1935 soudera une phalange de fortes personnalités, avide de débats théoriques. S’imposent les noms de Pierre Naville, alors surréaliste et futur sociologue du travail, de Maurice Nadeau, important critique littéraire, de l’ingénieur Pierre Frank, un de ceux qui assumeront l’héritage politique du trotskisme, d’Yvan Craipeau, un enseignant qui laissera ses Mémoires d’un dinosaure trotskiste (L’Harmattan, 1999). L’influence trotskiste dépasse le cadre de petites organisations, à la vie déjà conflictuelle : elle touche certains milieux syndicaux, des intellectuels antifascistes et la gauche de la SFIO. En effet, pour tenter de gagner d’autres militants à ses idées, le « Vieux » a demandé à ses militants d’entrer au parti socialiste, non de façon clandestine mais au grand jour.
Au même moment, le système stalinien qui s’est doté d’un outil puissant avec les commissions des cadres, internationale et nationales, mène au travers du contrôle biographique une chasse systématique aux trotskistes réels puis supposés au sein de tous les PC. Il pourchasse ceux qui sont sensibles aux sirènes oppositionnelles, puis les plus dangereux, « ceux qui sont trotskistes sans le savoir ». Il ne s’agit encore que d’élimination politique mais, dans le contexte des procès de Moscou et de la guerre d’Espagne, tout bascule. En France, les trotskistes sont alors pris en tenaille entre un socialisme qui rejette ses options révolutionnaires et un communisme stalinien qui appelle à la « vigilance ». Ni les révélations sur les procès de Moscou, ni l’assassinat d’Andrès Nin en Espagne, en mai 1937, ni celui de l’Allemand Rudolf Klement, secrétaire de la IVe Internationale, enlevé en plein Paris par le Guépéou, le 14 juillet 1938, ne brisent l’isolement des militants : même la Ligue des droits de l’homme publie, en novembre 1936, un rapport concluant à la culpabilité des accusés des procès de Moscou. Pour les dirigeants du PCF, conformément aux directives de Staline, il faut chasser les trotskistes du mouvement ouvrier, les mettre hors du champ politique. De leur côté, les services de Staline, dirigés par Pavel Soudoplatov, préparent, notamment à Paris, l’assassinat de Trotski.
On ne peut comprendre les pratiques discrètes des trotskistes si on oublie la violence dont ils sont victimes durant ces années puis pendant la seconde guerre mondiale : l’assassinat de l’un des ex-dirigeants du communisme italien, Pietro Tresso dit « Blasco », et de trois de ses camarades trotskistes, dans un maquis de Haute-Loire en octobre 1943, symbolise cette violence.
La guerre trouve un mouvement trotskiste éclaté, mal préparé à la clandestinité. Elle est l’occasion d’un renouvellement et d’un rajeunissement important des effectifs. Les trotskistes tentent de défendre une position révolutionnaire, refusant aussi bien le nazisme que les Alliés, considérés comme impérialistes. Tout en se préparant à la crise révolutionnaire à laquelle ils croient, ils conservent le mot d’ordre de défense de l’URSS, positions qui vont générer quelques ambiguïtés, notamment sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la Résistance : faut-il s’en tenir à l’écart ou y participer pour la transformer au risque d’être liquidé ? L’action symbolique la plus frappante des trotskistes, la fraternisation tentée avec des soldats allemands, « prolétaires sous l’uniforme », ne dure que quelques mois avant de cesser sous les coups de la Gestapo, et reste quantitativement marginale. Nombre de figures des décennies ultérieures sont recrutées durant cette période, de l’ouvrier Daniel Renard à l’intellectuel autodidacte Michel Lequenne, en passant par Robert Barcia dit Hardy, dirigeant de Lutte ouvrière. Avec Jean-René Chauvin, David Rousset tire de l’expérience de la déportation une réflexion marquante sur l’univers concentrationnaire et la volonté de dénoncer, également, les camps soviétiques.
Au sortir de la guerre, le mouvement trotskiste, en partie réunifié, fait preuve, malgré des moyens limités, d’une dynamique réelle. Il parvient à influencer les Jeunesses socialistes (travail dans lequel se distingue André Essel, futur créateur de la FNAC), à mener une campagne de lutte contre la guerre d’Indochine, et parfois à impulser des grèves comme en 1947 : l’action d’un Pierre Bois chez Renault fait ainsi partie de la geste trotskiste. Mais les débuts de la guerre froide et la radicalisation du PCF qui s’ensuit l’isolent à nouveau, et contraignent ses militants ouvriers à une longue marginalité parfois clandestine. Cette traversée du désert combinée à l’activisme et au militantisme exigeant provoque découragement et scissions, souvent autour du problème de la nature de l’URSS. Le soutien à son égard, même critique, suscite des oppositions récurrentes et le départ de Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, cofondateur de Socialisme ou Barbarie. La plupart des trotskistes s’investissent dans l’aide à la Yougoslavie de Tito calomniée par Staline, puis dans la lutte contre la guerre d’Algérie, certains soutenant Messali Hadj, d’autres le FLN. Le Grec Michel Raptis dit « Pablo » est un des symboles de ce combat qui le mènera jusqu’aux côtés de Ben Bella dans les premiers pas de l’Algérie indépendante.
