L’invasion turque de 1974 à Chypre et l’occupation de la partie Nord de l’île, le déplacement forcé des Chypriotes-grecs du Nord au Sud de Chypre et des Chypriotes-turcs du Sud au Nord, la création d’une frontière intérieure entre les deux communautés principales de l’île ont marqué le dernier épisode d’un long processus de conflit nationaliste entre les Chypriotes-grecs et les Chypriotes-turcs [1]. Depuis 1974 l’île est divisée. La Turquie a instauré dans le Nord un protectorat, la « République turque de Chypre du Nord » (RTCN), un « État » reconnu seulement par la Turquie. La « République de Chypre », le seul État internationalement reconnu à Chypre, géré depuis 1963 uniquement par les Chypriotes-grecs suite au conflit intercommunautaire de l’époque et à la sortie des Chypriotes-turcs de toutes les institutions étatiques, a dû se contenter du contrôle territorial du Sud de l’île.
Après trente ans, le 24 avril dernier, la population chypriote a été appelée à décider par référendum sur l’unification de l’île de Chypre. Une large majorité de la communauté chypriote-grecque, 76 %, a voté contre le plan du secrétaire général de l’ONU, K. Annan. Les Chypriotes-turcs, au contraire, ont voté pour l’adoption du plan avec un pourcentage de 65 %. Comme l’adoption du plan présupposait deux majorités séparées, c’est-à-dire un vote positif dans le Sud chypriote-grec et dans le Nord chypriote-turc, le plan a été rejeté. Le « mur » coupant l’île en deux, au lieu de tomber, semble être renforcé davantage.
De premier abord, ce résultat paraît très paradoxal. Ce sont les Chypriotes-grecs qui ont rejeté le plan. Pourtant, ce plan adoptait un compromis entre les communautés de Chypre tout à fait compatible avec l’architecture de la solution du problème chypriote officiellement acceptée par les Chypriotes-grecs depuis longtemps et rejetée par les Chypriotes-turcs et par la Turquie jusqu’à très récemment. Les premiers revendiquaient une solution fédéraliste du problème acceptant le principe de l’égalité politique entre les deux communautés principales de l’île, alors que les Chypriotes-turcs revendiquaient la reconnaissance internationale de leur État illégal et la « Confédération chypriote de deux États indépendants ».
Le plan de Kofi Annan
Le plan Annan prévoit un État souverain « commun » avec une personnalité internationale unique et une seule nationalité. Les Chypriotes-grecs et les Chypriotes-turcs disposeraient également de leurs " États " locaux respectifs, appelés « États constitutifs ». Le plan adopte la philosophie suisse de représentation politique. Il prévoit une Chambre des représentants et un Sénat élus par les deux communautés principales de Chypre séparément. D’après le plan, les sièges de la Chambre des représentants sont distribués selon la proportion numérique des deux communautés. Ceux du Sénat sont distribués selon le principe de l’égalité politique des deux États constitutifs (la moitié des sièges est attribuée à l’État chypriote-turc). L’État commun est gouverné par un « Conseil présidentiel » composé de six membres avec droit de vote (et trois autres sans droit de vote) : quatre Chypriotes grecs et deux Chypriotes-turcs. Les décisions y sont prises par simple majorité, mais avec une restriction : la majorité requiert au moins un vote chypriote-turc.
Les modalités d’élection du Conseil présidentiel sont très importantes car elles favorisent les forces politiques « modérées » contre les forces nationalistes. Le Conseil est élu par le Sénat sur la base de listes électorales communes. Cela veut dire que l’élection ne peut s’effectuer sur une base nationale, car chaque liste comprend nécessairement quatre candidats chypriotes-grecs et deux chypriotes-turcs. L’élection requiert une majorité simple du Sénat devant cependant comprendre au moins 40 % des votes chypriotes-turcs et 40 % des votes chypriotes-grecs. Elle doit être approuvée par la Chambre des représentants. Ces modalités d’élection du Conseil présidentiel obligent à une collaboration étroite des partis chypriotes-grecs et chypriotes-turcs et ouvrent la voie à la création de partis communs. À long terme, elles conduisent à une réunification des espaces publics à Chypre.
