Face à la mondialisation capitaliste

L’urgence de l’internationalisme

, par LÖWY Michael

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Entre le cosmopolitisme marchand du capital et les particularismes xénophobes, il est possible de refonder l’internationalisme, par la convergence entre une tradition socialiste rénovée et les aspirations humanistes des nouveaux mouvements sociaux.

Contrairement à ce que prétendent les idéologues néolibéraux, la globalisation capitaliste ne contribue pas du tout à créer un « nouvel ordre mondial » pacifique et harmonieux ; bien au contraire, elle nourrit les paniques identitaires et les nationalismes tribaux. La fausse universalité du marché mondial déchaîne les particularismes et durcit les xénophobies : le cosmopolitisme marchand du capital et les pulsions identitaires agressives s’entretiennent mutuellement.
Il est urgent de refuser le faux dilemme entre le prétendu universalisme « occidental » et le culte borné des différences culturelles ­ou, dans le cas de l’unification européenne, entre l’unité capitaliste/marchande supranationale et le repli nationaliste sur les « patries » existantes. Ou encore, pour prendre l’exemple de la guerre du Kosovo, entre l’interventionnisme atlantiste, dont les buts « humanitaires » cachent ­mal­ les objectifs de pouvoir (la transformation de l’OTAN en gendarme international « crédible ») et la politique criminelle de « purification ethnique » de Slobodan Milosevic.

La domination déguisée

Le faux universalisme impérial prétend imposer à tous les peuples du monde, et notamment à ceux de la périphérie, sous couleur de « civilisation », la domination du mode de vie bourgeois/industriel moderne : la propriété privée, l’économie de marché, l’expansion économique illimitée, le productivisme, l’utilitarisme, l’individualisme possessif. En réaction à cette globalisation capitaliste, on assiste, dans beaucoup de régions du monde, à l’essor de mouvements « anti-occidentaux », nationalistes, intégristes, régressifs et antidémocratiques.
Il ne s’agit pas de choisir entre ces deux formes de l’inhumanité, mais d’opposer aux uns et aux autres une universalité humaine authentique, dont la valeur fondamentale est celle dont se réclamait déjà le jeune Marx : la libération des êtres humains de toutes les formes d’oppression, domination, aliénation et avilissement. Il s’agit d’une universalité utopique, contrairement aux pseudo-universalités idéologiques qui font l’apologie du statu quo occidental comme étant déjà l’universel humain achevé, la fin de l’histoire, l’esprit absolu réalisé. Seul un universel critique de ce type, orienté vers l’avenir émancipé, permet de dépasser les nationalismes bornés, les culturalismes étriqués, les ethnocentrismes. Cet universalisme authentique ne pourra s’accomplir que par l’action commune des victimes de l’ordre mondial capitaliste.
Ce qui manque dramatiquement aux classes subalternes, c’est un minimum de coordination internationale. Aujourd’hui, plus qu’en aucune autre époque du passé, les problèmes urgents de l’heure sont internationaux. Les défis que représentent la mondialisation capitaliste, le néolibéralisme, le jeu incontrôlé des marchés financiers, la monstrueuse dette et l’appauvrissement du tiers monde, la dégradation de l’environnement, la menace de crise écologique grave ­pour ne mentionner que quelques exemples­ exigent des solutions mondiales.
Or force est de constater que face à l’unification régionale ­l’Europe­ ou mondiale du grand capital, celle de ses adversaires marque le pas. Si au XIXe siècle, les secteurs les plus conscients du mouvement ouvrier, organisés dans les Internationales, étaient en avance sur la bourgeoisie, ils sont aujourd’hui dramatiquement en retard. Jamais la nécessité de l’association, de la coordination, de l’action commune internationale (du point de vue syndical, autour de revendications communes, du point de vue du combat pour le socialisme) n’a été aussi urgente ; et jamais elle n’a été aussi faible, fragile et précaire.
L’ennemi commun est facile à identifier : la mondialisation capitaliste, les marchés financiers, le grand capital transnational et ses institutions, le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, l’OCDE, le G7 ­ainsi que les politiques néolibérales et les traités libre-échangistes comme l’ALENA en Amérique du Nord, Maastricht-Amsterdam, l’AMI et ses clones. Ce sont eux les responsables de l’horreur économique : la croissance vertigineuse du chômage et de l’exclusion, les inégalités de plus en plus criantes, l’endettement des pays pauvres, le démantèlement des services publics et de la Sécurité sociale, le pillage et la contamination de l’environnement. Le besoin d’un réseau de réflexion et de lutte, d’une sorte d’« Internationale de la résistance » contre le nouvel ordre mondial, se fait sentir de plus en plus.
Des initiatives de coordination internationale se sont multiplié ces dernières années. Mentionnons, parmi beaucoup d’autres : le Forum pour une alternative économique, lancé à l’initiative de Samir Amin ; la Conférence des peuples contre le libre-échange et l’OMC, de Genève ; l’association internationale ATTAC, contre la spéculation sur les marchés financiers, créée notamment par Le Monde Diplomatique, et les rencontres de Saint-Denis en juin dernier ; le Comité pour l’abolition de la dette du tiers monde, de Bruxelles ; le réseau Espaces Marx international, constitué à la suite du 150e anniversaire du Manifeste communiste à Paris.

Nécessaire convergence

Les intellectuels critiques ont un rôle à jouer dans cette recherche. Dans son livre de 1993, Spectres de Marx, Jacques Derrida dénonçait le « nouvel ordre international » ­« jamais la violence, l’inégalité, l’exclusion, la famine et donc l’oppression économique n’ont affecté autant d’êtres humains, dans l’histoire de la terre et de l’humanité »­ et attirait l’attention sur le processus de gestation d’une résistance internationale. Plus récemment, Pierre Bourdieu, dans une conférence aux syndicalistes allemands de la DGB, lançait un appel à un « nouvel internationalisme, au niveau syndical, intellectuel et populaire », inspiré par la « volonté de rompre avec le fatalisme de la pensée néolibérale ». Le renouveau de l’internationalisme s’appuie tout d’abord sur les courants critiques du mouvement ouvrier et socialiste. Mais des nouvelles sensibilités internationalistes apparaissent aussi dans des mouvements sociaux à vocation planétaire, comme le féminisme et l’écologie, dans des mouvements antiracistes, dans la théologie de la libération. Un échantillon des représentants les plus actifs de ces différentes tendances, venu aussi bien du Nord que du Sud de la planète, de la gauche radicale ou des mouvements sociaux, s’est rassemblé, dans un esprit unitaire et fraternel, au sein de la Conférence intergalactique pour l’humanité et contre le néolibéralisme convoquée, dans les montagnes du Chiapas, au Mexique, en juillet 1996, par l’Armée zapatiste de libération nationale.
C’est de la convergence entre la rénovation de la tradition socialiste, anticapitaliste et anti-impérialiste, de l’internationalisme prolétarien ­inaugurée par Marx dans le Manifeste communiste­ et les aspirations universalistes, humanistes, libertaires, écologiques, féministes et démocratiques des nouveaux mouvements sociaux que pourra surgir l’internationalisme du XXIe siècle.

Source

Rouge, n° 1835, 8 juillet 1999.

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