Discussion sur une « gauche alternative européenne » à l’initiative du PRC d’Italie

, par VERCAMMEN François

Recommander cette page

A la veille du Forum Social Européen, le Parti de la refondation communiste (PRC) d’Italie a organisé une rencontre de deux jours (les 5 et 6 novembre 2002), avec à son ordre du jour : l’UE et les questions de la guerre, les droits sociaux et citoyens, une perspective économique et politique alternative ; une proposition vers un Parti politique européen. A cet effet, le PRC avait déposé une Contribution du PRC à la discussion sur une Gauche Alternative Européenne (cf. p.10).
De la tradition de la mouvance communiste étaient présents : de France, le PCF ; du Portugal, le PCP ; de l’État espagnol : le PCE, Izquierda Unida (IU) et Esquerra unida i alternativa Catalunya ; de la Grèce : le KKE (PC), Synaspismos (une scission du PC) et Dikki (une scission de « gauche nationaliste » du PASOK) ; de l’Allemagne, le PDS (Parti du socialisme démocratique) et le DKP (le PC d’Allemagne de l’Ouest) ; de l’Autriche, le KPÖ ; du Luxembourg, La Gauche ; des Pays-Bas, le SP (Parti Socialiste, d’origine maoïste/marxiste-léniniste) ; de la République tchèque, le PC de Bohème et Moravie ; de Chypre, AKEL ; et enfin le PC d’Israël. De la gauche radicale furent invités : le Bloco de Esquerda (Portugal) ; la Ligue Communiste Révolutionnaire (France) ; la Socialist Alliance (Angleterre) et le Socialist Workers Party (Grande-Bretagne) ; le Scottish Socialist Party (Ecosse) ; l’Alliance Rouge Verte (Danemark).
Tant l’ordre du jour que les participants furent exceptionnels. Car pour la première fois dans l’histoire, la mouvance communiste acceptait le débat avec la gauche radicale [1] à partir d’un texte politique avec la perspective d’un nouveau « parti » européen de la gauche alternative.
Il n’y avait que le PRC qui soit en situation de prendre une telle initiative. Ce Parti tient à sa position d’intermédiaire, « de pont » comme il se définit lui-même, entre les deux courants qui existent au sein de cette « gauche alternative ». Cela traduit une double mutation politique. D’abord, le PRC (né scission minoritaire de l’éclatement du « grand » PCI en 1992) a réussi à se dégager, par à-coups, d’une partie de l’héritage de ce dernier à travers les grandes luttes des années 1993-95 et l’expérience du gouvernement Prodi, au prix de deux scissions. Ensuite, la bataille de Gênes et l’émergence d’un « mouvement des mouvements », le plus fort de l’Europe, ont mené à une véritable refondation de Rifondazione, à son congrès d’avril 2002 ( [2]. Cette refondation se réflète dans le nouveau programme du Parti (et le discours-programme de Bertinotti), qui rompt avec le stalinisme, y compris les aspects droitiers du togliattisme. En même temps, sa réorganisation interne a permis aux courants radicaux (dont nos camarades de Bandiera Rossa) de participer à la direction du Parti, créant de la sorte un parti vraiment pluraliste.
Cette mutation politique du PRC est un des éléments déterminants qui agit au sein de la mouvance des Partis communistes en accélérant les différenciations. Il s’agit d’une figure triangulaire, dont les deux autres « timoniers » sont : le PCF, qui soutient la politique social-libérale, y compris au gouvernement, et le KKE, qui s’accroche à l’héritage stalinien et à la domination du parti communiste sur le mouvement social tout en combinant un radicalisme social dans les luttes et un anti-impérialisme « aveugle » (pro-Milosevic et pro-Saddam) avec le rejet de la nouvelle radicalisation incarnée par le mouvement altermondialiste.
Ensuite, cette évolution du PRC a permis à sa direction de jeter un regard neuf, au-delà de la mouvance dont il est issu, sur la gauche radicale, encore très minoritaire, mais très active dans les mouvements sociaux et en progrès dans les élections. Prenant acte des résultats des élections françaises, le PRC a ouvert le champ européen : « Ces élections ont définitivement clos l’histoire du centre-gauche en Europe et dans le monde. [...] Il s’agit de reconstruire pour refonder la gauche. En France, comme en Italie et en Europe, la refondation est à l’ordre du jour » [3].
En général, les partis présents sont intervenus dans la discussion, sans engager le débat, alors que les opinions sont tranchées et les contradictions sont fortes. Pour la mouvance communiste ce n’est pas dans les habitudes, contrairement aux Conférences de la gauche anticapitaliste. La trame des interventions était assez similaire : « un coup de chapeau » au PRC, une présentation appuyée de leurs analyse et activité, un accord verbal sur la double proposition de listes communes aux euro-élections de juin 2004, et, ce qui allait de pair, un parti politique européen de la gauche alternative. Du coup, le document préparé par le PRC, qui était censé être à la base d’un accord politique, tomba dans les oubliettes...
