À propos de Cronstadt

L’actualité du bolchevisme

, par TRÉPÈRE Galia

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Rouge avait publié, en mars dernier, un article de Léonce Aguirre sur Cronstadt, intitulé « Le mythe de la tragique nécessité ». Nous publions aujourd’hui un autre point de vue.

L’intérêt de débattre de la « tragique nécessité » de Cronstadt et de la politique menée par les bolcheviks dans les premières années de la Révolution russe est, à mes yeux, de rappeler, au-delà des drames, nos filiations et ce qui les justifie : le parti bolchevique a été le premier parti à appeler les masses à exercer elles-mêmes le pouvoir, il a été l’instrument de la seule révolution ouvrière victorieuse, et ceci dans un pays pauvre.
La question posée par Léonce Aguirre — « les choix faits après la Révolution n’ont-ils pas favorisé la victoire de la bureaucratie ? » — est mal posée. Comme si les combats sociaux dépendaient du libre arbitre de quelques hommes ! Quelle liberté de « choix » la situation créée par la guerre impérialiste, puis la guerre civile, dans le pays arriéré qu’était la Russie, laissait-elle aux bolcheviks ? Les « choix possibles » ne consistaient pas dans une alternative entre l’emploi de méthodes autoritaires et coercitives, et « favoriser de manière optimale (...) tout ce qui allait dans le sens du développement des structures d’auto-organisation, de la prise des décisions par le plus grand nombre, de l’extension de la démocratie ouvrière et du pluralisme, d’une alliance avec la paysannerie qui ne se fasse pas sous la contrainte des baïonnettes ». La lutte ne laisse pas toujours le choix. La seule alternative était assumer la responsabilité du pouvoir, ou bien s’en démettre et abandonner le sort de la révolution et les masses russes à la réaction.
Il ne s’agit pas de faire la théorie, dans un sens ou dans un autre, des événements passés, mais de les comprendre pour définir nos solidarités.

Rétablir les faits

« Le parti bolchevique a toujours été méfiant à l’égard des soviets, affirme Léonce Aguirre. Ce fut le cas lors de la révolution de 1905 mais aussi après février 1917, où le développement des soviets est largement indépendant, autonome de la politique des bolcheviks. » Certes, le parti bolchevique n’a pas créé les soviets, parce qu’aucun parti n’est capable de suppléer l’activité autonome des masses. Mais dès 1905, Lénine et Trotsky voyaient dans les soviets la forme du pouvoir des masses opprimées. En 1917, non seulement les militants bolcheviks ont joué, comme bien d’autres militants des autres partis ouvriers, un rôle déterminant dans l’apparition et le développement des soviets, mais le parti bolchevique a été le seul parti à lancer et à défendre le mot d’ordre : « tout le pouvoir aux soviets », et à armer politiquement la classe ouvrière pour l’aider à réaliser ce mot d’ordre, c’est-à-dire à prendre effectivement le pouvoir.
Lénine et Trotsky ne voyaient pas seulement dans les soviets une forme d’auto-organisation des masses, comme il en a existé dans toutes les révolutions ouvrières modernes, mais la forme de leur pouvoir, de la « dictature du prolétariat », de l’Etat-Commune, et les voies du dépérissement de celui-ci. Ce dont Lénine fit la théorie dans l’Etat et la Révolution, écrit avant même Octobre, pour définir le sens historique de la révolution, quel que soit ce que les rapports de forces réels permettraient aux masses russes de réaliser.
En Espagne en 1936, l’absence d’un tel parti fut une des causes de l’écrasement tragique de la révolution et de la victoire du franquisme. Les comités ouvriers et paysans étaient capables, localement, d’exproprier les grands propriétaires fonciers, de réquisitionner les usines, mais ils furent dans l’incapacité de se constituer en pouvoir centralisé, face au pouvoir de la bourgeoisie représenté par le gouvernement républicain, lui laissant les mains libres pour les étrangler.

Quelle logique était à l’oeuvre ?

Il est nécessaire également de rappeler ce qu’était la « situation militaire et économique de l’URSS », marquée comme le dit Aguirre par « l’isolement, le blocus économique et l’effondrement de l’économie, et l’offensive des armées blanches ». Il ne s’agit pas d’un simple « contexte historique », mais d’un combat se déroulant à l’échelle mondiale, où était en jeu, aux yeux mêmes de la bourgeoisie, son propre pouvoir. La jeune Révolution russe s’est heurtée, aux pires moments de la guerre civile, à des armées blanches soutenues par plus d’une dizaine de gouvernements impérialistes, sur 8000 km de front. Jamais les bolcheviks n’avaient envisagé que la Révolution russe puisse survivre, sans même parler de la possibilité du socialisme, sans le secours d’une révolution victorieuse à l’extérieur. La possibilité de celle-ci a réellement existé entre 1917 et 1920, elle a été écrasée ou étouffée par une puissante réaction à laquelle s’était ralliée toute la social-démocratie internationale.
C’est la logique de cette situation qui a contraint les bolcheviks à se substituer à la classe ouvrière, à procéder à des réquisitions forcées au-près des paysans, et à réprimer des révoltes comme celle de Cronstadt : la classe ouvrière, déjà extrêmement minoritaire, ses effectifs et son poids social réduits de moitié du fait de l’effondrement de l’économie, son énergie épuisée par la guerre civile et la lutte pour la survie dans un pays en proie à la famine, avait déserté les soviets.
Le régime de guerre civile, la coercition étatique, puis le renforcement de la petite bourgeoisie à la faveur de la NEP, ont joué un rôle déterminant dans la bureaucratisation de l’Etat et du parti. Réduits à ces extrémités par la férocité du combat, Lénine et Trotsky étaient conscients des dangers. Dès 1922, ils n’hésitèrent pas à engager ouvertement la lutte contre l’appareil même du parti, bureaucratisé.
Lorsque le parti bolchevique est devenu un défenseur conscient des intérêts de la bureaucratie, il n’était plus lui-même. Le bolchevisme était alors incarné par l’Opposition de gauche regroupée autour de Trotsky en 1923, dont nous nous réclamons encore.

Armer politiquement les travailleurs

Parlant de Lénine, de Trotsky et de leurs amis, Rosa Luxemburg disait dans sa brochure sur la Révolution russe : « Ils sont jusqu’ici encore les seuls qui puissent s’écrier avec Hutten : « J’ai osé ! » » C’est là ce qui est essentiel, ce qui est durable dans la politique des bolcheviks. En ce sens, il leur reste le mérite impérissable d’avoir, en conquérant le pouvoir et en posant pratiquement le problème de la réalisation du socialisme, montré l’exemple au prolétariat international, et fait faire un pas énorme dans la voie du règlement de comptes final entre le Capital et le Travail dans le monde entier. En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Et c’est dans ce sens que l’avenir appartient partout au « bolchevisme ».
Cette phrase garde son actualité au sens où le bolchevisme consiste en la volonté d’armer politiquement les travailleurs pour leur permettre de prendre et d’exercer eux-mêmes le pouvoir. Un objectif encore lointain pour ce qui est du renversement de l’Etat de la bourgeoisie, mais qui se pose à une échelle plus restreinte, dans les luttes ou la préparation de celles-ci : il s’agit d’armer politiquement les travailleurs pour qu’ils puissent combattre toutes les bureaucraties politiques et syndicales, déjouer leurs manoeuvres, et se donner les moyens de contrôler leurs luttes en créant leurs propres organisations, telles que les comités de grève ou toute autre forme d’organisation autonome de la classe des salariés.

P.-S.

Rouge, n° 1921, 3 mai 2001.

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