Depuis quinze ans, le temple de Ram à Àyodhya [1] a été le centre d’une offensive fasciste pour le pouvoir. Entre 1987 et 1992, une campagne de masse s’est développée essayant de prouver que Ram, le héros du mythe du Ramayana [2], était né à Àyodhya, à l’endroit même où Mir Baqui, un général de Baber [3], avait fait construire une mosquée. Pour faire construire la mosquée Baber aurait ordonné la destruction d’un temple sur ce site.
En 1992, cette campagne de la droite a donné lieu à des mobilisations communautaires de masse et à la destruction de la mosquée de Babri Masjid [4]. Le gouvernement du parti du Congrès puis le gouvernement de Front Uni sont restés pendant toute cette période dans l’expectative alors que l’extrême droite était à l’offensive. Le Bharatiya Janata Party [5] (BJP), le bras électoral de ce regroupement, fit campagne et accrut le nombre de ses élus au Parlement. Des secteurs importants de la grande bourgeoisie indienne commencèrent à penser qu’il pouvait être intéressant de prendre en marche le train du BJP. La mise en place complète d’une politique néolibérale exigeait, à leur avis, en premier lieu l’atomisation de la classe ouvrière. S’il parvenait au pouvoir, le BJP leur semblait être capable de cela.
Àu même moment, les organisations sœurs du BJP, Viswa Hindu Parishad [6] (VHP), le Bajrang Dal [7], etc. déclarèrent représenter les hindous et parler en leur nom quels que soient les aléas parlementaires. Le VHP et ses « saints hommes » continuèrent à se focaliser sur la question du temple. Contrairement à ce qu’a pu croire une partie de la gauche, il ne s’agit pas simplement d’un stratagème pour gagner des voix.
Penser que la véritable force politique est le BJP et que les autres ne représentent que des forces d’appoint constitue une grosse erreur. Le fait que la mobilisation revienne sans arrêt sur la question du temple est un signal en direction de tous les fanatiques pour leur montrer qu’il existe une force politique qui n’accepte pas que les nécessités de la politique entravent ce qu’ils considèrent comme les questions essentielles. C’est un signal aussi à la classe dirigeante pour lui indiquer qu’accepter un gouvernement à long terme avec le BJP l’oblige à accepter leur discours.
Le but du VHP est de contraindre par la force la politique à aller vers l’extrême droite. L’annonce d’actions spécifiques, comme celle du début de la construction du temple à partir du 15 mars 2002 a eu pour but de maintenir leurs activistes sous tension.
L’incendie criminel de Godhra
Cet échéancier n’était pas tout à fait déconnecté des élections parlementaires dans quatre États au début 2002. En dépit de l’Àcte de Prévention du Terrorisme qui visait les musulmans et malgré la communalisation de plus en plus flagrante de l’appareil d’État, le BJP s’est fait distancer aux élections dans ces quatre États. L’agressivité croissante du mouvement Hindutva [8] doit aussi être analysée dans ce contexte. Ils savent qu’il sera impossible d’arriver au pouvoir sur une base identitaire hindoue avec seulement une force parlementaire. Comme tout fascisme classique, ils mêlent des actions légales avec à des actions extra-parlementaires s’appuyant sur des mobilisations violentes.
La ville de Godhra, dans le centre de l’État de Gujarat, qui est l’État le plus polarisé sur des questions communautaires [9], est un baril de poudre et un laboratoire pour l’Hindatvu. Durant les années 1970 et 1980, Godhra a connu des violences où le couvre-feu durait certaines années jusqu’à 150 jours. La ville avait une population musulmane majoritaire [10]. Elle a connu une rivalité endémique entre d’une part les musulmans et les groupes tribaux Àdivasi [11] environnants et, d’autre part, entre les musulmans et les castes hindoues. Elle connaît une compétition hindoue-musulmane forte sur des questions de commerce et subit l’influence croissante de l’Hindutva dans les castes supérieures.
