Impérialisme et internationalisme

, par ANASTASSIADIS Tassos

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  • Exposé (“educational”) au 26e camping des jeunes de la QI à Thesprotia en Grèce.

La question de l’impérialisme est une question qui nous interpelle sous diverses formes pratiques, selon les situations et selon les particularités nationales et locales. Expansions économiques, guerres et invasions militaires, mais aussi conflits d’intérêt entre pays capitalistes. Et d’un autre côté, face à des pratiques proprement capitalistes et face a des politiques des États impérialistes, des réactions de résistance, des luttes et des guerres d’indépendance nationale, parfois des réactions de replis identitaire, culturel, même religieux. C’est des situations de grande actualité, répétés, depuis le début du capitalisme en fait.

Mais nous voyons aussi bien, nous sentons même pragmatiquement, que la réponse n’est pas toujours facile, ou claire. Bien sûr, nous avons un axe, général, qui remonte peut-être à la grande révolution française, et même plus loin : c’est la reconnaissance du fait que les problèmes de l’humanité et les problèmes de la planète ne sont de plus en plus des questions gérable sinon soluble qu’à un niveau international et même universel. C’est ce qu’on appelle internationalisme, comme position de principe, non pas simplement donc comme solidarité morale et pratique, mais aussi comme principe de solution. Or, ceci non plus ne nous aide pas toujours, dans la mesure où il nous fournit une orientation générale, mais n’épuise pas la complexité des problèmes liés [1].

Mais c’est des questions aussi qu’on retrouve tout au long du 20e siècle, avec le moment fondateur qu’a été la capitulation honteuse des partis socialistes lors de l’éclatement de la première guerre mondiale, quand toutes les déclarations contre la guerre qui venait ont été jetées en un jour pour que chacun se range derrière sa propre bourgeoisie.

Le débat classique

Il faut donc essayer de mettre un peu d’ordre dans tout cela, pour comprendre dans sa totalité le phénomène. Et en fait, c’est une discussion et une recherche qui a été entreprise précisément dans une période qui ressemble beaucoup à notre époque. À la fin de 19e siècle, ce qui a été appelé « la belle époque », on a connu une première « mondialisation », comme on l’appelle aujourd’hui, c’est-à-dire un grand mouvement d’exportation des capitaux et des marchandises, qui a débouché sur la première grande guerre mondiale.

Les théoriciens de l’époque, surtout la gauche de la social-démocratie, se sont interrogés sur les tendances profondes du capitalisme et notamment sur son aspect « expansionniste », économiquement et politiquement. Ce caractère a été appelé « impérialisme », en référence à l’imperium latin d’autrefois. Mais au delà de son aspect évident, c’est-à-dire l’expansion économique au delà des frontières et la dynamique de confrontation, jusqu’et y compris militaire, entre les divers capitaux nationaux, le problème pour nous c’était comment contrer une dynamique qui menait à la guerre et à la barbarie et donc comprendre ses ressorts et ses bases objectives.

Une première approche partait de la dynamique économique, observée et bien vérifiée, qui menait à une sorte de concentration du capital et à la formation des grands monopoles, des cartels ou des trusts comme on disait à l’époque. Ce mouvement de concentration du capital, selon des mécanismes économiques bien analysés par Marx, sous la catégorie de l’accumulation du capital qui se concentre et se centralise nécessairement sous l’impulsion de la concurrence, est un trait réel et marqué de la belle époque. En partant de la recherche des rentes spéciales et des surprofits, il se combine, par ailleurs, aussi avec une imbrication avec l’appareil de l’État national qui devrait assurer la permanence des trois conditions matérielles de la production toujours accrue :
— Primo, une production accrue demande des matières premières accrues et celles-ci ne dépendent pas de la volonté subjective des capitalistes mais de la richesse de la terre et, pour beaucoup de vieux pays capitalistes, surtout en Europe, il y a certaines matières premières qui manquent et qu’il faut rechercher ailleurs -pensons seulement au pétrole actuellement, mais qui était déjà introduit à la machine économique.
— Secondo, une production accrue demande aussi des débouchés accrus et il n’est pas sûr que la société capitaliste, qui restreint par définition les salaires et, donc, la consommation des masses puisse créer tous ses débouchés nécessaires. En tout cas c’est une question qui a été débattue sur laquelle on va revenir, mais il faut tout de suite dire qu’à l’époque c’était bien un des aspects de l’internationalisation, avec le commerce extérieur accru et avec un taux de salarisation au sein des grands pays capitalistes qui n’avait pas encore englobé la grande majorité de la population.
— Tercio, le capital, surtout le grand, pouvait, de toute évidence, chercher des profits agrandis dans les pays pauvres, surtout les colonies de l’époque, là où les salaires et les conditions de travail étaient précisément coloniaux !

