Rétroviseur

Janvier 1933 : le cauchemar

, par KRIVINE Jean-Michel

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Il y a 70 ans, Hitler devenait chef du gouvernement, sans que le mouvement ouvrier allemand ne parvienne à construire l’unité contre lui.

Certains événements, dont les répercussions vont véritablement bouleverser la vie d’une nation et de l’Humanité, peuvent se dérouler dans une indifférence quasi générale. Seule une infime minorité a lancé un cri d’alarme lorsque le 30 janvier 1933, le président allemand Hindenburg, agissant dans le cadre de la constitution, confia la chancellerie (le gouvernement) à un certain Adolphe Hitler.
La journée se passa comme à l’ordinaire et seuls les journaux commentaient cet événement peu inquiétant puisque, outre le chancelier, le nouveau gouvernement ne comprenait que deux nazis, Frick et Goering. L’opinion générale était que la droite bourgeoise traditionnelle avait réussi à « mettre les nazis dans leurs poches ». Il fallut moins de six mois à Hitler pour établir la dictature de son gouvernement et de son parti.
Hitler avait fait ses débuts en politique en 1919, à Munich, où il rejoignit le Parti ouvrier allemand, qui allait devenir le Parti ouvrier national-socialiste allemand (NSDAP). Son célèbre programme de février 1920 comportait plusieurs paragraphes que ne renieraient pas plusieurs formations politiques contemporaines :
« 5) Celui qui n’est pas citoyen ne peut vivre en Allemagne qu’à titre d’hôte et doit être soumis à la juridiction qui régit les étrangers ;
6) Seul le citoyen a le droit de décider de la conduite des affaires de l’Etat et de légiférer ;
7) [...] Quand il n’est pas possible de nourrir l’ensemble de la population, les ressortissants des autres nations (non-citoyens) doivent être expulsés du Reich. »

La marche vers le pouvoir

Dès 1920 les nazis avaient créé leur propre service d’ordre, les SA (Sturmabteilungen — sections d’assaut). En novembre 1923, Hitler et les siens tentèrent un putsch contre la République de Weimar (République démocratique bourgeoise dirigée par les sociaux-démocrates après la défaite de l’Allemagne en 1918). Ce fut un échec total et ils se retrouvèrent en prison. C’est là qu’Hitler rédigea Mein Kampf et c’est à partir de cet échec qu’il aboutit à la conclusion qu’il arriverait au pouvoir par la voie légale, en s’appuyant sur l’armée.
Jusqu’en 1930, le mouvement national-socialiste demeurera une petite troupe déchirée par les luttes intestines. C’est la grande crise économique de 1929-1930 qui lui permettra de prendre son essor, de s’étendre à toute l’Allemagne, et surtout d’avoir le soutien financier de l’industrie lourde. Avec les millions de chômeurs, la ruine de la petite-bourgeoisie et la passivité des organisations ouvrières traditionnelles, la popularité des nazis s’accrût dès lors de façon rapide : aux élections de septembre 1930, leur parti devenait le deuxième d’Allemagne (après les sociaux-démocrates) avec plus de six millions de voix.
Le grand capital déversa des millions de marks pour permettre aux nazis de récupérer cette masse de chômeurs, de commerçants, de jeunes tombés dans la misère et sans espoir. Deux ans plus tard, aux élections du Reichstag (le Parlement) du 31 juillet 1932, les nazis devenaient le premier parti allemand en doublant leurs voix. Hitler était désigné chancelier le plus légalement du monde.
Il ne lui fallut que six mois pour écraser ses adversaires et établir sa dictature sur un Reich unifié et défédéralisé. Le 27 février, l’incendie du Reichstag, attribué aux communistes, donna le signal de la terreur organisée et créa un climat particulier pour les dernières élections « démocratiques », celles du 5 mars. Les nazis obtenaient dix-sept millions de voix mais cela ne représentait que 44 % du total. Le 23 mars le Reichstag accordait les pleins pouvoirs au gouvernement, jusqu’à celui d’abroger la Constitution... Une semaine plus tard commençait le boycott des magasins juifs, l’interdiction des syndicats et des partis ouvriers, l’arrestation des adversaires du régime, communistes, socialistes, Juifs, internés dans des camps de concentration gardés par les SA.

Comment expliquer que le prolétariat le plus concentré et le mieux organisé d’Europe n’ait opposé aucune résistance à la prise « légale » du pouvoir par Hitler ?
Sur la capitulation des sociaux-démocrates, il est inutile de s’étendre : ce parti avait participé au pouvoir jusqu’en 1930, c’était lui qui avait écrasé la révolution allemande de 1918-1919 et fait assassiner Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. La société bourgeoise lui convenait et il était incapable de prévoir ce qu’allait faire de lui le triomphe nazi. En revanche, sur le comportement des communistes, il y a beaucoup à dire, car le Parti communiste allemand (KPD) s’était constitué en 1919, en opposition à une social-démocratie capitularde. Il pouvait encore entraîner des millions d’ouvriers en 1933 et il est certain qu’avec une autre politique il aurait pu transformer la situation. Or, la politique qu’il défendait, véritablement effrayante, n’avait pas été élaborée pas sa direction : ce n’était que l’application des décisions de l’Internationale communiste (donc de Staline). Celle-ci avait décrété, en 1928, qu’on était entré dans une période (la « troisième période ») de luttes révolutionnaires et qu’il fallait avant tout combattre les sociaux-démocrates qui n’étaient que des « sociaux-fascistes ».
C’est sur cette question qu’on peut lire les textes de Trotsky les plus prophétiques écrits entre 1930 et 1933. En effet, il ne s’agit pas de la très répandue lucidité d’après coup : c’est dès septembre 1930, après la percée électorale nazie, que Trotsky explique que « si le PC est le parti de l’espoir révolutionnaire, le fascisme en tant que mouvement de masse est le parti du désespoir contre-révolutionnaire ». La seule tactique juste doit être placée sous le signe de la défensive et consister en un Front unique des organisations ouvrières contre la menace fasciste. Alors que les communistes allemands clamaient que « l’arbre national-socialiste ne doit pas cacher la forêt sociale-démocrate » et qu’après Hitler ce serait le dirigeant communiste Thaelmann qui dirigerait, Trotsky s’exprimait ainsi dans sa Lettre à un ouvrier communiste allemand, rédigée en décembre 1931 : « Ouvriers communistes, vous êtes des centaines de milliers, des millions, vous n’avez nulle part où aller, il n’y aura pas assez de passeports pour vous. Si le fascisme arrive au pouvoir, il passera comme un tank effroyable, sur vos crânes et vos échines. Le salut se trouve uniquement dans une lutte sans merci. Seul le rapprochement dans la lutte avec les ouvriers sociaux-démocrates peut apporter la victoire. Dépêchez-vous, ouvriers communistes, car il vous reste peu de temps. »
Les conditions de la victoire nazie devaient amener Trotsky à ne plus compter sur un redressement des partis communistes et de l’Internationale communiste. Il devait prophétiser en mars 1933 : « Le prolétariat allemand se relèvera, le stalinisme jamais. »
On ne saurait mieux dire...

P.-S.

Rouge, n° 2002, 30 janvier 2003.

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