Le chaos qui règne à Bagdad et ailleurs après l’effondrement du régime de Saddam Hussein n’a rien de fortuit [1]. Il est organisé par les Etats-Unis et correspond à plusieurs objectifs. Il vise d’abord à disloquer un peu plus le peuple irakien [2], après l’avoir écrasé sous les bombes et la destruction des infrastructures vitales (eau, etc.), et ainsi à essayer de le ramener à « l’âge de pierre » [3]. Ensuite, les destructions permettent de constituer quelques nouveaux « champs d’accumulation » (Rosa Luxembourg) pour le capital américain (principalement).
Plus généralement, on doit garder en mémoire que les guerres qui déchirent la planète sont une conséquence de la mondialisation du capital. Mais, au cours des années quatre-vingt-dix, elles en sont de plus en plus devenues une composante. En Irak, le chaos ne doit certes pas atteindre un degré tel qu’il empêcherait la remise en route et le contrôle des ressources pétrolières du pays. Mais il y a hélas encore de la marge dans la barbarie. Ainsi que l’indique tragiquement l’Afrique, les « maladies de destruction massive » qui frappent les populations — au nom de la propriété intellectuelle détenue par les groupes financiers pharmaceutiques sur les médicaments qui permettraient d’éradiquer les pandémies — n’entravent nullement l’exploitation des immenses richesses naturelles que possède ce continent. De même que ni les guerres, hâtivement qualifiées d’« ethniques », ni le génocide au Rwanda n’ont bloqué la circulation de la moindre goutte de pétrole dans les pipe-lines que possèdent Elf et les autres compagnies pétrolières.
Une étape
Au cours des années quatre-vingt-dix, un ensemble de facteurs qu’il n’est pas possible d’analyser ici se sont donc conjugués pour introduire une imbrication plus étroite de l’économie et du militarisme (la « mondialisation armée »). Ce fait était généralement sous-estimé par les marxistes travaillant dans le domaine de la critique de l’économie du capital. Cependant, la guerre engagée contre l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés marque un renforcement considérable de cette imbrication. L’administration Bush considère que la préservation des intérêts des élites politiques et des classes dominantes doit être directement assurée par la force et que cela nécessite un terrorisme d’Etat fondé sur une formidable puissance de forces destructrices. Elle ouvre une étape nouvelle dans les formes de domination de la planète par les impérialismes.
La mondialisation du capital a ravagé la plupart des régions de la planète au cours de la décennie quatre-vingt-dix. L’accumulation de contradictions, dont une forme contemporaine majeure se manifeste dans un parasitisme financier de grande ampleur, s’est finalement exprimée aux Etats-Unis, Etat rentier dominant. Les mirages de la « nouvelle économie » se sont dissipés et, depuis la fin 2000, l’économie américaine est confrontée à une récession et à une aggravation considérable des déficits budgétaires et commerciaux. Déjà gigantesque en 2001, le déficit mensuel de la balance commerciale a augmenté continûment en 2002, passant de 25 milliards de dollars en décembre 2001 à 45 milliards de dollars en décembre 2002. L’Office du budget américain a calculé (début 2003) que le plan Bush transformera l’excédent budgétaire cumulé de 5 600 milliards de dollars qui était espéré d’ici la fin de la décennie à un déficit budgétaire cumulé de 2 000 milliards de dollars. Le magazine Business Week (20 janvier 2003) a titré son dossier consacré au programme budgétaire de Bush : « Guerre de classes ? » Cela traduit l’inquiétude des « milieux d’affaires » devant la fuite en avant de l’équipe au pouvoir.
Vers de nouvelles relations internationales
La décision de l’administration Bush de se passer d’un mandat de l’ONU pour mener la guerre contre l’Irak — en conséquence de son incapacité à trouver une majorité au Conseil de sécurité — manifeste avec brutalité le type d’organisation des relations géopolitiques et économiques internationales que les Etats-Unis entendent mettre en place. Il est certes clair que le désaccord lors des discussions à l’ONU ne portait pas sur le fond de l’affaire, mais sur la part respective que chacun des grands pays impérialistes qui incarne la « communauté internationale » recevrait de l’inévitable dépeçage de l’Irak (rendu possible par la résolution 1441). Le gouvernement français, en particulier, cherchait à défendre des intérêts financiers très importants.
Cependant, la voracité du capital américain ne signifie pas que les Etats-Unis veulent ou peuvent gérer seuls le chaos produit par la domination mondiale du capital financier. La mondialisation du capital s’est traduite par un entrelacement plus fort des capitaux des pays dominants, en particulier des relations croissantes entre les Etats-Unis et l’Union européenne. L’intégration transatlantique n’a pas été seulement économique, elle a été réaffirmée dans l’Otan, par exemple au sommet de Washington en 1999 et par l’invocation de l’article 5 du traité de Washington [4] utilisé pour la première fois dans l’histoire après les attentats du 11 septembre 2001.
L’ « unilatéralement » des Etats-Unis doit donc impérativement se combiner avec une architecture institutionnelle mondiale qui inclut les institutions internationales, l’ONU bien sûr, mais également les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale, OMC) ainsi que l’Otan. Le président de la Banque mondiale, James Wolfensohn, a déclaré que pour pouvoir ouvrir des crédits à l’Irak, soit une résolution de l’ONU qui légitimerait la nouvelle autorité irakienne, soit un aval des principaux actionnaires de la Banque serait nécessaire. Ce que j’ai décrit comme un « bloc hiérarchisé transatlantique » qui associe les Etats dominants et les organisations internationales demeure indispensable pour maintenir l’ordre mondial.