Selon les moments et selon les pays, on peut voir que l’un ou l’autre de ces aspects prend le dessus, mais tous les trois s’inscrivent dans cette même dynamique d’expansion. D’ailleurs c’est une dynamique surtout nationale, dans le sens où chaque capital cherche le soutient de son propre État contre les autres capitaux nationaux.

Lénine

Mais il n’y a pas que cet aspect, à savoir la concentration du capital qui, formant des groupes puissants, impose à son propre État d’assurer les conditions extérieures de sa reproduction, en matières premières, en force de travail à surexploiter ou comme débouché pour ses marchandises. Il y a un autre trait marquant de cette première période de « mondialisation » et qui est très actuel aussi ! C’est ce que Hilferding, un marxiste social-démocrate autrichien, a théorisé sous le concept de capital financier dans son livre avec le même titre [2], et qui consiste à une tendance à la fusion — comme il dit — entre le capital industriel et le capital bancaire. C’est ce capital financier qui prend le dessus et c’est de ce capital surtout que part le mouvement d’internationalisation, comme l’exportation des capitaux. Lénine, le chef des bolcheviques, qui a repris beaucoup de ces remarques et analyses sur le fonctionnement du capitalisme de l’époque et ses tendances, voit dans ces mouvements de concentration et de financiarisation du capital les bases de l’impérialisme.

Et on ne peut pas s’empêcher de remarquer que notre époque aussi se caractérise par des mouvements analogues. On sait, et il n’y a plus que nous (jusqu’au directoire collectif du G20 l’a déclaré au mois d’avril), que le poids de la finance dans le capitalisme d’aujourd’hui est une des expressions de sa crise actuelle. Mais aussi le concept de la « fusion » entre capital industriel et bancaire ou financier trouve une application dans le monde d’aujourd’hui jusqu’au ridicule : je donne simplement l’exemple de cette société allemande qui produit des voitures de sport et de luxe, Porsche. L’année dernière, cette entreprise qui produit bien des marchandises et est donc bien un capital industriel, quoi qu’on pense de ses bolides polluants, avait déclaré un chiffre d’affaires de 6 milliards d’euros. Chiffre d’affaires cela veut dire l’ensemble de ses recettes que lui a fournit la vente de ses produits. Or, pour la même période et pour un chiffre d’affaires donc de 6 milliards d’euros, l’entreprise a réalisé un profit presque double, de 11 milliards d’euros ! Il ne faut pas être spécialiste pour comprendre que l’entreprise en question est marginalement seulement « industrielle » : l’essentiel de ses profits viennent de ses soit disant « investissements », à savoir de ses participations à d’autres entreprises et à des titres divers de spéculation financière. C’est un exemple un peu grossier de fusion du capital industriel et financier, mais la tendance est bien là.

C’est une tendance qui au fond cristallise la tendance à l’autonomisation du capital de ses bases matérielles : la magie du profit sorti de nulle part, le profit bancaire, l’argent qui pond de l’argent c’est le rêve de tout capitaliste. La production matérielle est tout au plus un mal nécessaire et le capital financier, en tant que fusion avec le capital industriel, exprime ce rêve mais en même temps organise pratiquement l’expansion du capital au delà de toute frontière : frontière de production, mais aussi frontière nationale.

Le capital financier c’était déjà à l’époque de Lénine une arme ou un mécanisme d’exportation du capital, d’exportation de ses rapports de production et donc aussi et, en tant que tel, il formait une des base d’explication de l’impérialisme. C’est en gros le premier élément de la théorie léniniste de l’impérialisme. Mais c’est peut-être le moins important : le plus important pour Lénine était de pouvoir faire une appréciation de la période, surtout de la période qui s’ouvre avec la guerre mondiale, la première.

