Le Sommet mondial du développement durable qui s’est tenu à Johannesburg du 26 août au 5 septembre 2002 devait déboucher sur un plan de mise en œuvre des engagements du Sommet de la terre de 1992 à Rio. Au-delà de la déception qui a gagné la grande majorité des 40 000 participants à ce Sommet, le rouleau compresseur du néolibéralisme aura réduit en miettes les espoirs suscités par Rio dix ans plus tôt.
À l’ombre du « consensus de Washington »
Avec le premier Sommet des Nations Unies sur l’environnement à Stockholm en 1972, une prise de conscience des effets dévastateurs de la libéralisation des échanges sur le développement et l’environnement grandit. Le rapport Bruntland en 1987 définit la notion de développement durable comme une « réponse aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ». Au Sommet de la terre à Rio en 1992, pour la première fois, les ressources naturelles font l’objet de négociations internationales. Les risques majeurs de dégradation de l’environnement (changement climatique, perte de biodiversité, désertification, pollutions industrielles, épuisement des ressources et de l’eau, raréfaction des ressources concernant la pêche) sont donc ainsi reconnus par les États. Financements substantiels, transferts de technologies, les promesses de Rio sont nombreuses. Deux conventions sont signées : l’une sur le changement climatique et l’autre sur la biodiversité. Une convention de lutte contre la désertification est mise en chantier et adoptée deux ans plus tard.
Cependant, dans le même temps, la libéralisation économique sous l’égide de l’OMC et des institutions financières internationales se déploie. Si le développement durable a pour vocation d’intégrer les trois dimensions sociale, économique et environnementale, toute réglementation (environnement, droit du travail, droits de l’homme) est subordonnée aux règles de l’OMC.
Il est symptomatique que l’année où se tient le Sommet de Rio, soit scellé le « consensus de Washington », accord entre la Banque Mondiale et le FMI faisant de la libéralisation des échanges l’alpha et l’oméga des politiques économiques imposées partout dans le monde.
Or, entre mondialisation capitaliste et développement durable, c’est-à-dire la satisfaction des besoins fondamentaux des populations et la protection de l’environnement, il y a en tout point antinomie. Le processus de libéralisation des échanges depuis cinquante ans accroît les inégalités sociales, bloque le processus de développement des pays du sud, augmente la pression sur les ressources naturelles.
Les chiffres alarmants sur les conditions de vie de la population mondiale ont largement été exposés dans la presse à l’occasion du Sommet de Johannesburg. Or, loin de se résorber, la pauvreté s’étend du fait notamment de l’augmentation de la population et des crises financières en Asie et aujourd’hui en Amérique Latine. L’effondrement des prix agricoles plonge des régions entières dans la misère alors qu’on les avait poussées à développer des cultures d’exportation pour faire rentrer des devises dans le pays, et rembourser la dette extérieure. Ainsi le prix du café a perdu près de 50 % de sa valeur depuis trois ans et est à son niveau le plus bas depuis 30 ans. 25 millions de caféiculteurs ont perdu leurs moyens de subsistance. Alors que se tient le Sommet mondial à Johannesburg, 13 millions de personnes sont confrontées à la famine dans toute l’Afrique australe. Les États-Unis, qui ne manquent pas de cynisme, envoyèrent comme aide alimentaire du riz génétiquement modifié soulevant un tollé dans les États concernés.
Depuis les années 1960, le développement massif de la pétrochimie, de l’agro-industrie, la pression des sociétés industrielles sur l’environnement a changé de nature. La dégradation de l’environnement intervient à un rythme incompatible avec le temps nécessaire à l’adaptation des espèces et des écosystèmes. Le réchauffement climatique en est l’exemple le plus criant. Résultat du niveau de concentration de CO2 dans l’atmosphère qui s’accroît chaque année, l’effet de serre et les catastrophes « naturelles » qui en découlent sont aujourd’hui inéluctables pour les décennies à venir. Pour stabiliser ce niveau de concentration, il faudrait que les pays du Nord divisent leur consommation d’énergie par cinq, ce qui évidemment ne se fera pas en un jour. Des phénomènes d’irréversibilité se produisent, mettant en danger la vie des populations elles-mêmes.