Le plan rend aux Chypriotes-grecs une partie du territoire occupé en 1974, élargissant ainsi la zone chypriote-grecque. Cet élargissement permet le retour de plus de la moitié des réfugiés chypriotes-grecs (85 000 personnes selon les données de 1974) à leurs maisons sous gestion chypriote-grecque. Il permet aussi la réinstallation progressive (dans l’espace de 19 ans) de tous les autres réfugiés chypriotes-grecs (encore 75 000) dans le territoire chypriote-turc. Il existe cependant un plafond permanent : les citoyens chypriotes grecophones ne peuvent dépasser le tiers de la totalité des habitants ayant la nationalité chypriote dans l’État constitutif chypriote-turc. Selon une logique équivalente, les Chypriotes-turcs qui le désirent peuvent également s’installer dans la zone chypriote-grecque. Ce plafond ne vise pas à imposer de restrictions au droit de résidence proprement dit. Comme les Chypriotes-grecs, dont l’habitation principale officielle se situe dans le territoire de l’État constitutif chypriote-turc, exercent certains de leurs droits politiques dans cet État-ci (élection du parlement local, élections communales etc.), le plafond est mis pour que les Chypriotes-grecs, constituant presque 80 % de la population totale de Chypre, ne puissent pas dominer la vie politique « locale » des Chypriotes-turcs. Si donc il y a un plafond, celui-ci ne concerne pas le droit de résidence, car on peut toujours déclarer la résidence dans le Nord comme résidence secondaire, ce qui signifie pour la personne concernée qu’elle doit exercer tous ses droits politiques en tant qu’habitant de l’État constitutif chypriote-grec.
En ce qui concerne les « colons », c’est-à-dire les ressortissants de la Turquie installés dans la « RTNC », le plan définit certains critères (mariage avec un Chypriote, durée de leur séjour à Chypre, etc.) à partir desquels est accordé le droit de résidence à Chypre. On estime qu’environ la moitié des colons remplissent ces critères. Le retour de quelques milliers des colons en Turquie n’est pas seulement une revendication du gouvernement chypriote-grec, mais aussi de la gauche chypriote-turque, car un nombre trop élevé de colons pourrait compromettre la fonctionnalité de l’État commun et celle de l’État chypriote-turc.
La question des propriétés serait réglée par un système d’échange, d’indemnisation ou de retour de celles-ci aux propriétaires légaux. Les colons obligés de quitter Chypre seront également indemnisés.
En ce qui concerne la sécurité et les garanties internationales, le plan retient en gros la logique du traité de Zurich de 1960 qui inaugurait la République de Chypre après la libération et le départ des Britanniques. Il prévoit le retrait progressif des troupes turques et le désarmement total des deux communautés de Chypre, ainsi que le stationnement sur l’île d’une force armée grecque et d’une force armée turque comprenant chacune quelques centaines d’hommes. Ces forces peuvent se retirer totalement après un accord entre la Grèce, la Turquie et Chypre. En tous cas, le maintien des forces garantes (la Grèce, la Turquie et la Grande-Bretagne) n’a qu’une importance plutôt symbolique que réelle pour un pays membre de l’Union européenne (UE).
Le plan prévoit également un tribunal spécial composé de neuf juges : trois Chypriotes-turcs, trois Chypriotes-grecs et trois étrangers nommés par l’ONU pour leur premier mandat, par le Conseil présidentiel ensuite. Ce tribunal intervient en cas de dysfonctionnement constitutionnel pouvant conduire à un blocage du processus de prise de décisions au niveau de l’État commun.
La constitution (sauf quelques articles fondamentaux) de cet État fédératif peut être modifiée à tout moment par référendum se réalisant dans les deux États constitutifs qui votent séparément. Dans chaque État est requise une majorité simple.
En bref, le plan constitue une tentative sérieuse de définir un compromis juste entre les droits individuels des Chypriotes-grecs chassés de leurs villes en 1974 et le droit collectif des Chypriotes-turcs de vivre dans des conditions de sécurité et de participer aux institutions étatiques sans aucune discrimination due à leur origine ethnique. Il constitue un compromis fondé sur les ruines des politiques nationalistes des deux communautés. Au lieu de réussir à imposer leur revendication maximaliste du rattachement de Chypre à la Grèce, les Chypriotes-grecs sont confrontés depuis 1974 à 40 000 soldats turcs installés dans leur pays coupé en deux. Les Chypriotes-turcs ont pu imposer leur revendication maximaliste, la division de l’île, mais ils ont dû subir toutes les conséquences économiques de leur isolement international et toutes les conséquences politiques de la domination turque sur « leur » État illégal.
