Duhalde sera donc le cinquième président argentin désigné en deux semaines. Cette désignation marque un ralliement de l’ensemble de la classe politique au péronisme, dont Duhalde est un représentant typique. Comme vice-président de Menem, puis comme gouverneur de Buenos Aires, il a contribué à la mise en place du modèle économique aujourd’hui décrié. Battu à la présidentielle de 1999, il symbolisait le recul électoral du « justicialisme » péroniste. Après le renversement de Rodriguez Saa qui avait provoqué la population en désignant de vieux fonctionnaires véreux, et face à la reprise du soulèvement populaire, il représente le dernier recours de la classe dominante. Pour mettre un terme au chaos et à la désagrégation de l’Etat, l’accord s’est fait autour de la désignation de cet homme fort du « justicialisme », susceptible d’obtenir le soutien du parti radical (UCR) et du centre gauche (Frepaso).
Duhalde a immédiatement constitué un cabinet de coalition, et va s’efforcer de retrouver un minimum de stabilité, en combinant démagogie et répression. Mais la crise est une grande dévoreuse d’hommes, quand ceux d’en haut ne peuvent continuer à gouverner comme avant, parce que ceux d’en bas se sont soulevés en un grand mouvement populaire.
Les enjeux de la dévaluation
Les mêmes économistes qui ont affirmé pendant 10 ans que la convertibilité était irrévocable expliquent aujourd’hui pourquoi la dévaluation est inévitable. Certains vont jusqu’à soutenir cyniquement que la fin de la parité (1 peso = 1 dollar) n’affectera pas le pouvoir d’achat des salaires, comme si la hausse des prix n’était pas le corollaire de toute dévaluation. Le passage du flottement initialement prévu à la recherche d’un nouveau taux de change fixe montre que les promoteurs de la dévaluation anticipent une baisse sans fin de la monnaie. Et on comprend mieux pourquoi ils ont choisi de ne pas étendre aux salaires les mécanismes de protection de change prévus pour les banques et les entreprises : l’objectif de la dévaluation est clairement la baisse des salaires.
Une dévaluation aura de toute manière pour effet d’aggraver la régression sociale. Si le processus se détraque, on aura en plus une catastrophe alimentaire qui rendra nécessaire la bataille pour un système de distribution placé sous le contrôle populaire direct. C’est le seul moyen de faire passer dans la réalité le contrôle des prix promis par le gouvernement et que les entreprises s’apprêtent à bafouer. Le même problème est posé par l’effondrement de l’emploi, tant il est vrai que l’amélioration de la compétitivité promise par les partisans de la dévaluation s’appuierait sur une baisse des salaires et non sur de nouvelles créations d’emplois. C’est pourquoi il est urgent de lutter pour le partage des heures de travail et l’introduction d’une allocation de chômage de 450 pesos, indexée et financée par le moratoire sur la dette et par un impôt prélevé sur les grandes entreprises. La profondeur de la crise rend peu crédible la possibilité de financer cette allocation selon les timides réaménagements proposés par la CTA (Centrale des travailleurs argentins) : il faut aller jusqu’à la réquisition des grands groupes coupables d’évasion fiscale, de spéculation monétaire, et de rétention des biens de première nécessité.
Une sortie bourgeoise de la crise ?
Duhalde a confirmé la cessation du paiement de la dette extérieure. La dévaluation va encore accroître la tension qui en découle, dans la mesure où les ressources fiscales sont en pesos tandis que la dette publique augmentera à proportion de la perte de valeur de la monnaie nationale. Le nouveau président va sans doute se montrer un peu moins démagogue que son prédécesseur Rodriguez Saa, afin de renouer au plus tôt les négociations avec le FMI. Il cherchera sûrement à limiter les effets du défaut de paiement pour les créanciers étrangers, tout le poids de la dette retombant sur les fonds de pension et les banques locales.
Cependant, le FMI n’acceptera de discuter que si la règle budgétaire du « déficit zéro » est respectée. Duhalde devra donc poursuivre les restrictions, confirmer la baisse de 13% des traitements des fonctionnaires, asphyxier budgétairement les provinces et payer les retraites sous forme de bons (lecop), qui se dévalorisent plus vite que le peso. Les exigences des créanciers l’ont conduit à abandonner l’idée d’émettre une troisième monnaie. En ce sens, le passage de Rodriguez Saa à Duhalde marque un retour à l’orthodoxie.
Tout laisse à penser que le Département d’Etat américain est sérieusement préoccupé par la vague anti-impérialiste en Amérique latine que pourrait inaugurer l’argentinazo. Elle risquerait de gêner le projet de zone de libre échange continentale (ZLEA) et de mettre en cause l’unanimité néolibérale au sein des classes dominantes de la région. Cette crainte a conduit les Etats-Unis à revenir sur leur refus d’autoriser de nouveaux crédits. Cette situation est favorable à la campagne pour la dénonciation de la dette et la rupture avec le FMI. Cette mesure est le préalable à tout programme de relance économique et rencontrerait aujourd’hui un accueil favorable des peuples à travers le monde.
