S’il est un pays où la chute du mur de Berlin n’a pas soulevé l’enthousiasme, c’est bien Cuba. La décennie qui s’achève alors, où les difficultés n’ont pourtant pas manqué, apparaîtra vite comme celle d’une existence finalement presque prospère face aux années à venir. De Gorbatchev, Castro ne retiendra que l’homme en qui il voit le fossoyeur du « système socialiste », ce « socialisme réellement existant » qu’il semblait considérer comme un moindre mal nécessaire, de même qu’il s’était rallié, pour ne voir que les risques de restauration capitaliste dans l’explosion de liberté du Printemps de Prague, à l’ordre imposé par les chars soviétiques en août 1968. La désintégration de l’URSS, qui, au-delà de désaccords parfois essentiels, constituait pour Cuba la grande base arrière de la lutte contre l’impérialisme et un partenaire essentiel, plonge aussitôt l’île dans une crise économique, et par là même sociale et politique, proprement catastrophique. À dire vrai, bien peu croient alors à la survie du régime castriste. Et beaucoup s’emploient à précipiter sa chute. L’arme du blocus imposé depuis trois décennies par l’impérialisme américain semble maintenant, avec les nouvelles dispositions de la loi Torricelli, aggravées encore par la loi Helms-Burton, pouvoir frapper à mort une économie en perdition.
Sucre contre pétrole
À la fin des années 1980, Cuba réalise plus des trois quarts de ses échanges avec l’Union soviétique et les pays du COMECON. C’est d’abord le débouché de son sucre, qui constitue de très loin la principale ressource de l’île, acheté à un cours largement supérieur à celui du marché mondial. En échange, ses partenaires garantissent son approvisionnement en pétrole et la fourniture de biens manufacturés qu’elle ne peut pas produire. L’agriculture même s’inscrit dans ce cadre : la mécanisation de la culture de la canne à sucre se fait avec une technologie importée de l’Est, tout comme le sont les tracteurs, les machines agricoles mais aussi les engrais et pesticides, ou encore les aliments pour le bétail. Dans ces années le choix est fait d’une intégration soutenue à l’économie du COMECON, avec la priorité absolue donnée à la production de sucre, et par là même d’une dépendance et d’une vulnérabilité accrues.
Effondrement économique
Les années 1990 n’en seront que plus difficiles. C’est d’abord une récession catastrophique dont le cours ne commence à s’inverser lentement qu’en 1993-1994. La production recule de plus de 30 %. Des secteurs entiers de l’économie sont paralysés, à l’image de la flotte de pêche désarmée faute de pétrole, qui rouille misérablement dans la baie de la Havane. La fameuse « période spéciale » décrétée par le régime est d’abord un plan d’austérité draconien, qui se traduit inévitablement par de dures privations pour la grande majorité de la population. Le pétrole est payé maintenant au prix fort sur le marché international. Le cours du sucre y est bas, et la production s’effondre. Alors que la récolte annuelle, la zafra, fournissait bon an mal an quelque 7 millions de tonnes de sucre, elle n’atteint pas les 4 millions plusieurs années de suite. Aujourd’hui encore, malgré des investissements importants dans ce secteur pour renouveler le parc machines et améliorer la productivité, la zafra ne décolle pas. L’explosion spectaculaire du tourisme a bien été la clé de la survie économique et il occupe maintenant la première place dans les apports en devises. En dix ans, le nombre de touristes est passé de quelques centaines de milliers à pratiquement 2 millions. Les investissements étrangers, concentrés dans ce secteur où ils ont bénéficié très tôt de dispositions dérogatoires favorables, ont permis de faire face aux besoins en installations hôtelières.
En dix ans, des changements spectaculaires sont intervenus dans la réalité socio-économique comme dans les choix politico-idéologiques. Cuba est sans doute un des pays où la socialisation de l’économie avait atteint un degré aussi poussé, témoin de la profondeur et de la radicalité des premières années de cette révolution socialiste authentique. L’expropriation des grands moyens de production, la nationalisation du système bancaire et des ressources naturelles, le monopole d’Etat sur le commerce extérieur, instaurés dès la victoire et les premiers affrontements avec l’impérialisme, se sont accompagnés rapidement d’une quasi-disparition de la propriété privée, qu’il s’agisse des petites exploitations agricoles ou artisanales, ou même du secteur du logement. Avec l’effondrement économique, l’Etat omniprésent et alourdi par une bureaucratie parasitaire de plus en plus pesante, ne peut pas assumer ses charges. Nombre de ses entreprises tournent à vide et si les salaires sont toujours payés, leur pouvoir d’achat, pour qui n’a pas d’autre revenu, permet à peine de faire face. La libreta, le carnet d’approvisionnement, continue à garantir un minimum, mais pas jusqu’à la fin du mois. Le peso ne fait pas le poids et le dollar, encore interdit, fait figure d’accès à un autre monde. Il faut survivre.
Les ressources du tourisme permettent de garder la tête hors de l’eau. Des mesures nouvelles, avec l’ouverture accrue aux capitaux étrangers, permettent de développer d’autres ressources, qu’il s’agisse de la production de nickel ou de la prospection et de l’exploitation pétrolières. Le dollar est légalisé. Un secteur privé de type familial se développe lentement dans le commerce, l’artisanat, les services. Les devises en provenance des familles vivant aux Etats-Unis ou les retombées de l’afflux touristique allègent quelque peu les conditions de vie d’une bonne partie de la population. Mais les inégalités sociales se creusent et la solidarité est mise à mal. La prostitution est réapparue, fille d’une misère morale et matérielle, et dit assez le lourd prix payé.
Comment survivre ?
C’est ainsi que Cuba survit. Mais que reste-t-il de la révolution cubaine ? Le discours n’a pas changé : « Le socialisme ou la mort, nous vaincrons. » La réalité, si. Dans ce monde de l’après 1989, Cuba reste intransigeant dans son anti-impérialisme et son engagement aux côtés des pays du tiers monde et c’est tout à son honneur. Mais les rapports de forces sont contraires. Le Nicaragua des années 1990 vit à l’heure de la contre-révolution triomphante, et les dirigeants sandinistes y ont perdu le pouvoir mais aussi, plus gravement, leur autorité politique et morale. L’Amérique latine craque sous la brutalité des purges néolibérales. À l’image du mouvement zapatiste, l’heure n’est pas à la contre-offensive et la stratégie de résistance s’inscrit dans la difficile durée. Si la situation internationale n’est pas favorable, des facteurs internes minent aussi la société cubaine. Les acquis remarquables en matière d’éducation et de santé sont mis à mal. L’horizon politique est des plus incertains. La décennie s’était ouverte, avec l’affaire Ochoa, sur l’une des plus graves crises politiques du régime castriste. Le pouvoir politique s’est durci dans la répression de toute voix discordante, quand bien même elles se revendiquent de la lutte pour un socialisme authentique. Plus que jamais, le parti unique est fixé comme seul horizon de démocratie politique. C’était le credo des bureaucraties totalitaires dont les régimes se sont désintégrés il y a dix ans. Cuba survit. Mais elle ne survivra vraiment que si elle retrouve, au-delà de l’évocation constante de la figure du Che, le visage d’une révolution socialiste profondément démocratique.