Le système économique capitaliste fonctionne sur le court terme, il est totalement incapable de prendre en compte les contraintes environnementales de long terme. Repenser notre système de production et de consommation, chercher les complémentarités entre priorités de développement et préservation des ressources naturelles, mettre en place les infrastructures nécessaires pour satisfaire les besoins en eau, en énergie, en soins de santé ou encore en transport, à un coût acceptable pour les populations, exige non seulement de sortir du dogme du marché mais remet à l’ordre du jour la réflexion sur une indispensable planification du développement à long terme. La notion du temps est essentielle dans la problématique du développement durable, et tous les acteurs et militants de cette cause savent parfaitement que la logique doit être tout autre que celle du marché et que les questions économiques, sociales et environnementales sont inextricablement liées, tout particulièrement dans les pays du Sud.
Relever le défi de la lutte contre la pauvreté, un des thèmes prioritaires du Sommet, c’est d’abord en finir avec le fardeau de la dette des pays en développement et l’asphyxie des budgets publics par les plans d’ajustements structurels du FMI. A Monterrey, l’engagement a été pris de revenir à une aide publique au développement de 0,7 % du PIB mais sans le moindre échéancier. Il faut donner aux pays du Sud la possibilité de développer leur agriculture, élément central du développement, en supprimant les subventions à l’exportation sur les produits agricoles du Nord et en stabilisant les prix à un niveau suffisant pour permettre à tous les agriculteurs du Sud de vivre de leur production. L’Union européenne et la France en particulier — qui a la production agricole la plus importante d’Europe — derrière les discours enflammés, ont montré leur vrai visage à Johannesburg en refusant toute négociation sur ce sujet. Il faut rappeler que lorsque les pays riches versent 50 milliards d’euros d’aide publique au développement par an, ils versent simultanément 350 milliards de subventions aux agriculteurs du Nord. Les subventions européennes sur le sucre entraînent une surproduction massive. Il est exporté à un prix deux fois plus faible que le prix garanti au producteur et inonde le marché mondial au détriment des pays du Sud. La situation est la même pour le coton aux États-Unis, très largement subventionné. La conséquence en est la chute de moitié des cours mondiaux du coton depuis le milieu des années 1990, ce qui a des effets dévastateurs en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest où dix millions de personnes dépendent directement du coton. Le Mali avait reçu 37 millions de dollars d’aide en 2001, il a perdu 43 millions de dollars en raison de la baisse de ses recettes d’exportation fortement dépendantes du coton.
Le désengagement des États à Johannesburg, incapables d’adopter un plan d’action avec le moindre objectif, ni calendrier, est malheureusement révélateur des choix faits ailleurs, c’est-à-dire à Doha au Sommet de l’OMC. Alors, puisque les fonds publics sont manquants, faisons appel aux fonds privés ! L’entrée en force des multinationales au Sommet de Johannesburg en tant que « partenaires privilégiés » dans ce processus est incontestablement le fait marquant de ce Sommet, mais aussi le plus inquiétant. Dans le pavillon français au centre d’exposition du Sommet, Suez, Vivendi et EDF s’exhibaient sous leur meilleur jour... Il est certain que le marché de la distribution d’eau et de l’assainissement attire beaucoup de convoitise, mais à quel prix pour le consommateur ? Quand on connaît l’opacité de la gestion de l’eau en France, les abus accumulés et la volonté de nombreuses communes de France de revenir à une gestion en régie publique, les pays du Sud auraient quelques raisons de s’inquiéter de ce qui peut leur advenir. S’ajoute chez eux le problème de l’insolvabilité d’une grande partie de la population, y compris en zone urbaine. Dix ans après Rio, faut-il encore démontrer que l’accès à l’eau potable, l’accès aux soins de santé, l’accès à l’énergie du plus grand nombre, ne peuvent être résolus ni par le marché, ni par les multinationales ? Il n’y a pas d’égalité possible dans l’accès aux services essentiels sans passer par le service public. C’est aux États de prendre leurs responsabilités dans un cadre multilatéral et de mobiliser d’abord des fonds publics pour cela.
