Le Caucase, c’est une mosaïque d’ethnies, du pétrole, des tuyaux et des guerres sous le regard des grandes puissances.
« Les Etats-Unis espèrent fortement un partenariat (avec l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie) pour s’assurer que les ressources énergétiques de la Caspienne vont aider à fortifier la paix et la prospérité pendant de nombreuses années. » C’est ainsi que Bush, le 18 septembre dernier, a salué la pose du premier boulon d’un nouveau pipeline reliant Bakou au port turc méditerranéen de Ceyhan via la Géorgie. La nouvelle installation longue de plus de 1 700 km devrait être capable d’acheminer un million de barils par jour dès 2005.
Ce pipeline est financé principalement par la British Petroleum, la Banque mondiale et par la Banque centrale européenne. Il est aussi soutenu par la compagnie étatsunienne Unocal, dont l’actuel chef de l’Etat afghan a été le représentant. Le but du projet est de sortir le pétrole de la mer Caspienne de l’étau russe. Jusqu’à présent ce pétrole a pour principal débouché le port russe de Novorossik, situé sur la mer Noire. Les autorités russes tentent de convaincre les pays riverains de la Caspienne (Azerbaïdjan, Turkménistan, Kazakhstan) de continuer d’emprunter les oléoducs russes pour exporter leur pétrole et leur gaz.
La Russie, qui est actuellement le premier fournisseur mondial de pétrole du fait de l’autolimitation des ses exportations par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), cherche à consolider sa place sur le marché et à acheminer le plus possible d’énergie à travers sa logistique. Les Etats-Unis, au contraire, souhaitent diversifier leurs sources d’approvisionnement en pétrole et en gaz. Ils vont devoir importer jusqu’à la moitié de leur consommation pétrolière. Or 65 % des ressources estimées dans le monde sont concentrés dans le golfe arabo-persique, dont 25 % pour la seule Arabie Saoudite. La Russie dispose de son côté de plus de 30 % des réserves mondiales de gaz naturel. Les pays du bassin de la Caspienne en détiennent 5 %. Le pétrole et le gaz naturel de la Caspienne (et de l’Asie centrale) sont des aspects, certes réduits, mais significatifs, de la possible diversification des approvisionnement énergétiques mondiaux. En août 1997, Bill Clinton, lors d’une visite en Azerbaïdjan, avait affirmé que le Caucase était une « zone d’intérêts stratégiques américains ».
En revanche, l’objectif stratégique de la Russie reste de garder la plus grande influence possible sur le Caucase, malgré la disparition de l’URSS et les ambitions étatsuniennes. La Russie est la grande puissance régionale. Elle garde toujours une présence et/ou des bases militaires en Géorgie, en Arménie et en Azerbaïdjan. Car le Caucase est aussi une région meurtrie par la guerre. On en compte au moins six en ce moment même. Et les récents développements de la crise tchétchène laissent redouter un nouveau front. Ces guerres sont d’abord des guerres à résonance ethnique. Elles sont le produit de l’extraordinaire mélange d’ethnies dans le Caucase : 40 peuples et groupes ethniques selon le dernier recensement soviétique sur une superficie de 465 000 km2 (15 % de moins que celle de la France). On parlerait dans la région entre 60 et 70 langues dites caucasiennes.
La politique des nationalités de Staline, outre la déportation des Tchétchènes, des Ingouches, des Katatchaïs, des Balkars, et des Meskhètes, a accentué les conflits entre les peuples de la région. Elle a consisté, par exemple, à regrouper au sein de petites républiques autonomes des peuples d’origines ethniques différentes. Elle a aussi débouché sur des découpages territoriaux à haut risque. Pour maintenir sa domination sur la région, Staline a rompu avec certains aspects de la politique des nationalités des années 1920, qui avait oeuvré à la création d’une République des peuples montagnards du Caucase. L’horreur absolue pour Staline aurait été le regroupement fédératif des peuples du Caucase dans une structure commune. Diviser c’est régner.
Aujourd’hui, les guerres ethniques du Caucase sont devenues une carte dans le jeu des grandes puissances. En Géorgie, le conflit abkhaze est utilisé par la Russie comme moyen de pression pour garder des accès plus conséquents à la mer Noire. La minorité géorgienne abkhaze (qui est musulmane) a proclamé son indépendance en 1990. Une force d’interposition russe est chargée de veiller au maintien de la paix. La Russie est accusée par la Géorgie d’avoir instrumentalisé le conflit. La capitale de l’Abkhazie est un port qui intéresse Moscou, le seul port russe important sur la mer Noire (Novorossik) étant au bord de la saturation. L’Arménie, suite au conflit du Haut-Karabagh, a mené une offensive militaire contre l’Azerbaïdjan et occupe une partie du territoire de cette République. La Russie l’a aidé à contraindre l’Azerbaïdjan à utiliser les pipelines russes pour exporter son pétrole.
L’élément nouveau dans la région est la décision géorgienne d’accepter, en mai dernier, la présence de 200 instructeurs militaires étatsuniens destinés à aider l’armée du pays à lutter contre les « terroristes » tchétchènes qui se cacheraient dans la vallée du Pankisi. Les Etats-Unis ont également incité les autorités géorgiennes à accepter la proposition russe d’organiser des patrouilles conjointes russo-géorgiennes le long de la frontière pour s’assurer de l’étanchéité du dispositif.
Moscou, de son côté, utilise le contexte de la guerre de Sharon contre les Palestiniens pour revendiquer le droit de poursuivre les combattants tchétchènes jusqu’en Géorgie. De même, Poutine cherche à négocier avec les Etats-unis un retour à une sorte d’hégémonie russe au moins relative dans le Caucase, en contrepartie d’une absence de veto au Conseil de sécurité de l’ONU contre la guerre en Irak. Il demande aussi (et aurait obtenu) des concessions pétrolières en Irak pour la société russe Ukos. Il n’est jamais trop tôt pour se partager les richesses d’autrui...
Le Caucase est au centre des enjeux stratégiques mondiaux. La Russie est obligée de concéder aux maîtres du monde plus qu’elle ne le voudrait et son hégémonie sur la région — sous surveillance des Etats-unis — est relative. Dure est la chute.