Ce conflit guerrier n’était pas du tout un conflit entre des « bons » et des « méchants », parce qu’au fond c’était une concurrence entre capitalistes des divers pays pour le partage du monde. Chacun des pays belligérants pouvait évoquer différents prétextes pour sa propre guerre et parfois ces prétextes en soi pouvait se parer d’une certaine cohérence. Mais l’essentiel c’était de dégager le caractère impérialiste de la guerre, impérialiste de la part de toutes les parties. Et deuxièmement de situer le moment historique dans ses possibles issues : si le capitalisme, poussé par sa logique même, arrive à cette boucherie mondiale, aucune issue ne peut prétendre à une solution durable, sans avoir abattu le capitalisme même.

Il y a donc dans l’analyse de Lénine sur l’impérialisme deux aspects vitaux :
— tout d’abord l’impérialisme n’est pas une excroissance du capitalisme mais il est profondément lié à son fonctionnement actuel. En ce sens, l’impérialisme n’est qu’un « stade » du capitalisme, il est le capitalisme actuel, c’est le capitalisme en mouvement – et en guerre !
— Secondo, ce n’est pas n’importe quel « stade », provisoire pour ainsi dire, qui pourrait être dépassé ou « résolu » au profit d’un autre qu’on pourrait espérer comme plus paisible ! C’est le stade dernier, « ultime », comme dit le titre de sa brochure sur l’impérialisme [3].

Stade dernier du capitalisme, l’impérialisme peut avoir deux interprétations, les deux étant présentes chez Lénine : la première, essentielle, c’est que le capitalisme ne peut plus, dés lors, ne pas être impérialiste. Les limites du capital ne sont plus simplement les contradictions telles que les a analysées Marx, mais en plus il est condamné à créer et à reproduire un antagonisme entre capitaux nationaux pour les sphères d’influence, pour le partage des marchés, pour les matières premières. Cet antagonisme est indépassable et, dans la mesure où la terre entière est pénétrée par le capital, il va produire nécessairement des conflits, y compris guerriers, entre capitaux nationaux, et aussi des guerres d’oppression contre les peuples coloniaux à l’époque et en général sous-développés ou dépendants.

La deuxième lecture de Lénine du stade dernier se rapporte à l’analyse de la crise capitaliste, la crise qui avait conduit à la guerre mondiale. Lénine n’est pas catastrophiste : cela veut dire qu’il ne voit pas l’abolition du capitalisme comme étant un produit plus ou moins automatique des catastrophes qu’il produit nécessairement. Mais il est aussi assez clair pour lui que la crise du capitalisme est très profonde et qu’il ne pourra pas en sortir avec des bricolages : d’où l’analyse de la période comme étant aussi une période des guerres et des révolutions – pronostic d’ailleurs assez bien vérifié. Il ne s’agit pas ici de refaire l’histoire du 20e siècle, mais de repérer simplement les éléments de l’analyse, dont un a trait à l’analyse de la période. Quelques formulations de Lénine – et de Trotski – se rapportent précisément à cet aspect, qu’ils partageaient d’ailleurs avec tous les courants et les théoriciens révolutionnaires de l’époque.

Rosa

C’est le cas aussi de Rosa Luxemburg, qui fait une théorie un peu différente de l’impérialisme. Sans entrer dans les détails de son livre [4] très élaboré sur l’Accumulation du capital, on pourrait présenter son originalité par sa tentative de repérer la dynamique impérialiste au sein même de la reproduction du capital. En partant des analyses de Marx et de ses schémas de reproduction sociale, elle trouve ces analyses insuffisantes.

En effet, Marx s’était posé la question inverse : « comment est-il possible que le capitalisme arrive à fonctionner, étant donné que les décisions importantes sont prises de façon privée sans coordination et sans que la production ait des débouchés assurés d’avance ». Ce qu’il montre est, donc, qu’un tel fonctionnement est possible en général pourvu que certaines proportions ou proportionnalités soient respectées, entre par exemple la masse des produits de consommation et la masse des machines ou des matières premières produites, etc.

