Il y a trente ans, à l’aube des années de plomb, j’avais dix-huit ans. Le Mai 68 français venait de s’éteindre, le Mai italien, lui, allait continuer à incendier la Péninsule pendant une dizaine d’années encore. Notre énergie semblait inépuisable : un pays gouverné depuis cinquante ans par un système mafieux et vassal des Etats-Unis, la menace continue d’un coup d’Etat, les bombes des services secrets qui explosaient dans la rue, la loge P2, dont faisait partie un certain Silvio Berlusconi, le Gladio [1], un Sud miséreux servant de réservoir de main-d’oeuvre, un Nord gorgé de comptes en Suisse, et le travail au noir pour les « culs terreux » [2]. Et puis, il avait aussi le Parti communiste, le plus important d’Europe occidentale, qui au lieu d’ouvrir le débat avec le mouvement, préférait marchander des miettes de pouvoir et taxer de criminels tous ceux qui s’agitaient sur sa gauche. C’est-à-dire un million de personnes, selon les chiffres de l’ancien président de la République Francesco Cossiga, dont soixante mille furent arrêtées, dix mille condamnées et quelques centaines froidement assassinées. Peut-on parler de guerre civile ? Peut-être pas vraiment, mais on ne peut nier qu’existait une profonde fracture sociale, dont les deux camps ont largement eu recours à la violence armée !
Nous n’avions aucune possibilité de victoire sur le terrain militaire, mais nous n’avions pas non plus le choix. L’Etat tuait, nous devions nous défendre ou fuir. Au début des années 1980, la fuite vers la France devint massive. La France n’était pas choisie au hasard, nous avions la possibilité d’y être accueillis comme des réfugiés politiques. Et de fait, le 20 avril 1985, le président François Mitterrand s’engagea, au nom de la République, à ne pas extrader les militants de l’extrême gauche italienne qui avaient participé à la lutte armée et qui, en se réfugiant en France, avaient rompu « avec la machine infernale dans laquelle ils s’étaient engagés ».
Cette parole de France a permis à plusieurs centaines de réfugiés italiens de refaire leur vie dans ce pays. Une vie toujours à moitié, plutôt, car tous sont les victimes d’une histoire qu’aucun étudiant ne pourra jamais étudier. Staline enseigne, des périodes disparaissent et sont réécrites conformément à la raison d’Etat.
Malheur aux vaincus
Des fantômes exilés
L’exil des fantômes
Le retour des guerriers
Quand l’Etat italien tuait »
Le XXe siècle est peuplé de fantômes en exil.
En exil, j’ai découvert le vrai sens de ce mot, l’unique en réalité. En vingt ans j’ai pu éprouver un à un tous les états d’âme d’un fantôme et je serais capable d’en analyser un.
Il n’y a qu’un avantage à être un fantôme : on ne voit pas les rides. Le temps passe pour lui aussi, naturellement, mais plus rien ne compte, il a été dépossédé par un présent infini et immuable. Les fantômes, comme les exilés, sont une espèce destinée à peupler cet espace mort de l’univers : un territoire où il est quasiment impossible de laisser une trace de vie.
Une telle existence suscite bien sûr des déséquilibres, mais ils n’interfèrent pas dans l’ordre social, cela reste une question purement mentale, privée surtout. Quand un exilé se met à parler, un tas de gens l’écoutent, attirés par l’extraordinaire désordre de son discours. Il parle de faits survenus il y a des siècles ou de faits à venir, en réduisant le rôle du temps à une simple question de ponctuation. C’est à cause de son « statut d’absent » qu’il se comporte ainsi : il n’y a plus de temps, la révolte l’a bu. Alors il suspend les années à une virgule et il couvre les distances d’un dernier et interminable souffle. Dans l’engourdissement du corps, l’exilé se raconte et se laisse raconter en un aller-retour incessant, toujours attentif cependant aux changements de gouvernement qui peuvent lui être fatals. De fait, il suffirait du zèle d’un ministre doté d’un brin de cervelle pour le chasser éternellement dans le royaume des morts, pour la plus grande joie de Berlusconi et de ses acolytes.
Les paroles d’un ennemi me viennent à l’esprit.
« En tant qu’homme d’Etat, il était de mon devoir de tout faire pour les terrasser », a déclaré publiquement l’habituel Francesco Cossiga. Mais il a ajouté aussi, notre ex-bourreau aujourd’hui retraité : « Si je devais le refaire, je le referais, car il fallait affronter la menace communiste. Mais aujourd’hui que la guerre est finie, nous devons admettre que pour gagner nous avons dû imposer un État d’urgence qui ne garantissait plus les droits démocratiques. Nous avons eu recours aux lois spéciales, à des procès sommaires, et, quand il le fallait, nous avons aussi tué et torturé. Mais aujourd’hui les prisonniers et les exilés doivent pouvoir rentrer chez eux, comme à la fin de toute guerre. »
Le ministre de la Justice Dominique Perben, bien sûr, ne sait pas tout ça. Il préfère dîner avec son collègue italien Castelli, militant de la Ligue xénophobe et complice de la clique Berlusconi, en oubliant que le gouvernement dont il fait partie n’existe que grâce à la France antifasciste qui a voté massivement Chirac pour faire barrière à l’obscurantisme frontiste.
Que répondra le gouvernement Raffarin aux familles franco-italiennes, à leurs enfants aujourd’hui parents, quand ils leur demanderont la raison d’un acte indigne pour un pays qui se proclame « patrie des droits de l’Homme » ?