Une fois dégagées les lignes de force de la réorganisation impériale américaine depuis la guerre du Golfe et de la suprématie des États-Unis — accompagnées des profondes contradictions produites par la conformation de la mondialisation — une question vient à l’esprit : le « réseau Al-Qaida » et Oussama Ben Laden ainsi que ses supporters talibans d’Afghanistan représentent-ils la cible centrale de la campagne militaire des États-Unis ?
Kaboul, une escale ?
Certes, l’objectif proclamé est plus vaste : « le terrorisme international ». Cette réalité reste difficile à circonscrire. Au sein de la vaste « coalition » mise en place, l’entente sur ce thème ne se fera pas aisément et en tout cas ne durera pas. Pour l’heure, l’administration Bush s’en sort : avec une déclaration sur le droit des Palestiniens à un État ; avec un silence convenu sur les réseaux hyperintégristes enracinés en Arabie saoudite et qui contestent le clan au pouvoir, allié des États-Unis ; et avec d’autres expédients diplomatiques, habituels pour une puissance accoutumée à exercer un droit d’ingérence qualifié — souvent à juste titre — de terrorisme d’État.
Avec unanimité, les porte-parole américains et britanniques annoncent que ce genre de « lutte anti-terroriste » sera long et complexe. Cela offre l’avantage de pouvoir travailler sur la concrétisation de plans qui avaient le statut de scénarios et, surtout, de préciser des desseins impériaux dans un contexte où Bush profite d’un appui peu imaginable précédemment.
Si l’objectif premier et prioritaire consiste à « déloger » Oussama Ben Laden et à écarter les talibans — tout en cooptant peut-être une fraction d’entre eux — du pouvoir à Kaboul, les efforts militaires et diplomatiques des États-Unis semblent quelque peu disproportionnés. Ou, alors, il s’agirait avant tout de faire une démonstration de force ayant une fonction politique interne — ce qui expliquerait son timing assez serré — en offrant quelques preuves imagées d’efficacité à « l’opinion internationale ». Dans cette hypothèse, qui restreint le champ d’intervention à l’Afghanistan, les États-Unis bâtiraient une action de représailles, puis, certains buts déclarés atteints, se retireraient partiellement.
Gaz et pétrole d’Asie centrale
Sans être contradictoire avec cette option, qualifiée d’immédiate, le champ des manœuvres de l’État-major américain pourrait être beaucoup plus ample. Examinons une première pièce de ce puzzle.
L’implosion de l’URSS a attribué aux Républiques d’Asie centrale (Ouzbékistan, Turkménistan, Tadjikistan, Kazakhstan, Kirghiztan) une position beaucoup plus en vue. Dans son ouvrage Le grand échiquier [1], Zbigniew Brzezinski soulignait, dans un chapitre entier, l’importance de ne pas laisser aux seules Russie et Chine le contrôle des ressources de pétrole et de gaz de la mer Caspienne et de l’Asie centrale. La littérature sur ce thème — avec sa dimension parfois de politique-fiction propre au genre — comporte certainement des milliers de pages.
Cependant, après le 11 septembre, dans divers articles consacrés à l’appui reçu, milieu des années 1990, par les talibans — de la part des États-Unis, du Pakistan et de l’Arabie saoudite — rappel est fait des projets du consortium pétrolier américain UNOCAL de construire un gazoduc et un oléoduc, partant du Turkménistan, traversant l’Afghanistan, pour déboucher sur l’océan Indien [2]. Le projet capota, entre autres à cause de la situation très précaire en Afghanistan.
Un des spécialistes reconnus des affaires pétrolières pour le Moyen-Orient, Fareed Mohamedi, dans un article du Middle East Report [3], relevait déjà l’importance, à moyen terme, des ressources en pétrole et en gaz de cette région d’Asie centrale. Il indiquait que des familles saoudiennes participaient à des investissements dans les hydrocarbures au sein de certaines nouvelles Républiques indépendantes.
Un des spécialistes israéliens de l’économie pétrolière, Paul Rivlin [4] faisait, en octobre 2000, la recommandation suivante : « Toute assistance qui peut être donnée aux pays dans la région [Asie centrale] afin de développer leurs économies et de trouver des voies de coopération où il y aurait des gains mutuels rendrait plus aisées la mise en place des pipelines et l’exportation du gaz et du pétrole. » Une société israélienne — Merhav Group — possède des intérêts importants au Turkménistan. Au cours des derniers mois, une lecture du sérieux hebdomadaire Oil & Gas Journal (OGJ) suffit à démontrer les intérêts — dans les diverses acceptions du terme — qui entourent les ressources en gaz (et en pétrole) de cette région. Le 13 août 2001, l’OGJ notait : « La Russie continue à dominer l’approvisionnement en gaz des marchés européens. » Le 10 septembre, la même publication écrit : « L’Asie centrale représente aujourd’hui une des plus importantes zones frontières dans le monde pour des recherches géologiques et des analyses, offrant des possibilités pour l’investissement dans les découvertes, le transport et le raffinage d’énormes quantités de ressources en pétrole et gaz... Ceux qui contrôlent les voies [du pétrole et du gaz] de sortie de l’Asie centrale auront une influence sur l’ensemble des destinations et des flux ainsi que sur la distribution des revenus des nouvelles productions. »
