Justice, quelle réforme ?

, par COMTE Antoine

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Antoine Comte est avocat pénaliste. Ancien membre du comité central de la Ligue des droits de l’Homme, il est l’auteur de La Défaite : la gauche, la raison d’Etat contre le citoyen (Austral, 1995), où il trace le bilan de la politique judiciaire de la gauche depuis 1981. Connu pour avoir défendu toute une série de causes militantes, il a, à de nombreuses reprises, plaidé pour Rouge.

Que va changer, pour les justiciables, la loi adoptée en février sur la présomption d’innocence ?

A. Comte — Il faut voir que ce qui apparaît aujourd’hui de la justice, c’est peut-être 1% de la réalité. La réalité judiciaire massive, ce sont les garçons, les filles qui se font « ramasser » sur des critères souvent assez arbitraires ; des gens qui n’ont pas d’avocat, qui n’en connaissent pas ; des juridictions composées de magistrats qui ont quarante affaires à régler dans une après-midi... C’est cela, la justice quotidienne, pour laquelle pas grand-chose n’est fait. Et les aspects principaux de la loi, à deux exceptions, ne concernent pas cette justice de tous les jours.
On parle de présomption d’innocence, de rôle du juge d’instruction, de dichotomie entre juge d’instruction et juge de la détention ; mais cela ne concerne pas cette justice-là. Ce qui la concerne, indubitablement, c’est la présence de l’avocat dès la première heure de la garde à vue, qui est effectivement très importante ; encore faut-il que l’avocat ait connaissance du dossier... Ce pourrait être aussi les enregistrements sonores de la garde à vue. Mais personnellement, je suis partisan d’une vidéosurveillance totale de la garde à vue. D’après ce qu’on a pu lire, l’enregistrement se ferait au moment où le procès-verbal est établi ; or les interrogatoires ont lieu avant... Enregistrer simplement le procès-verbal ne me semble pas la meilleure des solutions. La vidéosurveillance, pratiquée dans d’autres pays, a donné d’assez bons résultats : on arrive, par ce système, à contrôler l’ensemble de la garde à vue. Pour la « petite » justice massive, la façon dont les gens sont amenés à faire des aveux, à reconnaître éventuellement les faits, est essentielle.
Ensuite se pose le problème des procédures d’urgence par lesquelles les prévenus sont jugés. Ce qu’on appelait jadis les flagrants délits, aujourd’hui la comparution immédiate, pose la question d’une justice sereine, se donnant les moyens de l’être, faisant éventuellement des expertises. Mais cet aspect échappe aux grands projets de réforme.

Que serait alors une réforme progressiste de la justice ?

A. Comte — D’abord, une telle réforme établirait une véritable égalité entre la défense et l’accusation. Cela passe d’abord par la sécurité judiciaire. Dans le passé, le fait qu’il y ait une politique pénale définie par les pouvoirs publics, discutée par le Parlement, mettait un frein à l’arbitraire. Aujourd’hui, si on laisse les parquets dans l’indépendance, même relative (puisqu’il y a des sanctions), avec l’opportunité des poursuites, c’est l’arbitraire qui domine. Très concrètement, on voit par exemple, dans un certain tribunal du Nord, un livre poursuivi pour présentation favorable des stupéfiants, alors que ce livre a deux ans d’existence, qu’il est au dépôt légal et qu’il est vendu dans toute la France... La question de la sécurité judiciaire est un critère systématiquement repris par la Cour européenne des droits de l’Homme : les citoyens doivent savoir ce que telle action signifie en termes judiciaires. Une réforme progressiste passe par cela, et par une véritable connaissance pour les citoyens de ce qui peut être fait, sans marge d’appréciation. Il faut que les choses soient claires.
Une telle réforme signifierait aussi, de mon point de vue, de mettre un terme au pouvoir de la police pendant la garde à vue. Que les policiers fassent des investigations, des perquisitions, des interrogatoires, je le comprends — encore qu’on puisse envisager un autre système. Mais je ne vois pas pourquoi, dès l’arrestation, la police serait maître du corps de la personne arrêtée. Si l’on veut que cette personne soit retenue quelque part, qu’elle le soit dans un lieu indépendant de la police. Cela me semble essentiel, quoique très peu consensuel...
L’égalité entre l’accusation et la défense signifie aussi le développement des moyens scientifiques. On découvre aujourd’hui aux Etats-Unis, par l’analyse d’ADN, que des condamnés à mort ne sont pas coupables des faits qu’on leur reproche... Il faut généraliser les moyens scientifiques, et faire en sorte que des laboratoires indépendants puissent travailler à la demande de la défense, à des prix abordables.
Quant à la très petite délinquance, les avocats doivent non seulement être présents dès la première heure de la garde à vue, mais également avoir accès au dossier avant la comparution, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Ils doivent être informés des charges qui ont été retenues. Et il faut leur donner les moyens d’être présents : le financement de la défense devrait être assuré par les pouvoirs publics, pour que chaque personne arrêtée puisse avoir accès à un vrai défenseur.
Surtout, il faut que les citoyens entrent dans la justice. Elle doit être « leur chose », pas uniquement celle des professionnels. La justice doit être la plus populaire possible. Aujourd’hui, on tourne le dos à cela. On envisage enfin de mettre en place une procédure d’appel des verdicts d’assises... Mais pourquoi ne pas créer, par exemple, des commissions réunissant les justiciables et les administrations pour régler certains problèmes ? On se plaint régulièrement des violences policières, la police se plaint des violences des jeunes : si ces questions étaient soumises à des commissions, ayant le pouvoir de faire éventuellement des poursuites, un dialogue, au moins, pourrait s’établir entre usagers de la justice et administration. Cela ouvre évidemment un vaste chantier. On est loin du débat abstrait sur « l’indépendance de la justice ».
Je crois, pour aller à l’essentiel, que la justice est totalement impliquée dans les querelles sociales, et qu’elle fonctionne plus ou moins bien selon sa capacité à se positionner dans ces querelles. Les lois ne sont pas toutes bonnes ; certaines sont extrêmement répressives et devraient être supprimées, d’autres offrent une protection au citoyen. C’est un combat permanent entre le progressiste et le régressif. Il faut être conscient que la lutte passe aussi par les tribunaux.

P.-S.

Propos recueillis par Marine Gérard.

Source

Rouge, n° 1866, 9 mars 2000.

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