- Les Etats-Unis ont accompagné les bombardements en Afghanistan de largages de « colis humanitaires ». Comment l’analysez-vous ?
Rony Brauman — Cela signifie une régression voulue de l’humanitaire, sa claire mise au service d’une logique de puissance. L’humanitaire moderne s’est constitué en s’affranchissant précisément de ces logiques, en cherchant à établir lui-même les bases de ses actions, de ses choix. Avec les « bombardements humanitaires », on retrouve la bonne vieille propagande, les usages instrumentaux de l’humanitaire, qui renvoient à ce qui pouvait exister auparavant, à l’époque coloniale en particulier.
Avec la guerre du Kosovo, on avait déjà vu réapparaître le concept de « guerre humanitaire » ; la formule « bombardements humanitaires » a été forgée par l’un des avocats de cette guerre, Vaclav Havel. On est donc dans la poursuite d’un processus déjà engagé de réasservissement de l’humanitaire à des logiques de puissance. Je pense d’ailleurs que le combat ne sera jamais terminé : tant que l’humanitaire gardera une certaine popularité, la tentation sera toujours présente de l’utiliser comme un instrument de communication, de pouvoir ; et ceux qui sont attachés à l’indépendance de l’humanitaire ne cesseront de réaffirmer leurs critiques, d’oeuvrer pour une action indépendante. Ce rapport de forces n’est pas nouveau. Reste que dans la configuration actuelle, particulièrement tendue, avec ces notions de « croisade », de « guerre du Bien contre le Mal », ces invocations divines, l’utilisation de la rhétorique humanitaire est particulièrement dangereuse.
Les circonstances du largage de rations sont éclairantes : ce n’est pas la misère de la population afghane qui a été à l’origine de ces largages, mais les attentats terroristes qui ont frappé les Etats-Unis. C’est une occasion de plus de vérifier que tout cela n’a rien d’humanitaire et de rappeler que, contrairement peut-être à d’autres chapitres de l’action collective, l’humanitaire est défini aussi bien par ses intentions que par ses résultats.
- La population afghane était déjà dans une situation dramatique. Que va changer cette nouvelle guerre ?
R. Brauman — L’Afghanistan vit dans la guerre depuis maintenant 23 ans. Certaines périodes ont été particulièrement effroyables : je pense au moment où les Soviétiques larguaient de véritables tapis de bombes sur toutes les régions qu’ils estimaient être sous contrôle de la résistance, et s’étaient lancés dans une stratégie de terreur pour faire fuir la population et démanteler lentement les appuis apportés par la population rurale à la résistance. C’est ce qui avait entraîné 5 millions de réfugiés et probablement plus encore de personnes déplacées à l’intérieur du pays. On ne se remet pas facilement d’une telle épreuve, d’autant qu’il n’y a jamais eu de fin réelle à ce conflit. L’Afghanistan est sorti de la guerre soviétique pour plonger dans une situation de tensions et de conflits internes, qui a vu plusieurs gouvernements se succéder, et des violences à nouveau ensanglanter le pays, certes de moindre ampleur qu’à l’époque de l’Armée rouge. Il y a eu également trois années consécutives de déficit de pluie, voire de sécheresse dans certaines régions. C’est un désastre psychologique, politique, social, économique, qui marque pratiquement tout le pays, qui explique aussi l’importance de cette fermentation religieuse et les circonstances dans lesquelles les taliban, pouvoir totalitaire, obscurantiste, ont réussi à s’imposer avec autant de facilité -même si l’aide apportée par les Pakistanais, et donc les Américains, a été décisive sur le plan militaire. Les talibans apportaient aussi l’ordre et la paix, ce dont beaucoup d’Afghans rêvaient.
Il faudra du temps à l’Afghanistan pour reprendre une vie acceptable. Or dans ce contexte, même si je reconnais comme légitime le droit de riposte des Américains après la violence qui leur a été faite, la réponse — des bombardements de vivres et de missiles — laisse pantois. Les vivres sont totalement inappropriés, semés aux quatre vents dans un environnement où il est très difficile de concevoir que ceux qui en ont besoin arriveront à les récupérer. Quant au fait de démanteler des réseaux terroristes avec des bombardements, cela laisse perplexe beaucoup de gens, y compris parmi ceux qui soutiennent assez fermement l’intervention.
Les bombardements ne font qu’aggraver la situation de la population : les nouveaux déplacements de population à l’intérieur du pays, la rupture de l’aide humanitaire, l’angoisse qui renaît dans l’ensemble du pays, la méfiance des Afghans face à toutes les « libérations » qui leur viennent du ciel depuis un certain temps, tout cela les enfonce un peu plus.
- Qu’est-ce qui est mis en place aujourd’hui pour venir en aide aux populations civiles ?
R. Brauman — Il existe plusieurs bases, établies par des agences des Nations unies aussi bien que par des ONG, à l’Est et au Nord du pays, depuis l’Iran, le Turkménistan et le Tadjikistan (le Pakistan étant pour l’instant plus sensible, plus difficile) et à partir de ces bases des équipes, pour l’instant afghanes, parce qu’il est très délicat par les temps qui courent d’être un étranger en Afghanistan ; en particulier à cause des milices étrangères djihadistes, essentiellement celles de Ben Laden, qui sont à proprement parler fascistes, xénophobes, violentes — effroyables. Mais les humanitaires peuvent traiter avec les pouvoirs locaux pour acheminer leurs secours. Tout est encore assez superficiel, comme au début de la guerre soviétique, où nous avions commencé par entrer dans des régions proches des frontières, avant de nous enhardir vers l’intérieur du pays.
- Comment l’humanitaire peut-il échapper au piège de la récupération ?
R. Brauman — Les organisations humanitaires doivent se battre simultanément sur deux plans : celui de l’action, qui doit pouvoir se déployer en dehors des circuits et des actions militaires ; et celui de la parole, par l’expression ferme, claire, de notre volonté de ne pas nous trouver mêlés à ces politiques. C’est la raison pour laquelle les principales organisations humanitaires actives en Afghanistan ont pris fermement, pour que les choses soient vraiment marquées, leurs distances avec les bombardements. C’est tout le sens des prises de position de Médecins sans frontières, Médecins du monde et quelques autres.