Si quelque chose a changé ces dernières années au sein de la gauche grecque, cela est dû avant tout au mouvement international contre la mondialisation. Ce qui a été une référence cruciale pour le mouvement en Grèce, c’est la mobilisation de Gènes, qui a eu un retentissement très fort dans tout le pays, d’autant qu’elle faisait suite à la grève générale du printemps 2001 pour la défense des retraites. Le principal effet de ces actions a été la fondation et l’activité du Forum social grec (FSG) : le FSG a été au premier plan du mouvement contre la guerre impérialiste en Irak, particulièrement massif en Grèce. Il a eu aussi un rôle décisif dans les mobilisations organiséees pendant les six mois de présidence grecque de l’Union européenne. Le FSG constitue de fait la tentative d’unité la plus représentative de ces dernières années au sein du mouvement social grec.
Pourtant, des traditions caractéristiques de la gauche grecque sont fort loin d’être dépassées : le Parti communiste grec (KKE) et le gros des forces de l’extrême-gauche ont refusé de participer au FSG et ont choisi diverses formes d’apparition dans le mouvement anti-mondialisation. Mais au total, il apparaît bien que l’expérience de ces mobilisations, avant tout à travers celle du FSG, a créé une dynamique qui dépasse de beaucoup la crédibilité des partis et organisations de gauche. Vaut aussi en Grèce ce qu’on a remarqué ailleurs : la méfiance face aux organisations traditionnelles de la gauche, les travailleurs et les jeunes recherchant de nouvelles formes d’action collective.
Pourtant, si l’on en croit les estimations, ils ne comptent pas voter à gauche pour exprimer leur condamnation de la politique social-libérale du gouvernement PASOK (Parti Socilaiste). Il semble que c’est vers la droite que vont se diriger les votes perdus pour le PASOK, d’où le changement de direction intervenu et la candidature de Giorgos Papandreou qui tente ainsi de reconsolider la base électorale du PASOK et de viser aussi les électeurs de la gauche, et particulièrement du Synaspismos (organisation provenant du Parti Communiste dit « de l’intérieur », eurocommuniste, en opposition au très classiquement stalinien KKE).
Ainsi, après une décennie de très dures attaques anti-ouvrières de la part de la social-démocratie, alors que se sont dissipées les illusions des couches sociales qui soutenaient le PASOK, non seulement la gauche est incapable de capitaliser une partie de la désespérance sociale, mais elle est même mise sous pression par la social-démocratie ! Et cela dans une période de relative progression des mobilisations.
Forces de la gauche grecque
Tentons de présenter succinctement le paysage de cette gauche.
Le KKE constitue assurément le plus gros pôle de masse : le parti recrute, ses membres militent activement et il a retrouvé, après la grave crise des années 1990, une organisation de jeunesse. Il est implanté dans des secteurs de la classe ouvrière. Son atout principal est qu’il se présente comme un parti adversaire du compromis, en rupture avec le système politique dominant. Il a de claires et fermes positions sur l’impérialisme, l’Union européenne, l’OTAN. Dans son discours, il fait référence à la lutte de classes. Notre critique envers le KKE, c’est qu’il est sectaire, qu’il divise le mouvement de masse avec des positions nationalistes. Sa direction monolithique étouffe toute contestation interne. Mais pour bien comprendre ce que représente le KKE dans la société grecque, il faut savoir qu’on le considère généralement comme un parti du passé, dépassé pour toujours, un représentant de l’époque du « socialisme dans un seul pays » et des pouvoirs bureaucratiques des pays de l’Est. Par ailleurs, le KKE apparaît comme un organisme autarcique : rien de plus probant que la récente estimation de sa direction expliquant que le KKE est très bien protégé de l’écho à gauche de la candidature de Giorgos Papandreou du fait que ses forces sont « retranchées » !
Il y a encore peu de temps, le Synaspismos avait le profil d’une gauche modérée, qui prêchait en faveur de l’Union européenne et des coalitions gouvernementales de centre-gauche. Le Synaspismos a adopté la même phraséologie que la direction social-démocrate, dont la notion de « modernisation » est un élément clé. Se présentant comme un parti ouvert et démocratique, il pouvait apparaître comme une solution alternative à ceux qui rejetaient le KKE. Mais en même temps, bien qu’il y eût en son sein une aile anti-libérale provenant en grande partie du KKE, il n’offrait aucune théorie classiste et n’arrivait pas à recruter une base militante de masse. Et surtout, il était perçu comme une force complémentaire de la social-démocratie. Pourtant, ce parti a pris conscience de l’importance du mouvement anti-mondialisation et il s’est alors assez vite investi activement dans ses initiatives et sa construction, ce qui a renforcé substantiellement l’aile anti-libérale et a conduit à la rupture des cadres connus de son aile droite. Faisons ici quelques remarques : certes, ces évolutions du Synaspismos sont positives, mais ce n’est pas pour autant que ce parti serait devenu un parti anticapitaliste :
— une dynamique anticapitaliste est répandue à la base, mais on ne distingue aucun courant pour l’organiser en termes de thèses, de plate-forme, d’orientation ;
— ce n’est pas un parti avec une base militante de masse intervenant dans les luttes des travailleurs, au contraire du KKE ;
— la participation du Synaspismos au FSG ne l’a pas empêché de procéder lors des dernières élections régionales à plusieurs collaborations avec le PASOK pour la direction de quelques régions ;
— le Synaspismos participe pleinement au Parti de la gauche européenne (avec le PCF et d’autres partis communistes) ;
— l’angoisse fondamentale de l’appareil, c’est la survie électorale du parti. Ce qui permet de comprendre sa mobilité électorale : ses alliances électorales sont occasionnelles, fondées sur le sens pratique ! Son appel électoral ne traduit d’ailleurs qu’à un degré bien modéré le tournant radical ! En même temps, cet appel est le résultat d’un compromis établi pour obtenir le soutien électoral de forces de l’extrême-gauche qui ont coopéré avec lui pour la fondation du FSG ; et cela avec pour objectif de dépasser le seuil des 3 % nécessaires pour avoir des élus au Parlement. Aux dernières élections, un tel soutien s’était avéré la planche de salut électorale du Synaspismos !
