Les élections de février 2013 ont bouleversé les projets de la Troïka européenne, de ses soutiens en Italie et de la bourgeoisie.
Satisfaits des résultats obtenus durant les treize mois du gouvernement Monti [1], sponsorisé par la Banque centrale européenne (BCE), « les marchés » pensaient disposer d’une solution pour la prochaine législature sous la forme d’un gouvernement Bersani-Monti [2], qui aurait permis d’employer le leader du Parti démocrate (PD) en tant qu’instrument pour prévenir une montée des conflits sociaux et le sénateur à vie Monti en tant que garant de l’application de l’austérité fiscale et de toutes les autres exigences de la Troïka.
Ce n’est pas ce qui est arrivé. L’écrasante percée électorale du Mouvement 5 étoiles [3] — il obtient 25,55 % des suffrages exprimés, devenant le premier parti à la Chambre des députés sans bénéficier pour autant de la prime de sièges à la majorité, attribuée à la coalition arrivée en tête et non au parti ayant reçu le plus de suffrages — va de pair avec le résultat décevant du PD (25,42 %) et de sa coalition de centre-gauche (29,54 %) ainsi qu’avec le faible score recueilli par le centre autour de Monti (10,56 %). L’effondrement du PDL [4] — 21,56 % alors qu’en 2008 il avait fait 37,38 % — et de tout le centre-droite (29,18 %) a bien eu lieu, mais il a été en deçà des attentes. Ces résultats électoraux, combinés à une loi électorale scandaleusement antidémocratique mais aussi complexe et contre-productive du point de vue de la bourgeoisie, ne peuvent garantir une quelconque majorité politique au Parlement qui prend ses fonctions le 15 mars. Cela met en question la « gouvernance » pour une période indéfinie et annonce une phase d’instabilité et de crise institutionnelle tendancielle.
Il ne peut donc être exclu que les classes dominantes puissent être tentées par des opérations autoritaires et antidémocratiques, cherchant ainsi à réduire les difficultés institutionnelles en prenant prétexte du drame politique produit par la spéculation et par l’écart entre les taux d’intérêt des emprunts d’État italiens et allemands. L’électorat a sévèrement puni tous les partis qui ont soutenu le gouvernement Monti et qui, au total, ont perdu 8 206 516 voix [5].
La désaffection qui touche les partis « traditionnels » et « l’alchimie des politicards » se manifeste également par une nouvelle augmentation de l’abstention : 11,5 millions d’électeurs ne se sont pas rendus aux urnes, soit 24,80 %, c’est-à-dire 2,5 millions de plus qu’en 2008. Si on y ajoute les 1,3 millions de bulletin blancs ou nuls (3,59 % des inscrits), il apparaît que ceux qui ont tourné le dos à l’ensemble des candidats représentent « le premier parti », dépassant largement même le M5S (qui a obtneu 8,7 millions de voix). L’arrogance du gouvernement Monti qui prétendait avoir le soutien de la majorité des Italiens pourrait effectivement être fondée uniquement sur le soutien des trois partis, qui étaient hégémoniques dans le Parlement sortant, mais qui ne représentent désormais qu’un peu plus de 40 % des inscrits sur les listes électorales.
Faillite des partis traditionnels
La tentative du centre-gauche de conquérir la confiance des marchés et de la grande finance tout en appliquant avec un visage débonnaire les politiques monétaristes et récessives dictées par l’Union européenne (UE) a fait faillite. Cela ouvre une profonde crise d’identité dans le PD qui, de toute évidence, va pousser le parti vers de nouveaux reculs politiques et culturels. Le projet de SEL (Sinistra Ecologia Liberta, le secteur du Parti de la refondation communiste qui a choisi la collaboration avec le PD) s’effondre, pris en sandwich entre l’alliance stratégique avec Bersani et le risque d’avoir à soutenir l’hypothèse d’un gouvernement totalement contradictoire avec sa propagande électorale.
C’est également l’échec du bipolarisme qui a caractérisé la vie politique italienne depuis vingt ans, sans qu’apparaisse aucune autre proposition de structuration politique et institutionnelle.
