- De la guerre du Golfe à aujourd’hui, quelles sont les évolutions dans la politique des grandes puissances à l’égard du monde arabo-musulman ?
Alain Gresh — L’hégémonie des Etats-Unis et leur politique unilatérale dans la région se confirment. Si l’on compare le type de coalition qui s’est mis en place au moment de la guerre du Golfe à celle d’aujourd’hui, on est frappé par les différences. Dans le cas de l’Afghanistan, les Etats-Unis sont allés pratiquement seuls au combat. Ils ont décidé seuls de la stratégie, de la tactique, des objectifs, des modalités, sans consulter leurs alliés. Lors de la guerre du Golfe, ils avaient mis en place une coalition militaire avec la participation des pays européens et d’un certain nombre de pays arabes. S’ils avaient alors le rôle dirigeant, ils étaient obligés de prendre en compte les demandes de leurs différents partenaires. À présent, ils ont décidé de ne pas se laisser encombrer par une coalition qui pourrait peser sur leurs objectifs.
De même, le ralliement de Poutine à la politique de George Bush est assez spectaculaire. En 1990, si l’Union soviétique n’avait pas fait obstacle à la mise en place de la coalition, en utilisant son droit de veto, elle avait essayé jusqu’au dernier moment de négocier un accord politique avec l’Irak pour obtenir son retrait du Koweït et éviter la guerre. Aujourd’hui, Poutine tient compte de différents éléments qui ne sont pas seulement liés au Proche-Orient et qui marquent sa volonté de trouver une forme de relation nouvelle avec les Etats-Unis.
Quant à l’Union européenne, qui est allée en ordre dispersé dans ce conflit, elle ne pèse ni militairement, ni politiquement. Le seul point sur lequel on sent poindre des différences, c’est la deuxième étape de la guerre, puisque le président Bush a dit clairement que la guerre continuerait au-delà de la victoire contre les taliban en Afghanistan.
- Quelle est la part des enjeux pétroliers dans l’actuel redéploiement impérialiste dans la région ?
A. Gresh — La région qui va du Golfe à la Chine est une région stratégique pour deux raisons. D’abord, il y a un enjeu pétrolier avec notamment le Golfe et en partie la mer Caspienne. Il faut cependant relativiser l’importance la mer Caspienne ; non pas qu’il n’y ait pas de richesses pétrolières là-bas, mais celles-ci sont sans commune mesure avec ce que l’Arabie Saoudite est capable de produire en termes de production mais aussi de réserves trouvées. Jusqu’à présent, les résultats des recherches dans la région de la Caspienne sont plutôt décevants : cet aspect pétrolier est souvent surestimé dans les analyses. L’autre aspect du redéploiement US, c’est avant tout un redéploiement stratégique. Depuis une dizaine d’années, il y a un basculement de l’intérêt des Etats-Unis et de l’Europe vers l’Asie au sens large, c’est-à-dire du Golfe au Japon. Et c’est là que se trouve l’essentiel de la présence militaire US depuis longtemps. Dans ce contexte-là, il est évident que la crise d’Afghanistan est un élément important pour déployer des bases sans doute durables dans la région, en particulier dans les anciennes républiques d’Asie centrale.
- Le droit international peut-il être autre chose que l’expression du rapport de domination impériale ?
A. Gresh — Le débat sur le rapport entre droit et rapport de forces politique est un débat compliqué, sur lequel il n’y a pas de réponse simple. L’émergence d’une justice internationale est quelque chose de positif, même s’il est évident que cette justice est en partie manipulée par les grandes puissances. L’existence d’un Etat de droit dans la démocratie occidentale me semble être quelque chose de positif même s’il est aussi le reflet de rapports de forces. L’affaire Pinochet, la demande de jugement de Sharon, la création d’une Cour pénale internationale depuis 1998 — au moment où les Etats-Unis refusent d’en adopter les statuts — me semblent aller dans la bonne direction. Il n’y a pas de droit international immanent, qui permettrait par lui-même d’opérer la justice, mais il peut être un tremplin important. Si on prend la Palestine, c’est important que la lutte du peuple palestinien puisse s’appuyer sur le droit international même si, en soi, cela ne suffit pas pour que ces résolutions soient appliquées. Les résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de l’Onu donnent plus de légitimité à son combat.
- Où en est-on à présent dans le règlement du conflit au Proche-Orient ? Quelles sont les perspectives ?
A. Gresh — On est dans une impasse totale. Sharon est un extrémiste qui considère la Cisjordanie comme partie intégrante de l’Etat d’Israël, qui appuie la colonisation et qui ne veut pas de solution, donc pas de négociation. Ceci est renforcé par le fait que les travaillistes font partie du gouvernement et qu’aucune force alternative n’est en mesure de contester cette politique. De son côté, l’administration US souhaiterait arriver à un compromis : elle est à présent favorable à la création d’un Etat palestinien et sent bien que la persistance du conflit israélo-palestinien met en cause les intérêts des Etats-Unis dans la région. Mais pour différentes raisons, en particulier intérieures, mais pas seulement, elle n’est pas prête à un vrai bras de fer avec le gouvernement Sharon. Enfin, la situation en Palestine, après plus d’un an d’Intifada, est extrêmement complexe avec la chute de l’autorité d’Arafat et la difficulté croissante pour ce dernier de contrôler les différents groupes qui se mettent en place : une décision de l’Autorité palestinienne d’appeler à un cessez-le-feu aurait du mal à être respectée.
Après le 11 septembre, il y a eu un accord entre les différentes fractions palestiniennes, notamment avec le Hamas, pour éviter par exemple les attentats-suicides. On peut dire que l’assassinat par le gouvernement israélien d’un des chefs militaires du Hamas est une invitation directe à des attentats comme celui qui a eu lieu hier. Visiblement, le gouvernement israélien veut l’escalade parce qu’il ne veut pas être dans une situation où il serait contraint à négocier.