Avec la dévaluation, Duhalde a endossé le programme des groupes industriels et exportateurs qui réclamaient depuis longtemps la fin de la convertibilité. Il a mis en œuvre le processus de liquidation des dettes exigé par ces mêmes secteurs, et ce choix est d’autant plus explosif que l’Etat, en faillite, ne peut assumer les passifs concernés et qu’il va devoir faire porter l’ajustement sur les travailleurs. D’où les baisses de salaire et le maintien des lois de flexibilisation du travail.
Le secteur opposé à la dévaluation, celui des banques et des entreprises privatisées, ne va pas renoncer. En particulier, les entreprises espagnoles sont en train d’exercer une pression considérable — Felipe Gonzalez et Aznar en tête — pour éviter les impôts, obtenir des garanties de change, l’indexation des tarifs des services privatisés et la pleine disposition du pétrole qu’elles extraient. Elles ont pris l’habitude de piller les ressources du pays et ne renonceront pas facilement à cette manne dont elles profitent sans le moindre effort (ainsi, l’année dernière, en pleine dépression, les profits de Repsol ont atteint 1,8 milliard de dollars). Seule la renationalisation immédiate de ces entreprises, sous contrôle de leurs travailleurs et des usagers, permettra de mettre un terme à leur activité prédatrice. Leurs investissements ridicules ont déjà été largement rentabilisés par les profits réexportés. L’heure est arrivée de rendre à la nation les biens usurpés.
La dévaluation conduira de nouveau à une situation de spéculation, de fraudes, de pénurie et de hausses de prix comme cela a déjà été le cas en 1975, 1981 et 1989. Mais cette fois, l’effondrement ne sera pas une secousse passagère, prélude à la reprise, car il existe une réalité nouvelle, faite de pauvreté, de chômage, de désindustrialisation et de dislocation régionale, portées à un niveau inédit. L’Argentine traverse une crise révolutionnaire, qui conjugue un effondrement économique d’une exceptionnelle gravité, l’épuisement du régime politique, et l’irruption historique des masses. Les conditions objectives sont ainsi réunies pour impulser une issue socialiste à la crise.
Claudio Katz
Le pourquoi des cacerolazos
Le pari du gouvernement consiste à faire attendre les petits épargnants, pendant que leurs fonds proprement confisqués sont mis à profit pour liquider les dettes des entreprises libellées en pesos. On estime que les 87 plus grands emprunteurs ont fait sortir 26 milliards de dollars depuis juillet dernier. L’interdiction de retirer les dépôts pénalise donc avant tout les petits épargnants, dont les comptes sont inférieurs à 25 000 dollars, et qui représentent 78% des déposants. Cette masse importante de victimes de la politique du petit corral explique la popularité des manifestations-casseroles, les cacerolazos.
Le moyen le plus direct de récupérer cet argent serait de contraindre les banques à rapatrier les fonds, à utiliser leur patrimoine pour respecter leurs engagements auprès des petits déposants et en tout état de cause d’annuler les crédits accordés aux 1300 entreprises qui, à elles seules, détiennent la moitié de l’ensemble des prêts. Il va de soi que ce n’est pas ce type de mesure que va prendre un gouvernement qui s’est empressé de reconduire le directoire de la Banque centrale. Il faudrait prendre la décision de réquisitionner les banques et les compagnies qui refuseraient de remettre ces fonds. De telles initiatives impliquent de nationaliser le système financier sous contrôle des travailleurs, pour empêcher les banques de continuer à jouer les intermédiaires dans ce processus de pillage du pays. Il faut rompre avec l’idée que la nationalisation ne devrait servir qu’à renflouer les banques, pour donner la priorité aux victimes d’une expropriation financière systématique.
C.K.
La décomposition du régime
La situation explosive que connaît l’Argentine exprime une perte de confiance généralisée à l’égard des institutions du régime en place. Entre le pouvoir législatif et la population, le fossé s’est ainsi creusé en raison des scandaleux pots-de-vin que reçoivent députés et sénateurs en échange de lois favorables aux grandes entreprises. Le pouvoir judiciaire est l’incarnation de la corruption organisée qui s’est développée avec les privatisations. Chacun a eu sa part : les dirigeants de la Banque centrale à travers la dette et les aides aux banques en faillite, les hautes sphères de l’armée grâce aux trafics d’armes, tandis que les chefs de la police se répartissaient les dividendes de la sécurité privée, de la drogue et de la prostitution.
Les partis de droite les plus associés à ces comportements ont été particulièrement ébranlés par la chute de leur idole Cavallo. Mais le parti radical est lui aussi proche de l’effondrement, après avoir conclu son dernier épisode gouvernemental par une expropriation des épargnants que la classe moyenne n’est pas prête d’oublier. Le centre gauche cherche quant à lui à se recycler en se démarquant au dernier moment des gouvernements qu’il a contribué à mettre en place.
Dans ces conditions, c’est une nouvelle fois le péronisme que la classe dominante est allé chercher. Mais la crise a pénétré au sein du parti justicialiste (péroniste) et les mêmes affrontements entre capitalistes s’y reproduisent sous forme de rivalités entre les chefs de ce parti. Menem avait déçu les attentes traditionnelles des travailleurs à l’égard du péronisme et affaibli la base structurelle du mouvement en détruisant la bourgeoisie nationale ; son prêche néo-libéral avait mis à mal la cohérence idéologique de cette organisation. Duhalde est la dernière cartouche du péronisme.
C. K.