Pour tenter de sortir de leur isolement, certains mettent en œuvre un « entrisme masqué » au sein du PCF qui portera quelques fruits à partir de 1956, essentiellement auprès des intellectuels et des étudiants. La lutte contre la guerre d’Algérie approfondit cette maturation qui permet aux trotskistes de progresser, particulièrement dans la jeunesse, séduite par leurs analyses, comme celles de l’économiste Ernest Mandel, l’aspect international de leur démarche, leur souci de formation et leur radicalisme révolutionnaire. Le combat contre la guerre du Vietnam permet à cette nouvelle génération d’apparaître au grand jour et de tester des modes de mobilisation, appelés à un grand succès. Alain Krivine, Daniel Bensaïd et Henri Weber, dirigeants de la JCR, des lycéens tels Maurice Najman et Michel Récanati sont représentatifs de ce renouveau. Mais un autre courant dont Pierre Lambert est le militant le plus connu refuse l’entrisme au sein du PCF et privilégie le travail syndical, surtout à Force ouvrière, car il lui est impossible d’intervenir à la CGT alors dominée par les communistes.
Mai 1968 permet au trotskisme de gagner en visibilité et de poursuivre sa progression qui culmine au milieu des années 1970, avec la croyance, pour certains, de l’imminence de crises révolutionnaires et l’investissement de multiples axes d’intervention : solidarité avec le tiers-monde, antifascisme, féminisme. Le courant « lambertiste » devient dominant à la fin des années 1970 au sein du syndicalisme étudiant grâce à une alliance tactique avec le Parti socialiste aux portes du pouvoir.
AUJOURD’HUI, le mouvement reste divisé en dépit de réels points communs : références théoriques et historiques, méthode d’analyse. La variété des cultures militantes incite plutôt à parler de trotskismes au pluriel. En France, le courant trotskiste se compose de trois organisations principales. L’Union communiste internationaliste (UCI), qui publie Lutte ouvrière, a pris son autonomie dès 1939 avec Barta. Ce courant se caractérise par un fort attachement au modèle organisationnel bolchevique et au militantisme ouvrier. Les deux autres branches, héritières de l’ancien PCI, l’actuel Parti des travailleurs (PT, « lambertistes ») et la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), se sont séparées en 1952 à cause de divergences sur le stalinisme, qui se sont aggravées à tel point qu’elles ont produit deux cultures politiques aujourd’hui bien éloignées. Comme à chaque étape de leur histoire, ces composantes cherchent moins à affirmer leur légitimité par une capacité à regrouper la mouvance trotskiste que par une ouverture à d’autres milieux : l’électorat populaire pour LO avec Arlette Laguiller, le militantisme de la gauche critique pour la LCR et les réseaux syndicaux pour le PT.
Mais l’influence du trotskisme a toujours été plus large que celle de ses organisations. Son apport aux débats sur l’anticolonialisme ainsi que sur l’analyse de l’URSS et du phénomène bureaucratique est incontestable. On retrouve nombre de trotskistes ou d’anciens trotskistes dans des domaines aussi variés que l’histoire (Pierre Broué, Jean-Jacques Marie, Jacques Kergoat), la philosophie (Boris Fraenkel, Jean-Marie Vincent, Henri Mahler, Daniel Bensaïd), l’économie (Ernest Mandel, Isaac Johsua, Pierre Salama, François Chesnais), la sociologie (Pierre Naville, Claude Lefort, Pierre Fougeyrollas, Jean-Marie Brohm), les sciences politiques (Denis Berger, Philippe Corcuff, Enzo Traverso), les mathématiques (Laurent Schwartz) ou encore dans les médias. Sans parler, bien sûr, de la politique, particulièrement chez les Verts et au Parti socialiste.
Qu’est-ce que l’entrisme ?
Historiquement, l’entrisme est une tactique mise en œuvre par les trotskistes dans des contextes bien précis. Le but est de bénéficier de la radicalisation d’un parti dit « ouvrier » (socialiste ou communiste, essentiellement) afin d’y recruter des militants, de former des ailes gauche qui serviront par la suite à construire le parti révolutionnaire, dont l’organisation trotskiste n’est qu’un embryon. L’entrisme ne se fixe donc pas pour but la prise de direction de ce parti d’accueil ; il cherche à y faire mûrir une crise et à en détacher les militants révolutionnaires. Sa première application date de 1934 : sur les conseils de Trotski, les militants français furent chargés d’entrer « à drapeau déployé » dans la SFIO — où ils créèrent une tendance, le Groupe bolchevik-léniniste — mais ils en furent exclus l’année suivante. Une autre variante en est l’entrisme masqué ou clandestin, mis en œuvre afin d’éviter toute répression ouverte de la part de la direction du parti concerné. L’exemple le plus connu est celui de l’entrisme à l’intérieur du PCF au début des années 1950, on pourrait aussi évoquer l’entrisme dans le Parti travailliste britannique. Plus récemment, de nouvelles formes d’entrisme ont été tentées dans le Parti socialiste ainsi que dans les confédérations syndicales, selon des conditions encore mal connues.