Dispersion de l’extrême-gauche
L’extrême-gauche représente en Grèce une force réelle et combative, mais elle est organisationnelement très morcelée et pas crédible électoralement. Aux élections du 7 mars se présentent deux listes appartenant à ce courant.
La première est celle du Front de la gauche radicale, dont la force principale est le NAR (Nouveau courant de gauche, provenant de la scission de la Jeunesse communiste au début des années 1990). Cette liste n’a aucune dynamique électorale et cela résulte de la conception sectaire des organisations qui la constituent. La liste n’arrive même pas à regrouper les forces organisées d’extrême-gauche qui coopèrent avec le NAR dans le mouvement antimondialisation au sein d’Ìnitiative combattante, un regroupement qui a proclamé être à gauche du FSG et qui a eu une apparition réussie lors des mobilisations contre le sommet européen de Thessalonique, en juin 2003.
Une deuxième liste est celle de l’Alliance anticapitaliste. Il s’agit d’un pseudopode du SEK (Organisation socialiste des travailleurs, organisation-sœur du SWP britannique). Figurant comme le NAR parmi les plus grosses organisations de l’extrême-gauche grecque, le SEK n’en passe pas moins son temps à former dans les mobilisations des regroupements successifs qui ne sont que des extensions autour de lui et qui n’ont rien à voir avec les efforts unitaires de regroupements tels le FSG. L’Alliance anticapitaliste est l’un de ces regroupements, inventé pour le temps des élections et sans autre représentativité que celle du SEK.
Enfin, un autre plus petit morceau de la gauche extra-parlementaire s’oriente pour les prochaines élections vers la coopération avec le Synaspismos. La description du camarade François Vercammen dans le précédent numéro d’Inprecor ne rend compte que partiellement de la réalité [1]. Car en comparaison avec les dernières élections, le seul ajout consistant à l’alliance électorale du Synaspismos, c’est un groupe de cadres exclus du KKE ainsi que la DEA (Gauche internationaliste ouvrière, récente scission du SEK). La KOE (d’origine maoïste), la plus grosse des organisations de la gauche extra-parlementaire au sein du FSG, a finalement décidé de ne pas y participer. Ainsi, il est inexact de dire que le regroupement électoral autour du Synaspismos constitue quelque chose de nouveau et de prometteur ! Ce qu’il convient de noter par contre, c’est que cette initiative correspond davantage aux espérances pour une action commune de la gauche qui se sont développées au sein des récentes mobilisations. Et que l’alliance comprend également des forces qui ont coopéré avec succès au sein du FSG avec OKDE-Spartakos, la section grecque de la IVe Internationale. Mais telle quelle, l’alliance électorale autour du Synaspismos ne parvient pas à exprimer la dynamique sociale dont le FSG est l’une des expressions : on ne verse pas le vin nouveau dans de vieux flacons !
L’indispensable regroupement anticapitaliste
Pour notre part, nous travaillons donc à la formation d’une force « à gauche de la gauche », politiquement indépendante de la social-démocratie social-libérale. Ce qui nous semble indispensable, c’est que se forge une crédible proposition d’alternative à la gauche du Synaspismos. C’est ceci qui nous permettra d’influencer sa base dans le cas (le plus probable selon nous, si l’on se réfère à la voie que prend le « tournant de gauche » de Refondation Communiste…) où reviendraient sur le devant de la scène politique les scénarii de la gauche plurielle « à la grecque ». Dans cette perspective est indispensable un processus de recomposition de la gauche anticapitaliste qui batte en brèche les remparts qui isolent entre elles les plus grosses forces de l’extrême-gauche grecque.
Sur ce plan, il y a du travail : par exemple, la DEA ne veut ni d’un parti large de la gauche (type Refondation en Italie : un Synaspismos élargi), ni de l’unité avec les principales organisations de la gauche anticapitaliste : son action, c’est une propagande à la base du Synaspismos pour sa propre construction organisationnelle séparée ! Ce qu’il s’agit de faire apparaître à travers un patient processus de convergence et de recomposition, c’est tout simplement une nouvelle gauche : anticapitaliste, pluraliste, féministe, écologiste, aux côtés des luttes de classes des travailleurs et des combats radicaux de la jeunesse. Et notre rôle actuel à nous, c’est de constituer un « pont » entre les principales forces de la gauche anticapitaliste, qui suivent pour l’instant un cours entretenant les éloignements.