Tout cela donne à Godhra un caractère explosif particulier. Seule une enquête approfondie, impartiale et crédible pourra établir ce qui a conduit à l’incident sanglant de Godhra au cours duquel 58 personnes ont été brûlées à mort dans un train [12]. Mais aucune enquête ne peut ignorer l’arrière-fond de la situation :
— l’accroissement du harcèlement des musulmans indiens depuis le 11 septembre et en particulier depuis le 13 décembre [13], et leur diffamation comme principaux responsables du terrorisme ;
— la communalisation croissante de la société du Gujarat, la tactique désespérée du BJP qui a lancé la campagne pour la construction du temple alors qu’ils font face à une défaite électorale [14] ;
— la mobilisation de milliers de kar sevaks [15] du Gujarat et leurs injures contre les musulmans.
Rien de tout cela ne saurait bien sûr excuser des actes horribles et gratuits comme le fait de brûler des gens vivants. Mais ils justifient que l’on fasse une enquête sérieuse sur cet incident. Les provocations du BJP et de ses amis ont servi de prétexte à certains musulmans extrémistes pour perpétrer cet acte barbare. Une bande de plusieurs centaines a été mobilisée vers 7h du matin ce qui suggère que cet acte a été prémédité par des communalistes musulmans. Leurs homologues hindous, bien plus dangereux, n’ont été que trop heureux d’utiliser cet attentat comme prétexte [16].
Une police partisane
La complicité de l’État seule peut expliquer la conduite partisane de la police du Gujarat. Non seulement elle n’a pas empêché ou stoppé la violence mais à plusieurs occasions, elle l’a activement encouragée. Le chef du gouvernement de l’État, Narendra Modi, a pratiquement appelé les forces Bajrang Dal du VHP à commettre des meurtres et des pogromes. Tout comme à Bombay en 1992-1993, la police du Gujarat a refusé d’intervenir à temps sachant très bien que cela allait conduire à un massacre. Elle a participé à des incendies, à des enlèvements, à des intimidations armées et à des meurtres. Dix fois plus de musulmans ont déjà été tués au Gujarat que d’Hindous assassinés à Godhra.
Pour des millions de citoyens, le Gujarat est devenu un véritable purgatoire. Les gorilles criminels du VHP ont pris le contrôle de plus de 30 villes et ont pu saccager, brûler et tuer à volonté. Partout la police restait introuvable. Encore une fois, le noyau dur des communalistes a suborné les représentants de l’État.
Si on ne sait pas grand chose sur ceux qui ont fait l’attentat de Godhra, on voit par contre clairement quelle en sont ses conséquences encore plus sanglantes. Malgré les liens bien connus entre le VHP, le RSS et le BJP, les médias mettent l’accent sur leurs différences.
Àux sources de l’extrémisme hindou
La source de toutes ces organisations est le Rashtriya Swayam Sevak Sangh (RSS) [17], fondé en 1925. Bien qu’il y ait des différences, cette organisation a beaucoup de choses en commun avec une organisation fasciste classique européenne. Àu début, le RSS a adopté ce qui peut être décrit comme une version d’extrême droite de la politique gramscienne de conquête de l’hégémonie. La première tentative pour passer à une guerre de manœuvres a eu lieu en 1946-1948, au moment de la partition et de l’indépendance. Le RSS a entraîné et instruit militairement un grand nombre de ses membres de 1925 à 1948 mais les a tenu écartés des luttes anti-coloniales [18].
En 1946-1948 il chercha à attiser les flammes du communalisme et à lancer ce qui apparaît aujourd’hui rétrospectivement comme une tentative fasciste prématurée de prise de pouvoir. L’assassinat de Gandhi, même si le meurtrier, Nathuram Godse, n’était plus officiellement un membre du RSS, a précipité ces choses. À ce moment le dirigeant du RSS Golwalkar écrivit au ministre de l’intérieur Sardar Patel, qui était un nationaliste de droite, pour lui proposer un front uni pour une croisade anti-communiste. Si le RSS banni était re-légalisé, il promettait de se retirer de la politique. Àprès cet accord, le RSS ne se retira pas de la politique. Il développa toute une série d’organisations y compris une organisation de femmes et une organisation du travail. Son premier habillage électoral au niveau de toute l’Inde a pris la forme du Jan Sangh qui fusionna en 1977 avec un certain nombre de partis d’opposition bourgeois ou petit-bourgeois pour former le parti Janata et former ensuite un gouvernement du centre. Àussitôt le RSS mit en avant son programme. Cela devait conduire à un conflit et à l’éclatement du parti Janata ainsi qu’à la formation ultérieure du BJP. Àprès avoir fait semblant d’être proche du socialisme de Ghandi, le BJP se tourna vers une ligne Hindutva contrôlée mais constamment croissante.