Rosa en analysant ces schémas de Marx conteste la possibilité d’un fonctionnement quelque peu harmonieux du capitalisme dès le départ. Notamment, elle constate que dès qu’on abandonne la fiction d’une reproduction « simple », à savoir à l’identique, et dès qu’on veut étudier la reproduction dite « élargie », à savoir avec une vraie accumulation du capital, qui est sa vrai nature, théoriquement et empiriquement, alors les conditions qu’avait repérées Marx ne suffisent plus. Le point essentiel pour Rosa semble être un problème des débouchés, c’est-à-dire des marchandises invendues. Ceci provient du fait que l’accumulation du capital, dans des conditions de profitabilité maintenue, conduit inévitablement à la production des produits de consommation qui ne peuvent pas être vendus aux ouvriers, parce que les salaires qu’ils touchent sont trop restreints par rapport à la valeur de la production nouvelle accrue.

Rosa ne pense pas que toute accumulation est impossible. Tout au contraire. Mais elle y voit une nouvelle source des contradictions du capitalisme, que Marx aurait sous-estimées. La difficulté de vendre les marchandises, la surproduction, n’est pas une situation constante, car le système bancaire, le système de crédit, peut renvoyer la contradiction à plus tard et il le fait. Mais à la longue, observe Rosa, il s’agit d’une fuite en avant, d’une « solution » provisoire qui va réapparaitre encore plus intensément à la période suivante ! La conséquence de cette impossibilité à la longue de réaliser toute la plus-value accrue, selon Rosa, signifie que l’expansionnisme est un trait profond du capitalisme depuis son début.

Ce n’est pas un simple « stade », dernier, du capitalisme, car depuis le début il cherche à étendre la sphère de sa réalisation au delà de sa propre sphère. Les « tierces personnes » comme elle dit, c’est-à- dire des classes sociales qui ne sont ni capitalistes ni ouvriers, sont nécessaires pour écouler toute la production accrue par l’accumulation et l’élargissement du capital.

— Ces « tierces personnes » sont bien sûr toutes les classes sociales à l’intérieur d’un pays qui ne sont pas encore incluses dans le circuit capitaliste, comme les petits paysans et les villageois isolés des campagnes. Mais ceci ne suffit pas, car le développement capitaliste conduit vite à la « capitalisation » de toute la société, c’est-à-dire à l’envahissement des rapports capitalistes dans toutes les sphères de la société. Et, en s’absorbant par les rapports capitalistes, les « tierces personnes » en tant que telles disparaissent, s’épuisent : c’est une évolution bien constatée, tout au long du 20e siècle, qui a conduit à des niveaux de salarisation, pourcentage des salariés au sein de la population totale, qui fait que pratiquement la majorité écrasante de la population est salariée.
— Les « tierces personnes » sont à chercher donc, selon Rosa, et dès le départ à l’extérieur, dans d’autres pays et continents. Et cet expansionnisme foncier du capital serait en mesure de fournir la logique d’ensemble qui débouche sur des guerres, ce qui est l’impérialisme.

Traits essentiels de l’impérialisme

Il y a eu beaucoup des discussions autours de ces deux grandes théories classiques de l’impérialisme. On ne peut pas résumer ici tous les enjeux ou les aboutissements des positions respectives. Mais on peut noter l’essentiel, qui en partie se rejoigne.

1.

Pour les deux grandes figures du marxisme aux débuts du 20e siècle, Lénine et Rosa, l’impérialisme n’est pas une excroissance momentanée, une déformation, une défiguration d’un capitalisme qui serait quant à l’essentiel bon, progressiste ou même civilisateur. N’oublions pas qu’un des arguments de la droite de la social-démocratie de l’époque pour justifier le maintien des colonies de leurs bourgeoisies respectives c’était l’apport de la civilisation au sein des peuples encore barbares ! Argument qu’on retrouve encore aujourd’hui, sous des versions peut être plus subtiles et élaborées, mais qui reste au fond le même : des pays barbares qui attendent leur libération par les armées impérialistes, qui vont apporter la « démocratie » ou les « droits humains », etc.

2.

Secondo, l’impérialisme non seulement il n’est pas une simple excroissance du capitalisme, mais il trouve sa racine réelle dans l’essence de son fonctionnement. Ce n’est pas une simple politique, ce n’est pas une conspiration, c’est un trait interne de tout capital, de toute bourgeoisie authentique, même petite [5]

3.

