L’Assemblée d’Irlande du Nord, élue en juin 1998 à la suite des accords du Vendredi saint, a finalement pu se réunir et élire un gouvernement lundi 29 novembre, après plus d’un an de blocage du camp unioniste. Elle a élu un gouvernement composé de dix ministres, désignés par les partis, qui gérera le développement économique, l’agriculture, la santé, l’éducation et l’environnement. Mais il n’aura pas autorité en matière d’impôt, de monnaie, ni de contrôle sur ce que Londres appelle les « questions sensibles », la police, la justice, les relations extérieures. Le partage des portefeuilles s’est fait au prorata du nombre de sièges obtenus lors des élections de juin 1998, trois pour les unionistes de l’UUP et le SDLP (sociaux-démocrates nationalistes), deux pour le DUP de Ian Paisley et pour Sinn Féin.
Si ce partage des pouvoirs, une première dans l’histoire de l’Irlande du Nord, a été qualifié d’« historique » par les médias, il n’a pourtant pas soulevé les foules des deux camps concernés.
Les unionistes, après les accords d’avril 1998, avaient délibérément empêché leur mise en application, en ajoutant une exigence nouvelle, celle du désarmement de l’IRA en préalable à la mise en place de l’exécutif. La question du désarmement avait pourtant été longuement discutée au cours des négociations et l’accord prévoyait une date, mai 2000, pour sa réalisation. La marche arrière de l’UUP avait suivi de près les élections de juin 1998, où le parti de David Trimble n’avait reçu qu’un soutien mitigé de la part de la population unioniste. La conférence du parti, le 27 novembre, a certes apporté son soutien à son président, mais avec une très courte majorité, 58 % des délégués donnant leur accord à l’entrée de l’UUP dans l’assemblée, 42 % contre, malgré les efforts, ces derniers mois, pour convaincre les militants unionistes. David Trimble a même été forcé d’accepter une nouvelle conférence du parti en février prochain et de signer une lettre de démission postdatée où il s’engage à démissionner de ses fonctions de Premier ministre de l’Assemblée au cas où l’IRA n’aurait pas entamé son désarmement. La confiance n’était donc pas au rendez-vous de ce congrès. On peut, légitimement, se demander pourquoi la question du désarmement figeait les oppositions, puisque de toutes façons, les unionistes le savent bien, les armes ne seront rendues que symboliquement. En soutenant la signature des accords, l’IRA a accepté la fin de la période de la lutte armée. Une des réponses se trouve dans la fragilité du ciment qui soude le camp unioniste. Depuis la partition de 1921, les partis protestants et l’Ordre d’Orange ont construit leur fond de commerce sur le maintien des privilèges, en termes de pouvoir politique, d’emploi, de logement et de libertés, de la majorité protestante. La garantie de l’emploi et la haine du « papiste » ont permis à la bourgeoisie protestante de souder la communauté et de faire l’économie de la lutte des classes. Son désarroi, au lendemain des accords, n’en a été que plus flagrant. Comment éviter l’éclatement du camp unioniste si l’égalité des chances, un des points fondamentaux des accords, se concrétise ? L’émergence du PUP, petit parti protestant proche de l’extrême droite par ses liens avec les paramilitaires loyalistes, mais tenant en même temps un discours anticapitaliste et favorable à l’égalité des droits entre les deux communautés, était déjà un signe, avant même la signature des accords, du morcellement à venir.
- 1999 : la délégation du Sinn Féin s’adresse aux médias à la fin des pourparlers dans les bâtiments du château de Stormont
- © John Hedges, « ‘This is the time for change’ », An Phoblacht, 27 novembre 2017.
La lutte a changé de terrain
La dévolution, ce n’est pas la réunification, encore moins la révolution. Du côté nationaliste, l’heure n’est pas à la fête non plus. L’éditorialiste d’An Phoblacht Republican news, l’hebdomadaire de Sinn Féin, écrivait il y a quelques jours : « La lutte a changé de terrain, mais c’est toujours la lutte. » Les Républicains font leurs comptes. Ils ont obtenu une reconnaissance qui était inimaginable il y a quelques années. Un ancien commandant de l’IRA, Martin McGuinness, est maintenant ministre de l’Education, au grand dam des loyalistes. Les institutions communes à la république d’Irlande et au Nord commencent à se mettre en place. Les prisonniers seront tous libérés d’ici quelques semaines, une vraie victoire pour les négociateurs de Sinn Féin, qui n’ont jamais cédé là-dessus. Les militants républicains sont bien conscients que le compte n’y est pas. Après trentre ans de lutte armée, la réunification de l’Irlande n’est toujours pas réalisée, les unionistes restent majoritaires dans un gouvernement qui légitime ce que les Républicains ont toujours nié, c’est-à-dire l’existence légale d’un mini-Etat en Irlande du Nord. Autre sujet brûlant, la démilitarisation, n’avance qu’à très petits pas. Londres s’est engagé à réduire le contingent britannique et démanteler un certain nombre de bases, mais il n’est pas question de retrait pour l’instant. Quant à la police, la RUC, elle sera réformée et non démantelée. Même si le rapport Patten prévoit des changements profonds en termes de recrutement et de méthodes, même si l’utilisation des balles en plastique n’est pas prohibée. Des policiers, mêlés dans des affaires d’assassinat, devront prêter serment et s’engager à respecter les droits de tous, indépendamment de leur appartenance communautaire.
Les responsabilités du Sinn Féin
Les ministres de Sinn Féin, ont hérité du portefeuille de l’Education et de celui de la Santé pour Bairbre De Brun, une des rares femmes de ce gouvernement. Deux « calices empoisonnés » dit le Times. Les deux secteurs sont touchés, blairisme oblige, par des coupes sombres, fermetures de maternités, suppressions de services d’urgence dans les hôpitaux, fermetures d’écoles. Sinn Féin se retrouve donc en première ligne. Ses ministres devront soit accepter la logique de la gestion capitaliste, soit mener la bataille et prendre le risque de faire s’effondre le château de cartes. La situation n’est pas simple, pour un parti qui se réclame toujours du socialisme. Un des premiers actes de la nouvelle assemblée a été de voter pour ses membres une augmentation fort substantielle de leurs salaires, qui étaient déjà confortables, alors qu’ils n’avaient pratiquement jamais siégé. Gerry Adams a qualifié cette décision de scandaleuse, en précisant que les députés et ministres de Sinn Féin touchaient le salaire « d’un ouvrier qualifié, le reste allant dans les caisses du parti ».