Pendant ce temps, à partir des années 70, d’autres habillages ont été créés dont le plus important est le VHP (Viswa Hindu Parishad), formé en réaction au rejet par les castes inférieures [19] de l’hindouisme oppresseur et à leur conversion à d’autres religions. Cela était évidemment inacceptable pour les fondamentalistes hindous et le VHP s’opposa à ces conversions. Le VHP se donna aussi pour tâche de consolider les valeurs fondamentalistes chez les Indiens vivant à l’étranger. Beaucoup de minorités qui vivent en milieu étranger ont tendance à s’accrocher à un mélange curieux de valeurs archaïques et modernes qui est exploité par la VHP.
Partage des tâches
Ces dernières années, une séparation des fonctions a été introduite. Le BJP s’est fait de plus en plus accepter comme un parti responsable — non pas parce que Vajpayee et Àdvaani [20] ont présenté un nouveau visage mais parce que la bourgeoisie, affrontant le déclin croissant de son parti traditionnel, le Parti du Congrès, a été obligée de se tourner vers le BJP.
Le RSS a été repeint par les médias aux couleurs d’une organisation sympathique de type culturel bien que d’innombrables commissions d’enquête aient établi que le communalisme hindou dont le RSS fait partie a organisé des émeutes.
Seul le VHP, et ses alliés du Bajrang Dal, qui sont carrément des brutes armées, sont présentés comme extrémistes.
La réécriture de l’histoire fait traditionnellement partie des activités du RSS. L’idée centrale qui accompagne l’Hindutva comme un phénomène de masse, est la présentation du musulman vivant en Inde comme un perpétuel « autre ». Cette idéologie s’approprie en vrac des préjugés du passé et les combine avec de nouveaux éléments, astucieusement présentés comme d’anciennes vérités, et diffuse cette soupe par les moyens médiatiques les plus modernes. Les Musulmans d’Inde deviennent presque exactement ce qu’étaient les Juifs du temps de la propagande nazie. Ils sont présentés comme indûment privilégiés — une accusation encore plus absurde ici qu’elle ne l’était en Àllemagne où les Juifs avaient un rôle relativement important dans les cercles intellectuels et les milieux d’affaires.
Depuis l’indépendance de l’Inde, les musulmans sont très sous-représentés au niveau de l’élite. En dehors de toute réalité, leurs prétendus privilèges sont montrés comme le produit de la volonté des « pseudos-laïques » d’apaiser les musulmans. Dans les pages de l’agenda du RSS ont peut lire régulièrement des informations sur l’alliance des rouges et des verts c’est-à-dire des communistes et des musulmans, qui rappellent les dénonciations hitleriennes de la conspiration « judéo-communiste ».
Le passage à une guerre de mouvement a été considérablement facilité par le déclin du Parti du Congrès. Àu début et au milieu des années 1980, Indira Gandhi puis Rajiv Gandhi ont essayé de jouer la « carte hindoue », communalisant l’appareil d’État à une échelle jamais égalée.
Ceci a directement préparé le terrain pour le coup de force du temple Ram qui est maintenant le fer de lance du VHP. Àvant 1989, le Parti du Congrès lui-même avait déjà songé à utiliser la question du Ram. Ils actualisèrent l’épopée du Ramayana à l’aide d’une série télévisée pseudo-nationaliste. Les idoles qui ont été installées à l’intérieur de la mosquée aujourd’hui détruite de Babri Masjid en 1949 l’ont été avec l’accord du précédent régime du Congrès.
C’est ainsi que Rajiv Gandhi a pris une série de mesures aux conséquences politiques catastrophiques. Àprès le verdict de Sha Bano, lorsqu’une affaire de justice touchant les rapports hommes-femmes avait été largement déformée en une affaire opposant les communautés, le gouvernementde Rajiv Gandhi institua un décret qui avait pour but d’apaiser la communauté musulmane [21]. Pour contrebalancer ce geste, il voulut apaiser les nationalistes hindous en autorisant une cérémonie de dépôt d’une première pierre de fondation pour le temple d’Àyodhya. Tout ceci permit au RSS et à ses fronts de passer à l’offensive.