Le seul moment « dialectique » de la deuxième journée, fut le débat entre la LCR et le PCF, à propos du gouvernement de la gauche plurielle. Nos points de vue sont connus : la dynamique de la situation est déterminée par la politique de guerre et l’offensive néo-libérale, avec l’UE comme structure institutionnelle. Il faut s’y opposer radicalement, par des campagnes politiques, des mobilisations sociales, rompre avec l’UE et lutter pour une autre Europe. Cela présuppose un programme alternatif, social et démocratique, qui implique la mise en crise de l’UE. Il y a certainement un espace pour agir ensemble ; on peut aligner les convergences. Le test politique est celui du gouvernement : participer à un gouvernement dominé par la social-démocratie sur un programme social-libéral est incompatible avec une stratégie d’ensemble qui vise à briser cette offensive et faire gagner un programme entièrement favorable aux classes exploitées et opprimées.
La tension dans la salle montait de plusieurs crans : le spectacle fut sans précédent. Il n’y eut pas de clash. A contraire, le représentant du PCF argumentait point par point face à la LCR en défendant la ligne de Hue et l’expérience du PCF au gouvernement Jospin, moyennant quelques corrections pour l’avenir.
La dynamique dans le mouvement ouvrier et social pointe très clairement sur la polarisation entre la gauche social-libérale, dont la social-démocratie européenne est la force motrice, et la gauche radicale qui défend une alternative anticapitaliste. Cela n’épuise pas le problème pour autant. L’émergence du mouvement altermondialiste affecte profondément les analyses de la société, la ligne politique, les modes d’organisation, le comportement sur le terrain. Elle interpelle vivement tous les partis politiques, dès lors que, à l’échelle mondiale, des millions de jeunes et moins jeunes occupent la rue et des centaines de milliers s’engagent à construire des organisations « nouvelles ». Une ample réorganisation du mouvement ouvrier et social est en cours. Les partis social-démocrates, aujourd’hui en difficulté, vont essayer de se refaire une santé dans l’opposition, sans pour autant abandonner le programme néolibéral. Une unité d’action avec eux pour des revendications concrètes n’est pas à exclure. Pour les PC « modérés » la tentation de « préparer » l’avènement d’un nouveau « centre-gauche » est très forte. C’est ce qui est en train de se passer, avec IU, en Espagne. Il n’est pas exclu que cela se passe en Grèce (PASOK+Synaspismos). Le test continuera, manifestement dans une situation politique beaucoup plus tendue et sous la pression des mobilisations sociales, des grèves massives, des luttes citoyennes et écologistes, etc. Le processus de clarification gauche social-libérale versus Gauche radicale, va s’approfondir à l’aune de ces nouvelles expériences de grande ampleur. Il faudra suivre attentivement comment les partis communistes se comporteront.
D’autre part, le rapport parti politique/mouvement social est secoué par la force — encore très inégalement présente de pays à pays en Europe — du « mouvement des mouvements », par ses mobilisations et ses potentialités politiques. Dont un aspect, et pas des moindres, est la (re)conquête, par une nouvelle génération, de la sphère politique. Cela tend à reléguer les partis politiques à leur utilité la plus petite : déposer des listes aux élections. Se considérant comme une « entité politique » en soi (« sujet politique »), les militants du « mouvement » ne se sont pas montrés prêts à déléguer leur voix et leurs opinions aux partis politiques de l’establishment, d’autant moins qu’ils ne se sentent pas représentés par eux. Et cela vaut aussi pour les « partis révolutionnaires », c’est-à-dire pour ces noyaux de partis, souvent groupusculaires et sectaires. S’atteler à construire aujourd’hui un « parti » anticapitaliste pluraliste qui soit à la hauteur de cette nouvelle situation « subjective », implique d’ouvrir un nouveau chantier. L’expérience de pointe du PRC — dans le pays qui constitue le centre de gravité en Europe — est fort intéressante : un parti qui se positionne « à parité » avec le mouvement social, sans velléité d’hégémonie ou de manipulation. Son activité sur le terrain au Forum Social Européen (FSE) et dans la « manifestation du million », fut exemplaire. Cela n’interpelle pas seulement les PC, mais aussi la gauche révolutionnaire.
Si le PRC a amorcé la pompe vers un parti européen, il y a beaucoup de chemin, et du chemin ardu, à parcourir. La Conférence de la gauche anticapitaliste européenne à Copenhague (début décembre) en sera la prochaine étape.