Il faut souligner que c’est également l’échec des projets politiques et électoraux sur la base desquels des secteurs importants de la bureaucratie syndicale avait parié : la CGIL [6] qui visait un « gouvernement amical », c’est-à-dire un gouvernement Bersani le moins dépendant de Monti ; la CISL [7] qui espérait un grand succès de la liste centriste de Monti ; mais également la FIOM [8] qui aspirait à un gouvernement Bersani avec une forte présence de SEL pour l’ancrer sur la « thématique du travail ». De même que les partis du centre-gauche, tous les appareils syndicaux sont ainsi confrontés à une nouvelle crise de perspectives et seront contraints de redéfinir profondément leur orientation. Cela dans une situation où l’impasse institutionnelle risque de les pousser, au-delà de leurs divergences persistantes, à une nouvelle modération de leurs initiatives et des luttes alors que les effets dévastateurs de la crise et des attaques patronales vont s’aggraver.
Finalement, les résultats électoraux scellent également la faillite des tentatives maladroites des partis de la « gauche radicale » — PdCI [9], Verdi [10] et PRC [11] — ainsi que de l’Italie des Valeurs [12] de prolonger leur existence à travers une opération d’assemblage organisationnel dépourvu de tout projet. Leur liste Révolution civile a été confiée à Antonio Ingroia, magistrat connu pour les batailles courageuses contre la mafia, pour avoir conduit l’instruction visant Silvio Berlusconi et pour avoir contesté le Président de la République Giorgio Napolitano, mais fondamentalement inexpérimenté en politique. Révolution civile a été broyée par ses ambiguïtés et son manque de projet qui ne pouvait se résumer purement et simplement à assurer des sièges au Parlement pour les dirigeants responsables des plus récentes défaites de la gauche. Avec 2,25 % des suffrages exprimés pour la Chambre (en dessous de la barre des 3 %) et 1,79 % de suffrages pour le Sénat, elle n’obtient pas d’élus. Ce résultat désastreux menace la survie de ces partis.
Succès du Mouvement 5 étoiles
Par son extraordinaire succès le M5S recueille les résistances disparates et diversifiées et constitue un symptôme du désaccord populaire avec les recettes utilisées par tous les gouvernements précédents. C’est le produit des grandes souffrances infligées à la population après plusieurs années de crise économique, de montée du chômage, de perte brutale du pouvoir d’achat des ménages, de la précarisation des emplois, de l’accès au logements, des revenus et de la vie des millions de personnes, associée à la dégradation sociale et culturelle qui écrase les droits, la liberté et la dignité des individus.
Le contexte d’une nouvelle explosion de graves affaires de corruption concernant la gestion des institutions et leur entrelacement avec la grande finance, la spéculation et les marchés parallèles a renforcé l’attractivité et la capacité suggestive du mouvement de Beppe Grillo, qui a été « chargé » par près de 9 millions d’électeurs de punir et de faire échouer les responsables des souffrances populaires.
Au cours des 13 mois du gouvernement Monti (et plus encore au cours des deux mois de la campagne électorale) nous avons assisté à un grave recul des mouvements sociaux, à l’exception notable de la résistance contre le train à grande vitesse (TAV) au Val di Susa, de l’extraordinaire mouvement des lycéens et du mouvement parallèle des enseignants en novembre 2012, ainsi que des luttes éclatées du secteur de la santé. En général le monde du travail a connu une paralysie d’initiatives et de mobilisations ainsi qu’une fragmentation persistante et une pulvérisation des résistances à la crise.
Le succès du M5S est donc aussi le produit de cet état des luttes et des défaites sans combats face à la contre-réforme des retraites, à celle des indemnités de chômage, à celle du code du travail avec la remise en cause de l’article 18 qui encadrait les licenciements abusifs.
Ce vote représente une volonté de déléguer les protestations qui — et c’est surtout une grave responsabilité des syndicats — n’ont pas pu ou pas voulu s’exprimer sur les lieux du travail et dans les rues. Ce mécanisme de délégation qui a touché de larges secteurs de la population peut aussi s’avérer être un obstacle à un nouveau cycle de mobilisations, alors qu’un tel cycle apparaît de plus en plus nécessaire et urgent. Le mouvement de Beppe Grillo a acquis une forte popularité au sein des mouvements associatifs, mais l’organisation de la convergence de ces mouvements est complètement exclue de l’horizon culturel et politique du M5S.