Troisièmement, comme le montre le dernier exemple, l’impérialisme est bien un trait de la structure mondiale, mais ce n’est pas du tout un principe d’homogénéisation ou d’apaisement. C’est à l’inverse une structure hiérarchisée, avec des grandes et des petites puissances qui sont forcément en antagonisme constant et parfois en guerre. La source de cette situation, la racine matérielle c’est l’expansion du capital ou des différents capitaux qui s’affrontent sur le terrain mondial. Dans la mesure d’ailleurs où tous les éléments de la reproduction capitaliste se dégradent, les marchés se rétrécissent, la profitabilité se réduit, etc., c’est-à-dire dans des situations de crises – comme actuellement –, les antagonismes sont condamnés à s’intensifier.

Tant Lénine que Rosa avaient bien lié l’analyse de l’impérialisme avec la situation de crise et, au-delà des différences de l’analyse (et sans entrer dans les hauts et les bas de l’évolution mondiale de ce dernier siècle), on voit bien que l’impérialisme, en tant que système hiérarchisé d’appropriation privée des richesses, reproduit la crise à un niveau encore plus grand. Il suffit de voir l’épuisement programmé des stocks d’énergie (comme le pétrole) ou même des terres cultivables au niveau de la planète. C’est une discussion très actuelle sur les questions dites écologiques, mais on veut ici noter simplement le rapport entre la crise des systèmes naturels et la façon impérialiste et, donc, privée, de les « gérer ».

4.

Quatrièmement, et c’est le trait dérivé des autres, c’est la traduction de l’impérialisme au niveau proprement politique. Car l’impérialisme n’est surement pas seulement une pénétration économique, mais aussi une expansion avec l’aide des moyens politiques et militaires. Souvent d’ailleurs, comme c’est l’aspect le plus visible et le plus violent, c’est aussi l’aspect qui domine beaucoup d’analyses. Mais il faut bien comprendre que ces moyens politiques et militaires, aussi violents qu’ils soient, et encore aussi autonomisés qu’ils puissent parfois être (une guerre par exemple elle a aussi sa propre logique), partent toujours des intérêts bien matériels.

Et ces intérêts sont organisés selon un axe toujours national : à un moment, au début du siècle dernier, il y avait l’hypothèse d’un capital qui s’internationalisant se serait débarrassé de son propre État national. Mais une telle perspective ne s’est pas vérifiée. À l’inverse, on constate que même maintenant, après deux décennies de mondialisation et de construction d’alliances entre capitaux nationaux, notamment en Europe, les capitaux continuent d’avoir une base bien nationale. En dehors de quelques cas exceptionnels, par exemple EADS (qui produit les Airbus), il n’y a pas de multinationale vraiment européenne. Toutes les multinationales européennes, elles peuvent avoir internationalisé leur processus de production, elles continuent d’avoir un centre national et donc un État particulier pour les soutenir en priorité.

5.

Cela nous conduit au cinquième trait important de la réalité impérialiste. Non seulement il n’y a pas eu un État super-impérialiste pour imposer ses règles et sa domination sur toute la planète, mais les contradictions et les antagonismes se sont reproduits et renforcés. L’impérialisme de loin le plus puissant depuis un demi-siècle, l’impérialisme américain, il prétend — et il tient effectivement — le leadership mondial, mais sa force réelle, mise a part sa force militaire, ne grandit pas. Et même elle se réduit relativement. C’est si vrai que sa domination est contestée dans ce qui était récemment encore son arrière cours de chasse, à savoir l’Amérique Latine. Et la contestation ne vient plus seulement de Cuba ou des divers mouvements sociaux, mais y compris des pays entier comme le Venezuela, la Bolivie, etc.