Protocole de Kyoto vidé de son contenu
Un des rares points positifs du Sommet de Johannesburg a été l’annonce à cette occasion de la ratification du protocole de Kyoto sur le changement climatique par la Russie et le Canada, le Japon l’ayant fait en juillet. Pour que le protocole de Kyoto soit mis en application, il faut qu’au moins 55 pays dans le monde le ratifient (ce qui était déjà le cas) et que les pays dits « de l’annexe I » (pays du Nord) signataires totalisent plus de 55 % des émissions. Ce sera chose faite si la ratification de la Russie est confirmée, donc sans les États-Unis, le premier émetteur mondial de gaz carbonique. Les pays du Nord se sont engagés en moyenne à réduire leurs émissions de 5,2 % à l’horizon 2010 par rapport au niveau de 1990. C’est très peu par rapport à ce qui serait nécessaire pour stabiliser la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Ce chiffre peut cependant apparaître volontariste pour les pays dont les émissions continuent de croître fortement. Pour les États-Unis, cet engagement revient à réduire leurs émissions de 25 % par rapport au niveau de 2010 prévu. Par contre pour la Russie et les pays de l’Est qui se sont engagés à maintenir leurs émissions à un niveau identique à celui de 1990, la crise économique qui sévit a conduit à une baisse de la consommation d’énergie et donc des émissions de CO2 de 30 % à 40 % en dix ans. Si on fait donc le bilan pour l’ensemble des pays du Nord signataires du protocole de Kyoto (Europe de l’Ouest et Europe centrale, Russie et Japon), ils ne sont pas loin de tenir leurs engagements par le tour de passe-passe des fortes réductions d’émission à l’Est. Les objectifs du protocole de Kyoto n’ont donc pas grand sens si les États-Unis restent en dehors.
Le monde de la finance et de l’assurance commence cependant à s’inquiéter des effets du réchauffement climatique. Un rapport vient de sortir évaluant à 150 milliards de dollars le coût annuel pour les assureurs des catastrophes naturelles. L’ensemble des continents est aujourd’hui touché par des dérèglements climatiques, les inondations récentes en Chine et en Europe ne font que confirmer qu’il est plus que temps d’agir. En Europe, des marchés de permis d’émissions sont en train de se mettre en place peu à peu pour les industries grosses consommatrices d’énergie et le secteur de la production d’électricité. Une directive de l’Union européenne est en discussion et tous les lobbies sont à pied d’œuvre pour la rendre la « moins directive » possible, cherchant à éviter notamment la mise en place d’une taxe sur le carbone. Pour pouvoir « jouer au jeu » des échanges de permis d’émission, il faut d’abord distribuer les cartes. Il faut donc préalablement attribuer à chaque État et/ou secteur industriel des quotas d’émission, c’est-à-dire des objectifs à atteindre. Si une industrie pense ne pas pouvoir atteindre ses objectifs, elle devra acheter des permis d’émission à une autre qui, elle, aura dépassé les siens. Personne ne sait réellement aujourd’hui quel sera le résultat d’un tel marché, et le premier enjeu pour les industriels est surtout d’avoir des objectifs les plus faibles possibles. Là encore, la loi du marché est mise sur un piédestal et grâce à elle, les États européens pensent pouvoir réduire les émissions de CO2 au moindre coût ; tout le monde va gagner à cette grande loterie, à croire que tous les industriels seront vendeurs de permis d’émission, mais à qui ? Pendant ce temps, la France notamment est incapable de mettre en œuvre la moindre politique publique de lutte contre l’effet de serre.