Les propositions du PRC pour une gauche alternative européenne

La Contribution du PRC à la discussion sur une Gauche Alternative Européenne part de la nouvelle situation mondiale, sur laquelle pèse « la première guerre de l’époque de la globalisation, une politique de guerre globale et permanente ». Ce qui met en question « tous les équilibres politiques, les institutions internationales, la conception et l’exercice de la démocratie... ». Dans ce contexte, « jamais il ne fut aussi évident que, dans une situation aussi difficile, l’Union européenne (UE) — un géant économique — est de tout point de vue un nain politique. » Le PRC « s’oppose à la constitution d’une armée européenne, qui ne peut qu’avoir des objectifs offensifs. Le mouvement anti-guerre actuel, à l’opposé de celui contre la guerre du Kosovo, aspire à exprimer une représentation hégémonique, majoritaire dans la société occidentale [...]. Il est en train de former un système d’alliances qui implique les secteurs pacifistes non-traditionnels et collabore étroitement avec les organisations des travailleurs [...]. Une des principales raisons qui a amené ce changement de tendance est certainement l’émergence depuis l’année passée d’un nouveau mouvement contre la globalisation [...] ».
Après avoir constaté que « le processus d’intégration économique [...] passe actuellement par une crise profonde » et, partant, « une fragilité intrinsèque des institutions de la souveraineté politique », le PRC « ne peut pas s’empêcher d’exprimer un jugement extrêmement négatif à propos des Traités ». Et de dénoncer « la privatisation des secteurs publics stratégiques (électricité, eau, télécommunications, transports, etc.) et les coupes dures dans les dépenses sociales (retraites, santé, éducation, politique de l’emploi...) ». « Ces politiques n’ont pas seulement été appliquées par les forces conservatrices traditionnelles, mais aussi par l’engagement des forces de la social-démocratie européenne ».
L’opposition ne peut venir que par les mobilisations de masse des syndicats, des associations écologistes, etc. ainsi que « du mouvement des mouvements ». Toutes ces mobilisations n’ont pas une représentation politique claire ; en particulier, les nouveaux mouvements ne sont pas représentés par les forces politiques qui ont formé les différents gouvernements de centre-gauche en Europe. Le PRC propose deux axes — « une Europe des droits économiques, sociaux et environnementaux » et « une Europe démocratique » — concrétisés en une série de revendications et propositions.
C’est la tâche d’une « gauche alternative pour l’Europe », en faveur de laquelle « existe un espace politique à la gauche de la social-démocratie, qui permette de reproposer des enjeux et des thèmes qui ont été abandonnés depuis belle lurette par la gauche modérée. Pour le moment il nous manque une vision vraiment organique du monde, et les défaites des dernières décennies ont donné à cette gauche alternative un sentiment de marginalité. En réalité elle possède potentiellement une énorme capacité transformatrice, symbolique et concrète, face à la crise de civilisation qui a envahi notre continent. Nous pouvons en déduire qu’une Europe politique est possible sous l’impulsion d’une grande bataille basée sur les intérêts généraux, tout en récupérant les meilleures traditions du mouvement ouvrier. A cette fin, une initiative largement partagée devrait être préparée autour des thèmes de la justice sociale et d’une politique économique alternative, ce qui pourrait être un passage essentiel vers une plate-forme alternative en vue des prochaines élections européennes de 2004. La deuxième considération est amenée par le fait que sur la liste des forces qui constituent la nouvelle alternative il n’y a pas que des partis politiques. Le mouvement des mouvements est un acteur fondamental du changement dans cette phase historique et les thèmes qu’il propose coïncident largement avec l’agenda de nos priorités. Nous savons également qu’éviter de rester en minorité par rapport à la gauche modérée est absolument décisif afin de rester dans le mouvement [...] ». Déterminer un parcours ouvert et non-bureaucratique, qui respectera les particularités nationales, y compris dans la perspective des prochaines élections européennes, pourrait définir une « entité politique » ayant les caractéristiques telles que définies jusqu’à présent. La tâche qui attend la gauche alternative est, dès lors, ambitieuse ; mais elle ne devrait plus être reportée. Par ailleurs, « si ce n’est pas l’heure, ce sera quand ? »

Notes

[1Plusieurs partis communistes avaient déjà pris part aux travaux des Conférences de la Gauche Anticapitaliste Européenne : le PRC (membre), La Gauche (membre), le SP néerlandais (participant), IU et DKP (invités).

[2Cf. Inprecor n° 470/471 de mai-juin 2002.

[3Éditorial de Fausto Bertinotti, Liberazione, 22 avril 2002.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)