La nécessaire « révolution permanente » [6]

Système mondial, hiérarchique et antagoniste, chemin de pénétration des rapports capitalistes, l’impérialisme pousse des résistances qui vont beaucoup plus loin que simplement entre capitalistes nationaux. Car la pénétration des rapports capitalistes, la marchandisation des productions et de la richesse naturelle produit d’extrêmes tensions et des résistances sociales. Ce n’est pas possible de faire un schéma général que prendraient ces luttes. Car en essayant de résumer l’histoire des luttes anti- impérialistes ces derniers siècles, on voit que les choses se présentent de façon beaucoup plus compliquée qu’une lutte des masses contre des armées étrangères. Bien sûr, il y a eu des guerres de libération nationale, qui sont par excellence donc de luttes anti-impérialistes. Et il y a eu des guerres de libération nationale victorieuses, surtout après la deuxième guerre mondiale.

Mais même ainsi on a compris qu’il devient très difficile de se débarrasser définitivement des rapports capitalistes et impérialistes. Beaucoup d’ex-colonies on été transformées en pays exploités avec des moyens, peut-être plus subtiles, mais aussi efficaces. Un exemple des ces trois dernières décennies est la question de la dette de ce qu’on appelait autrefois tiers monde : la finance internationale, sous la houlette de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, a trouvé là un moyen non seulement d’extraire de la valeur des pays qui sont déjà pauvres, mais aussi un moyen d’imposer une prolétarisation des masses paysannes et une marchandisation et une dépendance accrue du marché mondial.

Encore plus compliqué c’est le fait que la pénétration impérialiste trouve ou impose des relais locaux, à savoir des classes sociales qui font l’affaire. En général, il s’agit des capitalistes locaux à la solde, ce qu’on appelait autrefois des classes compradores. Mais aussi en général, les frontières et les démarcations n’apparaissent pas et ne sont pas vraiment si claires. Car tout authentique mouvement du capital crée ses propres capitalistes, avec leurs propres intérêts, et rien ne dit qu’a priori ces classes n’aient pas leur propre antagonisme pour le partage de la valeur extorquée. Tout au contraire et bien souvent on a vu jusqu’à des guerres de libération nationale être menées et même dirigées par des partis formés par ou liés à des intérêts bourgeois.

La grande leçon qu’on peut tirer rapidement de l’histoire de ces luttes c’est qu’une lutte anti-impérialiste n’arrive jamais à son terme si elle reste cantonnée aux limites que lui imposent les forces bourgeoises. On n’a jamais connu de vraie indépendance nationale ou le début même d’une libération sociale par une lutte qui s’autolimite à la dimension impérialiste ou contre les « forces étrangères ». Et à l’inverse, toutes les luttes anti-impérialistes victorieuses qui ont su consolider un tant soit peu leur indépendance face au marché mondial étaient des luttes qui ont poussé leur dimension sociale et politique beaucoup plus loin. C’est le cas autrefois des révolutions indochinoises, de la Chine de Mao ou de Cuba – indépendamment de leur destin ultérieur. Et il y a une raison profonde à cela, qui vient précisément de ce qu’est l’impérialisme : il n’est pas une attaque extérieure, mais c’est un système qui s’enracine dans la société même, créant des relais, des soutiens et des... contradictions nouvelles. Et, à l’inverse, on voit aussi du même coup pourquoi et comment l’indépendance de tant de colonies s’est transformée si « facilement » en son contraire.

Du point de vue de la stratégie anti-impérialiste, on a eu une belle formule pour décrire ces processus et pour nous orienter. C’est la formule de Trotski sur la révolution permanente, à savoir sur la révolution qui ne doit pas s’autolimiter à ses taches immédiates, de gagner une guerre, de nationaliser la richesse nationale, etc., car laisser les mécanismes capitalistes régler le reste va vite annuler même ces mesures élémentaires.

Mais la même question est pertinente aussi à un autre niveau, qui nous touche plus directement nous qui vivons dans un des centres impérialiste et riche du monde, l’Europe. Car les mêmes questions se posent et se re-posent aussi à l’intérieur de l’Europe et de ses frontières. Notamment ici, dans les Balkans, surtout après l’implosion de l’ex-Yougoslavie, on a compris que la barbarie y compris guerrière ne nous épargne pas, tant que l’appropriation privée des richesses et le profit restent le mécanisme dominant qui règle la reproduction sociale. Mais pour pouvoir empêcher un glissement dans cette direction, il faut surtout ne pas s’aligner sur les classes sociales qui portent par essence la dynamique expansionniste, impérialiste, à savoir la bourgeoisie elle-même, aussi « petite » qu’elle se présente.

