Nous étions nombreux au Père-Lachaise, le 30 décembre, à assister aux obsèques de Georges Boudarel, décédé le vendredi 26 décembre dans la maison de retraite où il se trouvait depuis quelques années, après un accident vasculaire cérébral.
Son nom n’a été véritablement connu par un large public qu’au début des années 1990. Tout avait commencé lors d’un colloque sur « l’actualité vietnamienne » organisé au Sénat par une institution officielle. Georges Boudarel faisait partie des orateurs prévus. Au moment où il s’apprête à prendre la parole un individu entouré d’une vingtaine de comparses lui arrache le micro et se présente : Jean-Jacques Beucler, ancien député, ancien secrétaire d’État à la défense (1977-1978), ex-prisonnier du Vietminh de 1950 à 1954. Il demande à Boudarel s’il est bien celui que son ami, le colonel Mitjavillle, décédé en 1988 « des suites lointaines de sa captivité » lui avait désigné comme ayant « dirigé » un camp de prisonniers français pendant la première guerre d’Indochine. Après la réponse de Boudarel, il l’invective violemment, l’accuse d’avoir du sang sur les mains, le traite de boucher et quitte les lieux avec son escorte.
L’affaire Boudarel était lancée. La presse se déchaîne à partir d’un article au vitriol publié par le même Beucler dans Le Figaro du 19 février 1991. Tous participent à la curée ; même Le Monde, fidèle à sa pseudo-objectivité, consacre près d’une page entière à l’accusation et trois micro-colonnes à la défense. Il devait se rattrapper plus tard, en décembre 1995, en publiant une excellente lettre de Laurent Schwartz.
Qui était donc Boudarel ? Peu le connaissaient et savaient que Jacques Doyon l’avait présenté en 1973 sous le pseudo de Boris dans son passionnant ouvrage Les soldats blancs d’Hô Chi Minh.
Jeune communiste, Boudarel arrive à Saïgon à la fin de 1948 comme professeur de lycée. Il entre aussitôt en contact avec le Groupe culturel marxiste regroupant des communistes français et vietnamiens. Au moment de recevoir sa feuille d’incorporation militaire il décide de rejoindre le Vietminh : le 17 décembre 1950 il choisit donc de devenir un condamné à mort par contumace pour insoumission puis désertion. Il travaillera à la propagande radio-diffusée en langue française puis on lui demandera d’effectuer la longue « marche de solidarité » vers le Nord (2 000 km en six mois, et pas sur une Nationale...). Là-bas il sera affecté pour faire de la propagande auprès des prisonniers français du camp 113. Indiscutablement ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux : à l’époque il se vouait à l’idéal dévoyé du communisme stalino-maoïste. Croyant œuvrer à la libération de l’homme, il participait certes au combat pour l’indépendance du Vietnam mais en même temps à la venue d’un régime bureaucratique et policier dont le Vietnam n’est pas encore sorti. L’important est qu’il a toujours agi par conviction et qu’après le rapport Khrouchtchev de 1956, il est parvenu à revoir son passé d’un œil très critique : en témoignent nombre de ses écrits et notamment son autobiographie parue fin 1991 [1]. Il y montre que, sans avoir jamais commis les actes de violence dont il était accusé, il avait contribué à diffuser « la bonne pensée » parmi les prisonniers car il « y croyait ». On devait apprendre par la suite que plusieurs de ceux qui le diffamaient, notamment Beucler, avaient accepté de participer à la rééducation politique des prisonniers, mais davantage avec l’espoir de mieux s’en sortir que par conviction...
La stalinisation du régime de Hanoi l’amène à quitter le Vietnam, d’abord pour Prague en 1964, puis pour la France en 1967, alors que venait d’être votée une loi d’amnistie pour « tous crimes ou délits commis en liaison avec les évènements consécutifs à l’insurrection vietnamienne et antérieurement au 1er octobre 1957 ». Il deviendra alors maître-assistant d’histoire à l’Université de Paris VII Jussieu.
À l’instigation de Beucler, une plainte pour « crime contre l’humanité » avait été déposée en avril 1991. Elle sera considérée comme « infondée » par la justice française. Le dernier épisode date de juin 1998 et déboute ses accusateurs.
Parallèlement son nom devenait de moins en moins prononçable au Vietnam en raison de ses vigoureuses critiques contre la bureaucratie et le musèlement des intellectuels. Quelle n’a pas été notre surprise en apprenant qu’en septembre 2000 un article vantant ses mérites était paru au Vietnam. Il était signé Huu Ngoc, qui avait remplacé Nguyen Khac Vien aux Éditions en langue étrangère. Nous l’avons publié dans le n° de février 2001 d’Inprecor. Certes il demeurait très prudent (« Il n’a pas hésité à émettre quelques opinions critiques qui ont été mal interprétées ») mais il se concluait par l’espoir que Boudarel, malade, pourrait se rétablir et se rendre à Hanoi « de sorte que ses amis vietnamiens puissent lui offrir quelque réconfort ». Malheureusement son état l’en a empêché mais, au moins, il a eu l’ultime satisfaction de savoir que, malgré le silence officiel, ses amis vietnamiens ne l’avaient pas oublié.