Dans cette « zone frontière », les enjeux recoupent donc aussi bien le contrôle des ressources et de leur transport que les relations stratégiques entre les États-Unis et la Russie, mais aussi la Chine, pour ne mentionner que les « acteurs » principaux. Patrick Cockburn, le 19 septembre, correspondant du quotidien anglais The Independent à Moscou, résume ainsi la situation : « La semaine passée, le ministre de la Défense, Sergueï Ivanov, a affirmé catégoriquement que même dans le cas de figure le plus hypothétique, la Russie ne voulait pas que les États-Unis utilisent les bases en Asie centrale pour sa campagne contre l’Afghanistan. Il s’avançait peut-être un peu trop. Abdoul Kamilov, le ministre des Affaires étrangères de l’Ouzbékistan, est apparu peu après en disant que son pays laisserait aux États-Unis l’utilisation de son territoire. » Cockburn poursuit : « Cela place Moscou devant un dilemme. Elle pourrait offrir des corridors aériens aux États-Unis sans réduire son influence. Mais que se passerait-il si les États d’Asie centrale commençaient à passer des accords avec l’Amérique qui, dans les faits, évincent la Russie ? [...] Pour la première fois depuis l’implosion de l’URSS, les positions des États de l’Asie centrale acquièrent une certaine importance. Moscou est quelque peu décontenancé par de tels intérêts internationaux dans son arrière-cour »
Poutine a opté pour la collaboration avec les États-Unis. De la sorte, non seulement la Russie pourra poursuivre la guerre en Tchéchénie — avec la bénédiction ou le silence de tous — mais en étant sur le terrain (ou en coparticipant), sa tâche de surveillance de la situation en Asie centrale pourrait être facilitée. Ce choix était quelque peu contraint. En effet, les cliques au pouvoir dans divers États jouaient déjà la carte d’un rapprochement avec les États-Unis. Pour l’Ouzbékistan, cette option s’insère dans une politique d’ouverture aux investissements étrangers dans le pétrole qui s’est encore accentuée suite aux décrets d’avril 2000 [5]. Le président Islam Karimov peut, en outre, être assuré d’un appui à sa féroce répression des « islamistes ».
Une installation dans l’arrière-cour russe
Cette projection américaine vers l’Asie centrale avait été éclairée, sous l’angle d’une modification dans la chaîne de commandement des forces armées des États-Unis, par Michael T. Klare. En mai-juin 2001, dans la revue Foreign Affairs, ce spécialiste reconnu écrivait dans un article intitulé « La nouvelle géographie du conflit » : « En octobre 1999, dans une exceptionnelle modification de sa géographie militaire, le Département de la défense a déplacé le commandement suprême des forces américaines en Asie centrale de celui de la région Pacifique vers le commandement central. Cette décision n’a provoqué aucun titre de presse, ni d’autres signes d’intérêt aux États-Unis, mais elle représente toutefois un changement significatif dans l’orientation stratégique américaine. L’Asie centrale était auparavant considérée comme le sujet d’une préoccupation périphérique, une région limitrophe pour le commandement du Pacifique par rapport à ses principales régions de responsabilité : la Chine, le Japon et la péninsule coréenne. Mais cette région qui s’étend des montagnes de l’Oural aux frontières ouest de la Chine a acquis maintenant une importance stratégique à cause des vastes réserves de pétrole et de gaz naturel qui se trouvent sous et tout autour de la mer Caspienne. Dans la mesure où le commandement central contrôle déjà les forces dans la région du Golfe persique, il en découle que son contrôle sur l’Asie centrale signifie que cette région va recevoir une attention soutenue de la part des personnes qui ont la tâche première de protéger le flux de pétrole vers les États-Unis et leurs alliés... Derrière ce changement stratégique, il y a une nouvelle importance donnée à la protection de l’acquisition de ressources vitales, spécialement le pétrole et le gaz naturel. »
L’ensemble de ces données laisse donc penser que — au-delà de l’engagement immédiat en Afghanistan — commence à se mettre en place un dispositif qui marque un changement important dans l’extension de la présence américaine dans cette zone stratégique. Des heurts futurs pourraient en découler, d’autant plus que les imprévus caractérisent le déroulement des guerres, surtout « nouvelles »..
Le quotidien The Wall Street Journal a suivi l’affaire de près. Vladimir Socor vient d’enfoncer le clou : « Le Kremlin affirmait que l’Asie centrale — avec ses cinq Républiques anciennement dirigées par l’URSS et maintenant indépendantes — doit être traitée comme une sphère d’influence russe. L’Amérique et plusieurs de ces pays sont en désaccord avec cette déclaration de propriété sur une région stratégique vitale. Malgré des tentatives très dures, la Russie a été incapable d’empêcher l’Ouzbékistan et le Kazakhstan de rallier une coalition volontaire anti-terroriste dirigée par les États-Unis. Et la Russie a échoué à faire basculer la position neutre du Turkménistan... Le déploiement [américain] devrait être le premier pas en direction de la construction d’un système de sécurité effectivement international pour la région, avec un engagement américain actif et à long terme [6]. »
Voilà une façon d’arbitrer, demain, que la banque française BNP-Paribas n’imaginait pas encore cet été : « La construction de nouvelles voies d’acheminement des hydrocarbures vers les marchés internationaux est perturbée par le grand jeu des puissances mondiales ou régionales (États-Unis, Russie, Chine, Turquie), qui rend délicat l’arbitrage entre les logiques commerciales et géopolitiques [7]. »
L’Afghanistan est placé aujourd’hui au centre des grandes manœuvres militaires. Une fois de plus, le peuple afghan — victime depuis fort longtemps de conflits où des États régionaux et des puissances internationales n’ont jamais hésité à utiliser par procuration « des combattants de la liberté » — va payer un prix effrayant. Mais l’armada « anti-terroriste », sur le moyen terme, va servir à bien d’autres buts dont l’intérêt est fort éloigné des rations alimentaires qui accompagnent les bombes.
Le 5 octobre 2001.