On sait depuis Destutt de Tracy [1] que l’étude du langage ouvre sur la compréhension de l’idéologie. De ce point de vue, l’ouvrage d’Alain Bihr, professeur de sociologie à l’Université de Besançon, est précédé de quelques grands textes, classiques, celui de Jean-Pierre Faye sur Les Langages totalitaires, ou celui de Victor Klemperer sur la langue nazie (LTI), ou plus récents ceux de Eric Hazan (LQR, sur le langage de la Ve République) et sous la direction de Pascal Durand Les Nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique (Aden, 2007). A. Bihr, pour sa part, envisage son analyse dans le prolongement de la « novlangue » repérée par Orwell dans son roman d’anticipation 1984. En dix-huit termes, de « Capital humain » à « Workfare », Bihr propose de présenter la manière dont le néo-libéralisme projette un écran de fumée sur le langage, afin de transformer le sens même des mots. Deux procédés massifs sont repérés : l’inversion de sens qui consiste à substituer au sens propre des mots leur contraire. Pour reprendre Orwell, cela se traduit par des slogans comme « La liberté c’est l’esclavage » ou « L’ignorance c’est la force ». Dans sa lumineuse introduction, A. Bihr applique ce procédé à des termes comme « égalité », « marché », « propriété » ou « réforme ». On sait désormais, intuitivement, que quand Sarkozy ou un de ses clones socialistes nous parle de réforme, il faut entendre contre-réforme. Le second procédé est celui de l’oblitération de sens. Par ce procédé rhétorique, il s’agit de rendre impossible l’accès au sens d’un mot, par l’intermédiaire d’un terme qui fait écran. Sont proposés, de manière très convaincante, des termes comme capital humain, charges sociales ou dettes publiques pour illustrer cette manière de parler. En fait, argumente l’auteur, s’exprime dans la langue de tous les jours, celle du journalisme, des médias ou de la vie politique, le fétichisme inhérent aux rapports sociaux capitalistes. De ce point de vue, ce livre constitue une très pédagogique approche du marxisme. Bihr exprime avec talent des capacités de vulgarisation, au sens noble du terme, des principales notions de Marx, chez lequel il puise les outils critiques de compréhension du monde contemporain. Le lecteur est donc invité à travers cet abécédaire à suivre la manière dont le langage du néolibéralisme participe au décervelage généralisé et à la régression sociale. Si le propos emporte souvent l’adhésion du lecteur, on voudrait néanmoins évoquer quelques questions que ce stimulant ouvrage soulève. La première touchant à la faible prise en compte de la dimension du genre dans le marxisme que défend A. Bihr. Les femmes ne sont guère évoquées qu’à l’occasion du travail à temps partiel, que les politiques néolibérales imposent en effet préférentiellement à ces dernières. Le sentiment qui prédomine est que A. Bihr ne retient pas vraiment la dimension spécifique d’oppression sexuelle que le néolibéralisme développe. Pourtant, d’autres dimensions, ainsi celle de l’écologie, reçoivent un traitement fouillé. On pourrait en dire de même en ce qui concerne la figure de l’étranger/immigré. L’épisode récent des tests ADN montre bien que la question de l’altérité subit de la part du néolibéralisme une véritable régression par rapport à la manière dont les libéraux avaient pu en traiter, par exemple au moment de la Révolution française. Enfin, la dimension sécuritaire/guerrière/mortifère du néolibéralisme n’est pas non plus traitée. À l’heure de la barbarie quotidienne en Irak ou en Afghanistan – demain en Iran avec le soutien enthousiaste de Kouchner-sac de riz, n’assiste-t-on pas à une course à l’abîme du néolibéralisme réellement existant ? Au final ces différentes remarques peuvent se résumer en une question adressée à l’auteur : en quoi réside la spécificité du discours néolibéral contemporain au regard de ce qu’exprimait le libéralisme ?
G.U.