Au pays de Georges W. Bush, comme chacun sait, la situation est pire encore : Exxon Mobil donne le la. Quelque temps avant le Sommet du développement durable, un certain nombre de sénateurs conservateurs et émissaires du monde pétrolier avaient fait parvenir à la Maison Blanche un courrier incitant le président à refuser tout débat à Johannesburg sur le réchauffement climatique et sur une Organisation mondiale de l’environnement, contrepoids à l’OMC défendu par l’Europe. Il est clair que l’administration américaine ne veut pas entendre parler d’effet de serre. Sur le second point, à l’évidence, Bush depuis le début de son mandat s’applique à mépriser toutes les institutions internationales – à commencer par les Nations Unies – et par là-même toute idée de réglementation internationale. On peut s’interroger tout autant du rôle qu’il souhaite que joue l’OMC au regard du protectionnisme que son administration déploie en matière d’agriculture ou d’acier. Dans ce contexte, l’absence totale d’initiative de Kofi Annan pour faire de Johannesburg un Sommet décisionnel n’est probablement pas un hasard, ce qui est plutôt inquiétant pour le plus grand Sommet jamais organisé par les Nations Unies.
La question de la transformation radicale des institutions internationales et plus largement d’une structuration politique démocratique à l’échelle mondiale est le problème central posé par l’échec de Johannesburg. C’est un défi majeur pour tous les militants altermondialistes. Quel processus international notamment pour l’élaboration de normes tant sociales qu’environnementales ?
Division des ONG
La grande majorité des participants du Sommet de Johannesburg étaient issus des ONG. Celles-ci revêtent bien sûr des réalités très différentes : depuis les grandes ONG du Nord (Greenpeace, les Amis de terre ou le WWF) jusqu’aux ONG locales des pays en développement, souvent relais des bailleurs de fonds, en passant par les associations de femmes et les ONG caritatives et religieuses. Elles sont néanmoins toutes confrontées à la même logique, et les gouvernements et institutions financières internationales ont largement été mis en accusation lors des multiples débats organisés durant le Sommet. Mais au-delà de ce constat sans appel, la difficulté reste de passer à l’action. Les stratégies sont, bien entendu, très différentes et Johannesburg montre pour le moins que le lobbying est loin d’avoir prouvé son efficacité. La préparation de la manifestation des sans-terre le 31 août a été révélatrice des contradictions qui traversent ce milieu. Cette manifestation comportait un double objectif : exiger d’une part du gouvernement sud-africain qu’il tienne ses promesses et prenne des mesures radicales pour fournir un toit à tous ceux qui viennent grossir les bidonvilles en périphérie urbaine et procède à une redistribution des terres et, d’autre part, peser pour qu’un plan d’action digne de ce nom sorte du Sommet. Bon nombre d’ONG sud-africaines étant liées à l’African National Congres (ANC) au pouvoir, malgré les nombreux appels à l’unité, la manifestation s’est divisée en deux, avec d’un côté les ONG sud-africaines anti-gouvernementales et les organisations étrangères présentes au Sommet tel que Via Campesina et de l’autre les ONG liées à l’ANC qui n’ont regroupé cependant qu’une minorité de manifestants.
L’interdépendance entre développement et protection de l’environnement, contenue dans la définition même du développement durable, impose une convergence des ONG qui luttent sur ce terrain avec le mouvement anti-mondialisation qui se structure peu à peu au niveau international. Ce mouvement, avec la contestation systématique et massive des Sommets du G8, a déjà marqué des points. L’opinion publique internationale est de plus en plus sensibilisée à la vraie nature des rapports Nord-Sud ; le sommet de Johannesburg a révélé le vrai visage de la mondialisation capitaliste et l’incurie des gouvernements. Le mouvement anti-mondialisation doit être le lieu de convergence des luttes sociales et environnementales pour construire un rapport de force porteur d’espoir pour l’essentiel des populations de la planète.