Nationalismes drapés d’oripeaux anti-impérialistes
S’agit-il d’un plan impérialiste devant être à tout prix rejeté comme le prétend le Parti communiste grec (PCG) et certaines organisations d’une gauche révolutionnaire dogmatique (et d’une extrême droite nationaliste) en Grèce ? Certainement pas. Le plan n’est ni impérialiste, ni anti-impérialiste. Il ne touche point à des questions sensibles comme le statut souverain des bases militaires britanniques à Chypre, mais il rend 50 % de leur territoire aux Chypriotes. L’impérialisme (américain et européen) peut vivre aussi bien avec une Chypre divisée qu’avec une Chypre unie. Si l’impérialisme préfère plutôt une solution définitive et rapide du problème chypriote, c’est parce que cette solution établira la stabilité dans la région sur des bases plus solides. L’éventualité d’un conflit gréco-turc sera écartée de manière durable. Depuis quand au juste les communistes considèrent-ils la paix entre les communautés ethniques et les nations comme une concession à l’impérialisme ?
Pourquoi le PCG est-il contre le plan ? D’abord, parce que le stalinisme, par culture politique et tradition, confond le nationalisme avec l’anti-impérialisme. « On ne donne pas assez aux Chypriotes-grecs », « On fait trop de concessions à l’impérialisme turc, soutenu par ses alliés anglo-américains » : voilà la logique. Celle-ci n’est d’ailleurs pas un monopole du PCG. La droite nationaliste et l’extrême droite chypriote-grecque argumentent sur la même base, comme d’ailleurs les formations politiques chypriotes-turques équivalentes. Ces dernières se limitent en fait à en changer le sens : le plan « fait trop de concessions aux Chypriotes-grecs qui ont le soutien de l’impérialisme européen et américain ». Cet « anti-impérialisme » n’est que le masque du nationalisme d’une certaine droite et d’une certaine gauche.
Néanmoins, le véritable responsable de l’échec récent des tentatives de solution du problème chypriote n’est ni le PC grec, ni la droite nationaliste chypriote-grecque, mais le Parti communiste chypriote-grec (PCCG) qui paye maintenant sa politique opportuniste lors des dernières élections présidentielles. Estimant que rien ne peut changer dans la politique étrangère turque avec l’élection de T. Erdogan et sous-estimant totalement le mouvement de masse des Chypriotes-turcs qui revendiquait une solution rapide du problème chypriote contre la politique officielle de leur régime ultra-nationaliste, le PCCG a sacrifié sa politique sur la question chypriote au profit d’une alliance honteuse pour gagner les élections. Le PCCG, le plus grand parti du Sud (plus de 34 %), qui avait toujours des positions modérées sur la question chypriote et qui travaillait pour le rapprochement des deux communautés, a collaboré avec le Parti Démocratique (PD) de T. Papadopoulos qui est l’actuel président de la République de Chypre. Le PD, un parti nationaliste de la droite chypriote-grecque, était pourtant bien connu pour ses revendications maximalistes en vue de la solution du problème chypriote, revendications que ni la Turquie, ni les Chypriotes-turcs ne pourraient jamais accepter. Depuis son élection, Papadopoulos n’a fait rien d’autre que de diffamer le plan Annan, de manière tantôt discrète, tantôt conspiratrice, tantôt ouverte. Comme le système politique à Chypre est un système présidentiel « pur », le président concentre des pouvoirs énormes, difficilement imaginables dans le cadre d’un système de démocratie parlementaire. Papadopoulos a utilisé ses pouvoirs institutionnels, comme aussi le pouvoir de l’argent qui ne lui manque point, pour contrôler les principales chaînes télévisées, comme aussi les principaux journaux (y compris celui du PCCG !). Il a pu pénétrer dans les autres partis, y compris dans le PCCG, dans lesquels il a maintenant des amis et des alliés.