Conflits sociaux et environnementaux
Le vote en faveur du Mouvement 5 étoiles est généralement associé à un vote d’opinion contre la « caste » des politiciens professionnels. C’est certainement une base solide de son succès. Mais, à y regarder de plus près, il s’avère que Grillo recueille les effets de certaines souffrances spécifiques dans des lieux où de fortes oppositions sociales ont été réalisées. C’est le cas des lieux marqués par une forte symbolisation du travail ou des zones marquées par de forts conflits environnementaux.
Tout d’abord, Grillo fait le plein de voix dans Val di Susa, ce qui lui permet de se vanter du titre de « parti contre le TAV ». Dans la « capitale » de la vallée, à Susa, le M5S obtient 42 % des suffrages, mais à Venaus, la municipalité symbolique de la lutte contre le train à grande vitesse, il dépasse les 58 % alors qu’il est à 46 % à Bussoleno et à 37 % à Avigliana, la ville la plus peuplée. Voilà pour le plus symbolique conflit environnemental.
Mais le score obtenu par le M5S — 30,86 % — égalise aussi celui du PD dans le quartier symbolique des ouvriers turinois et des usines de Fiat, à Mirafiori. Et le mouvement de Beppe Grillo arrive en tête dans la traditionnelle « ceinture rouge » de Turin : à Nichelino (35 %), à Rivalta (36 %), à Grugliasco (33 %), à Collegno et à Settimo Torinese (32 %).
Pour en rester toujours au niveau de la crise sociale, d’autres percées électorales du M5S doivent être signalées. C’est en particulier le cas de Tarante, dans les Pouilles, ville détruite par la pollution et où la plus grande usine sidérurgique européenne, ILVA, est sous le coup d’une fermeture administrative justifiée par la protection de l’environnement. Avec 27,7 % des suffrages le M5S y devient le premier parti. Mieux, dans le quartier Tamburi, voisin d’ILVA, il atteint 32 % et dans le quartier le plus ouvrier, le Paolo VI, 38 % des votants l’ont choisi. Ainsi, là où la crise de l’emploi est superposée à celle de l’environnement le M5S obtient ses meilleurs résultats.
Beaucoup plus à l’ouest, en Sardaigne, le M5S obtient 36,39 % des voix à Porto Torres. C’est le centre d’une crise à la fois pétrochimique et de l’emploi, mais de plus le lieu où les tentatives d’implanter une « industrie écologique » sont fortement contestées par les défenseurs de l’environnement. Grillo est également en tête à Carbonia (33 %) et à Iglesias (31 %) et s’affirme comme le premier parti en Sardaigne en réalisant de plus un score symbolique : avec 29,24 % c’est le premier parti à Ghilarza, dans la province d’Oristano, siège du centre Gramsci…
Le M5S a également obtenu la première position, avec 32 % des suffrages, dans les Marches (Italie centrale), une région qui avant la crise se vantait de la réussite du modèle social « doux » représenté par des entreprises comme Della Valle (chaussures) ou Merloni (électroménager) et qui, selon la Banque d’Italie, subit « les effets plus aigus que le reste du pays » de la crise. Mais le mouvement de Grillo recueille également dans les Marches les effets de l’opposition au projet autoroutier du Quadrilatero, soutenu par le Parti démocrate.
Même en Sicile le couple de la crise sociale et environnementale s’affirme. Dans la zone des « hauts risques pour l’environnement » d’Augusta-Priolo, le M5S atteint 41 % à 43 %, ainsi qu’à Gela (31,2 %).
Les succès remportés par les listes étoilées recoupent les régions les plus polluées et celles où il y a des litiges majeurs : à Vado Ligure, où 18 communes concernées se sont prononcées contre la construction d’une troisième centrale thermoéclectrique au charbon (33,4 %), à Mira, où la population proteste contre le périphérique de Venise (35 %). La même chose dans la région du Latium (Lazio), où la liste de Beppe Grillo obtient entre 26 % et 28 % avec un pic de 34,66 % à Civitavecchia (connue pour son opposition à la centrale au charbon), 31,24 % à Albano Laziale (où se trouve le site d’enfouissement et d’incinérations des déchets de la Valle del Sacco) et à Colleferro (dont le sol et les eaux souterraines sont toujours gravement polluées par la production des pesticides, interdite finalement en 2001). De même dans le province de Rimini le score s’élève à 32-34 % à proximité de l’incinérateur de Coriani, à Riccione, Coriano et Misano Adriatico.