- Tu étais peut-être la seule femme « leader » de 68... mais que voulait dire être femme en 1968 ?
L. C. — Il vaut mieux partir du début et de ce que voulait dire être une femme dans une section du PCI de l’Italie du Sud au début des années soixante, quand j’ai commencé à militer dans le mouvement ouvrier. Les femmes qui adhéraient au parti étaient les épouses, les fiancées, les sœurs des camarades. Leur présence sous-entendait une présence masculine qui en était implicitement la garante. Quand une femme arrivait seule dans une section, comme je l’ai fait, et disait : « Je veux m’inscrire au parti » (à la place ils m’ont inscrite à la fédération des jeunes), une question apparaissait immédiatement dans les yeux des présents « Mais qu’est-ce qu’elle veut ? » Naturellement, comme il y avait des femmes à la direction du PCI, l’hypothèse que les femmes en question voulaient faire de la politique était concevable. Mais ce n’était qu’une des hypothèses possibles : les autres étaient presque toutes liées à ce que l’on peut facilement trouver dans une ambiance à prédominance masculine...
Je dois ajouter quand même qu’après avoir fait mes preuves, j’ai été accueillie parmi les hommes sans autre réticence ni difficulté. Mais plus tard ils se sont rappelés que j’étais une femme, lorsque je suis devenue à leurs yeux une « extrémiste », une « hérétique ». Les insultes et les calomnies étaient alors une méthode traditionnelle de la lutte politique au sein du PCI : contre une femme c’était encore plus facile.
- Sur la base de ton expérience peux-tu dire que le mouvement de 1968 était sexiste et dans quel sens ?
L. C. — 68 était sexiste parce que la société dans son ensemble l’était et la gauche aussi. J’utilise le passé, non parce que je pense que les choses ont changé profondément mais parce que, aujourd’hui, surtout dans la gauche, le sexisme se masque, honteux de lui-même. Et aussi, au fond, parce que quelque chose a vraiment changé.
Le féminisme a commencé à faire son chemin plus tard, par le processus d’une prise de conscience autonome des seuls sujets qui pouvaient définir les problèmes, les contradictions et les besoins des femmes, c’est-à-dire les femmes elles-mêmes. Ceux qui ont milité dans les années soixante-dix doivent se rappeler quel accueil était réservé dans la gauche — aussi bien la nouvelle que la vieille — aux thèmes féministes. Le féminisme semblait un élément de diversion par rapport à la contradiction entre les travailleurs salariés et le capital, une force de désagrégation qui allait dresser les militantes contre les militants et diviser le parti. Ce sont justement les femmes les plus politisées qui ont réagi avec le plus de méfiance. Mais à partir d’un certain moment, ces mêmes femmes ont pris conscience qu’un parti ne sachant pas prendre en compte les besoins spécifiques d’un sujet décisif comme les femmes n’avait pas de raison d’exister.
Ce n’est cependant qu’un aspect. 68 était sexiste mais il a marqué aussi le commencement du féminisme des années soixante-dix. Toute une génération de femmes s’est engagée dans la politique. L’activité politique et sociale impliquait dans la lutte des millions de femmes (travailleuses, étudiantes, femmes au foyer) qui sortaient de leur coquille pour se confronter avec les problèmes collectifs. Je voudrais ajouter que sans 68, il n’y aurait pas eu le féminisme comme phénomène de masse, comme mouvement de lutte.
Le féminisme existe aussi dans les périodes de paix sociale, de reflux, parce qu’il y a presque toujours une élite de femmes qui réfléchit, qui lutte, qui se fraie un chemin à coups de coude dans un monde fait sur mesure pour les hommes. Cette élite fait vivre une flamme, une lumière, qui peut servir de point de référence aux autres femmes. Il est important dans la formation des aspirations et de l’identité d’une femme de savoir que d’autres femmes ont pu y arriver. S’il n’y a qu’un seul modèle, celui de la femme au foyer, de la mère, alors c’est beaucoup plus difficile de concevoir d’autres projets.
Mais des sauts qualitatifs se produisent dans l’histoire — dans l’histoire des femmes aussi — quand de grandes forces sociales entrent en jeu, quand l’élite devient une avant-garde et ne vit plus entourée d’un univers hostile. Et le féminisme des années soixante-dix a été un grand saut qualitatif, surtout dans la conscience des femmes. C’est pourquoi je crois qu’il n’est pas contradictoire de dire que 68 était sexiste et qu’en même temps il a représenté le premier pas vers le féminisme.