Papadopoulos a pu créer un véritable paroxysme nationaliste, dont la première victime fut le PCCG qui a été conduit à adopter une position « paranoïaque » sur le plan Annan. Ce parti, tout en admettant officiellement que le « plan est globalement bon » et « doit être adopté », n’osant pas rompre avec Papadopoulos pour ne pas risquer sa scission, a appelé les Chypriotes-grecs à voter contre le plan. Voici comment on est arrivé à ce pourcentage-monstre de 76 % contre l’adoption du plan. Maintenant, le PCCG assure à ses membres qu’il va exiger bientôt un second référendum mais sans rompre avec le président. Pourtant, le président refuse catégoriquement de discuter même sur une telle éventualité, considérant le plan comme une catastrophe nationale. En réalité le PCCG est dans une impasse. S’il reste au gouvernement, il risque moins de se diviser lui-même dans l’immédiat (malgré le mécontentement manifeste de ses membres et des réactions très vives d’un nombre important de ses cadres), mais il risque de diviser le pays de manière permanente.
Bouleversement politique
En fait, ce référendum a bouleversé toute la vie politique à Chypre. Au Nord, le leader du plus grand parti de la gauche et un des leaders du mouvement de masse en faveur de l’adoption du plan, depuis quelques mois Premier ministre, cohabite avec un président ultra-nationaliste lié aux généraux turcs. Ce dernier cependant, abandonné par T. Erdogan est de plus en plus isolé et ne gouverne plus réellement le pays. Le grand parti de la droite chypriote-grecque, l’Alarme Démocratique (34 %), dont la direction a pris une position claire, favorable à l’adoption du plan, n’a convaincu que 40 % de sa base électorale. Son aile nationaliste est déjà sortie du parti et présentera une autre liste électorale aux élections européennes du 13 juin. Le parti socialiste (8 %), qui a pris une position ultra-nationaliste, a perdu son aile gauche qui se présentera aux élections européennes sur une liste de forces politiques diverses en faveur d’un second référendum pour la réunification du pays. Cette liste qui réunit des personnalités du centre, de la gauche socialiste et de la gauche radicale unira ses efforts à ceux de l’opposition de gauche dans le PCCG, afin que celui-ci abandonne le gouvernement nationaliste auquel il participe pour revendiquer un second référendum.
La liste « Chypre européenne » est notamment soutenue par trois forces politiques qui ont récemment collaboré dans le cadre de la lutte pour la réunification de Chypre à travers l’adoption du plan Annan :
- Le parti « Démocrates Unifiés », qui provient de l’unification d’une organisation issue du Parti communiste à la fin des années 1980 et du parti de G. Vassiliou. Ce dernier, soutenu par le Parti communiste, a gagné les élections en 1987 et fut président de la République chypriote. Les « Démocrates Unifiés » sont un petit parti (2 %) considéré comme se situant au centre ;
- « Le mouvement de renouvellement politique » qui est une formation social-démocrate en rupture avec le Parti socialiste officiel dont la politique est nationaliste ;
- Enfin, l’organisation « Socialistes pour la réunification ». Cette organisation nouvellement créée provient d’une unification de militants internationalistes issus du Parti socialiste et de militants de tradition trotskiste. Un de ses dirigeants fut vice-président et député du Parti socialiste.
La liste « Chypre européenne » s’est donné pour but de lutter contre le nationalisme chypriote-grec au paroxysme depuis quelques mois, de contribuer aux pressions politiques visant à faire rompre la direction du Parti communiste avec le gouvernement de Papadopoulos et, enfin, de maintenir les liens entre Chypriotes-turcs et Chypriotes-grecs. Le but commun des organisations soutenant la liste est la réunification de l’île. Cette liste espère dépasser les 5 % aux élections européennes, pouvant ainsi gagner un des six sièges chypriotes au Parlement européen.
L’avenir de Chypre n’est pas encore décidé. La réaction des États-Unis et de l’UE au « non » chypriote-grec est la reconnaissance indirecte (à la manière de Taiwan) progressive de la « RTNC ». Cela oblige les Chypriotes-grecs à reconsidérer leur vote au référendum du 24 avril pour éviter la division permanente de leur pays. Une réunification éventuelle de Chypre est d’une importance cruciale pour le mouvement social à Chypre car elle permet, sur la base d’un compromis des intérêts nationaux contradictoires, de créer les conditions de luttes communes pour la défense et l’élargissement des acquis sociaux et politiques. Elle est importante, car elle facilite le processus de l’amélioration des relations gréco-turques, ainsi que la perspective européenne de la Turquie [2] qui est la seule voie réaliste pour une démocratisation accélérée de ce pays.
Nicosie, 18 mai 2004.