Je pense notamment à la bourgeoisie grecque et à ses prétentions régionales. Je pense aussi aux formes qu’ont prises ces prétentions, surtout au niveau de la société grecque, à savoir surtout les formes nationalistes et récemment aussi racistes. Le plus difficile c’était que l’internationalisme de principe qu’aurait dû avoir le mouvement ouvrier grec et la gauche est resté, dans le meilleur des cas, à une référence abstraite de solidarité. Tandis que l’enjeu réel est exactement l’inverse : doivent les rapports marchands, et les capitaux réels, décider de notre destin ou est-ce les populations elles mêmes qui doivent prendre ces décisions ?

L’internationalisme est donc lié à cette question d’auto-organisation des populations, en l’occurrence aussi à la question qu’on a appelée droit des peuples à l’autodétermination, le droit des populations à décider sur elles mêmes et sur leur destin. Mais qui implique aussi notre devoir à nous, surtout si nous vivons dans un pays relativement fort et à prétentions expansionniste ou hégémoniste, comme la Grèce dans la région, de combattre pratiquement les velléités impérialistes de notre bourgeoisie. C’est alors seulement que l’internationalisme ne reste pas aux niveaux des principes abstraits mais devient un appui pratique aux résistances et luttes sociales concrètes. Et c’est aussi la pré condition pour qu’on puisse fonder la perspective d’une fédération démocratique et socialiste. Dans les Balkans en l’occurrence, mais aussi en Europe et dans le monde.

Tassos Anastassiadis.
Molossoi, Grèce, 27.07.2009.

P.-S.

NDLR. Mots en gras remplacés par des mises en italiques.

Notes

[1Pour ne prendre qu’un exemple, de la région balkanique ou nous nous trouvons, nous savons d’expérience que le mouvement ouvrier grec et la gauche grecque ont souvent fait l’impasse sur plein des questions régionales : les rapports entre la Grèce et la Turquie, la Macédoine, l’immigration albanaise des quinze dernières années en Grèce et même la Grèce comme passage d’autres courants d’immigrés vers le reste de l’Europe ont été analysés sous la catégorie d’une pauvre Grèce qui serait à la solde des impérialistes européens ou américain. Le résultat a été qu’on soit souvent et encore aujourd’hui à la traîne de la bourgeoisie grecque...

[2Rudolf Hilferding, Le capital financier, première édition en allemand, Vienne 1910.

[3V. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, écrit en 1916.

[4Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, publié en 1913.

[5Je pense par exemple à des discussions qu’on a ici en Grèce par rapport au statut international de la bourgeoisie grecque. Ne dirigeant pas un des pays développés impérialistes « classiques », comme la France ou l’Angleterre, la bourgeoisie grecque elle essaie pour l’essentiel de faire passer sa politique internationale sous la catégorie de la « résistance nationale » face à diverses menaces plus ou moins impulsées par les Grandes Puissances, les Anglais, les Français, les Américains, les Européens, etc. Et elle y réussit souvent, car y compris le mouvement ouvrier et la gauche, jusqu’à l’extrême gauche grecque, raisonne souvent avec les mêmes arguments. Or, ce qu’on constate c’est que sur tous les fronts et les conflits régionaux, les bourgeois grecs ils font bien des affaires : il n’est pas nécessaire de se référer aux armateurs grecs, qui dominent — et polluent — les mers de la planète, car eux ils sont très cosmopolites et leur centre d’organisation c’est plutôt Londres que le Pirée. Mais les camarades ici présents qui viennent de la Macédoine ou les copains albanais, bulgares ou turcs, ils savent bien que le capital grec a bien pénétré dans leur propre pays, sous diverses formes, bancaire, extraction des matières premières, commerce, construction, télécommunications, etc. Cette expansion bien réelle du capital grec au delà de ses frontières montre que l’impérialisme n’est pas le privilège des vieux pays capitalistes, mais c’est un trait nécessaire du capital en tant que tel.

[6Par manque de temps, seulement une version sommaire de ce dernier point a été fournie oralement.

Pour citer cet article

Tassos Anastassiadis, « Impérialisme et internationalisme (exposé – “educational” – au 26e camping des jeunes de la QI à Thesprotia en Grèce. »

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