Quelques âmes bien intentionnées essayent de réconcilier le Forum Économique de Davos et le Forum Social Mondial de Porto Alegre, avec l’argument que les deux ont le même but : l’humanisation de l’économie globale. Pour moi — et je pense que je ne suis pas le seul ici qui le pense — Davos et Porto Alegre représentent deux perspectives historiques, deux projets de civilisation et deux réalités sociales opposées, antagoniques, irréconciliables. Le nouveau siècle qui commence en janvier 2001 a le choix entre ces deux chemins : une prétendue « troisième voie » n’existe pas.
Davos utilise avec fréquence le mot « dialogue ». La discussion par satellite entre des représentants des deux Forums a montré l’impossibilité de ce dialogue : simplement, il n’y avait pas de langage commun. Les gens de Porto Alegre habitent dans le monde réel, mais les porte-parole du Forum de Davos vivent sur une autre planète, dans laquelle le marché libre et déréglementé apporte le bonheur et la prospérité pour tous, et les politiques néolibérales mettent fin au chômage.
À Davos est représentée l’élite économique et politique du système capitaliste globalisé. On y trouve des banquiers, des technocrates, des entrepreneurs, des spéculateurs, des hauts fonctionnaires et des ministres qui — sauf rares exceptions — représentent les intérêts de l’oligarchie financière qui domine le marché global. Malgré leurs divergences, ils partagent la même pensée unique, le même fétichisme de la marchandise, la même « idolâtrie du marché » — pour reprendre un terme des théologiens de la libérations comme Leonardo Boff ou Frei Betto — une idole vorace qui exige des sacrifices humains. Ils représentent un système, le capitalisme néolibéral, intrinsèquement pervers, inhumain, responsable de « l’horreur économique » du chômage et de la monstrueuse inégalité sociale. Il suffit de rappeler un seul chiffre : trois billionnaires nord-américains, qui seront peut-être à Davos, possèdent une fortune équivalente au PIB de 42 pays pauvres, avec 600 millions d’habitants. Un système responsable des politiques néolibérales « d’ajustement structurel », qui sacrifient les budgets de la santé et de l’éducation au profit du payement de la dette extérieure. Un système responsable de la destruction accélérée de l’environnement, de la pollution de l’air, de la terre et de la mer, ainsi que de l’effet de serre qui pourra produire, dans quelques années, une catastrophe écologique de proportions inimaginables. Un système régi par la loi de la jungle : guerre de tous contre tous, et que gagne le plus fort, le plus féroce, le plus impitoyable.
Le projet réaliste et possible d’un autre monde
Face à cela, que représente ce premier projet de contre-pouvoir global, le Forum Social Mondial ? Il représente l’espoir, le projet réaliste et possible d’un autre monde, d’une autre économie locale, nationale et mondiale, tournée vers la satisfaction des besoins sociaux, et respectueuse de l’équilibre écologique. Le projet réaliste et possible d’une autre société, fondée sur les valeurs d’égalité, solidarité, fraternité, coopération, aide mutuelle. Nous sommes nombreux, dans ce Forum, à considérer que le socialisme est la seule alternative authentique et radicale à l’ordre de choses existant ; mais nous sommes unis, avec nos amis qui ne partagent pas cette option, dans le combat pour des revendications concrètes et immédiates : la taxe Tobin sur le capital spéculatif, la suppression de la dette extérieure, l’abolition des ainsi nommés « paradis fiscaux », la réforme agraire, un moratoire sur les OGM.
Le Forum de Porto Alegre représente aussi le projet d’une démocratie véritable, fondée sur la participation active de la population. Une démocratie qui a déjà douze années d’expérience à Porto Alegre et deux dans l’État de Rio Grande du Sud, et qui sans doute s’enracinera demain à Sao Paulo aussi.
Le Président de la Suisse, en ouvrant le Forum de Davos, a eu le culot de déclarer que Davos représente des gouvernements élus, tandis qu’à Porto Alegre on ne trouve que des ONG non élues. Qui a élu Bill Gates président de la plus grande multinationale du monde ? Quel contrôle ont les citoyens sur les multinationales ou sur les mouvements du capital financier spéculatif ? Sans parler du fait que le plus important gouvernement représenté à Davos, celui des États Unis, a eu son président élu non par le peuple nord-américain, mais par les juges du Tribunal Suprême.
Cependant, ce contre-pouvoir global ne peut se construire, croître, donner des branches, des feuilles et des fruits sans avoir des racines dans la réalité concrète locale, dans des expériences locales de gestion démocratique, mais aussi de lutte. Je ne mentionnerai que deux exemples de mouvements sociaux qui sont parmi les plus activement engagés dans le projet du Forum de Porto Alegre : la Confédération Paysanne (José Bové) et le MST, Mouvement des Travailleurs Ruraux sans Terre du Brésil. Les deux ont la force que nous leur connaissons parce qu’ils ont leur base dans des expériences locales, des besoins locaux, des luttes locales. Ce sont des mouvements radicaux, c’est à dire des mouvements qui vont à la racine des problèmes ; ils nous ont donné il y a quelques jours une belle leçon de radicalisme, en arrachant depuis la racine ce qui était pourri — dans ce cas, les plantations d’OGM de la multinationale Monsanto.
Pour conclure : une certaine presse néolibérale, pour semer la confusion, nous appelle « antimondialistes ». Il s’agit d’une tentative délibérée de désinformation. Ce mouvement, ce Forum ne sont nullement « antimondialistes » : ils sont contre ce monde, capitaliste, néolibéral, injuste et inhumain, et cherchent à construire un autre monde, solidaire et fraternel. Ce monde nouveau commence peut-être à Porto Alegre, en janvier 2001.