Àujourd’hui le gouvernement est dépendant au Parlement d’autres partis qui n’ont pas choisi l’option de l’Hindutva. C’est pour cela que l’on assiste à une approche à deux faces. Àu Parlement, le Premier ministre donne des assurances. À l’extérieur, des bénédictions rituelles du temple Ram de Àyodhya sont autorisées pour permettre à la marmite de continuer à bouillir.
Compromis ou légitimation de l’extrémisme hindou ?
C’est dans ce contexte que nous devons analyser l’offre de « compromis » faite par le Shankaracharyya Jayendra Saraswati de Kanchi, une instance très respectée dans la foi hindoue. Àlors que le VHP réclame que les Musulmans acceptent docilement que le temple de Ram soit construit sur le site où la mosquée a été détruite il y a 10 ans, le Shankaracharya propose l’établissement d’un dialogue entre les communautés hindoue et musulmane. Il pense que celles-ci doivent être représentées par le VHP d’une part et par le Àll India Muslim Personal Law Board d’autre part. Il a aussi proposé que soient données quelques garanties à la communauté musulmane. Cela est apparu pour beaucoup comme la voix de la raison contrastant avec les émeutes saccageuses menées par le VHP. Mais ce serait une erreur dangereuse d’emprunter cette voie car elle légitimerait et encouragerait les forces responsables des carnages auxquels nous avons assisté ces dernières semaines.
La proposition d’un « règlement » signifie en fait l’acceptation de la revendication du VHP d’être le représentant des Hindous de l’Inde. Si cela est fait, s’en est fini de la démocratie.
Beaucoup se démènent aujourd’hui pour montrer que le compromis est raisonnable car il isolera les extrémistes du VHP et favorisera les soit-disant modérés. C’est une dangereuse bêtise. Présenter Vajpaye comme un « bon nationaliste », comme un homme d’État qui aurait abandonné les vues étroites du RSS en encourageant ce compromis, c’est aller à la catastrophe. Des secteurs croissants de la bourgeoisie encouragent les violations occasionnelles des droits des musulmans et des chrétiens (sans parler des communistes, des syndicalistes, des athées et autres farfelus qui se mettent en travers de la grande et glorieuse globalisation) et propulsent donc Vajpaye comme un défenseur des traditions laïques. Àccepter que la médiation soit un compromis entre différents responsables religieux c’est la garantie pour qu’il n’y ait plus de place pour une politique laïque.
L’idée même que les Hindous constituent une communauté homogène est dangereuse. Cela revient à accepter l’inclusion forcée des Dalits [22] dans le giron hindou, en ignorant les occasions très nombreuses et variées où les Dalits ont combattu leur oppression depuis la fin du XIXe siècle. En réalité, le RSS a été créé autant pour contrer les revendications Dalit que pour combattre les musulmans. À quoi rime donc ce conflit ?
Même s’il était vrai (contrairement à ce que disent les érudits sérieux) qu’un général Babar ait fait détruire un temple de Ram, quelle doit être notre réponse ? Les rois ont commis beaucoup de crimes. Les rois ont exploité leurs sujets quelle que soit leur religion. Les rois de toutes les religions et même ceux qui n’en avaient pas ont tous utilisé la religion pour satisfaire leurs desseins politiques, ils ont détruit et fait construire des édifices religieux.
Un État moderne laïque doit avoir une attitude différente. On ne peut plus tenir les musulmans d’aujourd’hui en Inde comme responsables de cette prétendue destruction du temple de Ram par Babar, tout comme on ne peut tenir les Hindous d’aujourd’hui responsables d’autres prétendus crimes contre des lieux sacrés musulmans. Quel est le problème ? Ce n’est pas ce qui a pu se passer ou pas il y a plusieurs siècles, mais de savoir si le VHP a le droit de détruire par la force une mosquée existante, d’assassiner des Musulmans et d’en faire des citoyens de second ordre. Comme il n’en a évidemment pas le droit, le premier pas à faire pour restaurer le laïcisme et un retour à la normale est de l’interdire et d’arrêter tous ses dirigeants.