Une crise mondiale de l’école

, par Equipe de rédaction

Forum départemental FSU, 6 mars 1999, à Toulouse. Résumé de l’intervention de Samuel Joshua, universitaire à Marseille, spécialiste en Sciences de l’Éducation.

Comme le reconnaît un rapport récent de l’Unesco, nous assistons aujourd’hui à une crise mondiale de l’école parallèle à la progression des effectifs scolarisés.

Exemple français : en moins de vingt ans, en l’espace d’une génération, les effectifs scolarisés au niveau du bac ont doublé. À 18 ans, plus de 80 % d’une classe d’âge est encore scolarisé. Si on observe les chiffres sur le long terme, l’évolution est spectaculaire : en 1900, 4 % d’une classe d’âge parvenait au niveau du bac. Nous en sommes arrivés à 66% au début des années 90.

Depuis, ce chiffre est redescendu à 62,5 %. Si cette tendance se confirme, cela voudra dire que pour la première fois dans l’histoire, il y a inversion du flux de scolarisation dans notre pays.

Dans quel sens parlons-nous de crise ?

À ce sujet, il faut combattre un certain nombre d’idées reçues.

Les causes sociales de la crise. Pour une bonne part, la crise dont nous parlons n’est pas une crise de l’école mais une crise de la société se répercutant dans l’école :
— un succès scolaire, même s’il continue à protéger relativement du chômage (cf statistiques sur le niveau de chômage en fonction du niveau de diplôme) n’est plus synonyme de promotion sociale ;
— l’école répercute en son sein les déchirures du tissu social (violences).

Le niveau baisse-t-il ? Le niveau général de formation de la population française s’est considérablement élevé. Au début du siècle, 10 % d’une classe d’âge avait le certificat d’étude. Le phénomène est donc complexe : certainement, le niveau moyen d’une classe de bac, à l’époque où 4 % de la population parvenait au bac, était plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui. Le niveau requis pour avoir le bac a probablement baissé. Ceci dit, quel que soit le niveau actuel du bac, il est manifestement très supérieur à celui du certificat d’études en 1900. Ce qui signifie une croissance impressionnante du niveau général de formation de la population française, notamment dans ses classes inférieures. Un ouvrier français d’aujourd’hui possède une culture générale, une capacité de compréhension des mécanismes économiques, politiques, sans commune mesure avec le passé. Voir les 2 films qui ont été faits sur les Assemblées Générales de cheminots pendant les grèves de 95, qui témoignent d’une capacité de débat, de gestion démocratique de la lutte, impressionnantes.

Le système d’éducation français est-il plus mauvais que les autres ? Il faudrait pouvoir entrer dans les détails techniques relatifs aux critères d’évaluation. Disons seulement que la plupart des chercheurs sont d’accord pour dire que le système français est actuellement le meilleur avec celui des pays scandinaves, qui est d’ailleurs très différent (le modèle anglais et le modèle italien sont lamentables, et même le modèle allemand a un niveau de rentabilité sociale très inférieur).

La politique scolaire des élites françaises

La doctrine scolaire des élites françaises est en pleine évolution. Les contradictions traversent les forces politiques. Séguin a prononcé récemment un discours sur l’école que le SNES aurait pu signer des deux mains. Par contre la Commission Européenne, et notamment son secteur Education longtemps dirigé par la socialiste Edith Cresson, est acquise à la doctrine libérale d’une école à deux vitesses.

Mais cette école à deux vitesses peut être recherchée par des méthodes différentes :

  • la méthode libérale : c’est celle de la « sélection précoce ». Fauroux, par exemple, ancien PdG de Saint-Gobain et responsable de la Fondation Saint-Simon, propose de revenir à une sélection précoce à l’âge de quatorze ans. Certains, au niveau de la Commission européenne, sont plus ultras encore et proposent de mettre le palier à l’entrée en 6e (la masse des élèves qui se verraient rejetés du cycle long « bénéficieraient » d’un enseignement mieux adapté à eux où joueraient probablement un rôle les stages en entreprise et la formation aux nouvelles technologies, base d’accès indispensable au nouveau marché informatique de l’éducation, à la mise en place duquel travaillent main dans la main les multinationales de la communication et la Commission).
  • L’autre façon d’arriver au même résultat, c’est celle d’Allègre : on ne heurte pas de front la demande de formation, mais 1° On diminue l’offre éducative, et 2° On favorise au maximum la diversification interne spontanée du système : démarche par projets d’établissements, gestion locale des moyens et des méthodes, adaptation au public scolaire des moyens, des méthodes, insensiblement des programmes et des niveaux d’exigence.

Ce qu’il y a de commun aux deux politiques sus-mentionnées, c’est qu’elles se justifient publiquement par la commisération pour les exclus du système, la nécessité de prendre en compte la diversité des publics, de lutter contre l’échec scolaire, de changer les méthodes d’enseignement. D’où l’alliance contre nature qui se dessine entre un courant pédagogiste souvent animé des plus louables intentions et porteur d’idées nouvelles et intéressantes avec une forme masquée du projet libéral de désengagement de l’État dans l’éducation.

Que faut-il changer dans l’enseignement ?

La difficulté de faire accéder la masse des jeunes à un niveau d’exigences élevé est bien sûr une réalité. D’autant plus que la pédagogie est passée, à juste titre, d’une logique de la restitution qui a prévalu très longtemps, à une logique de la compréhension. C’est légitime, notamment parce que cela favorise l’acquisition de l’esprit critique, l’autonomie personnelle face au savoir. Mais c’est beaucoup plus difficile pour l’école de rendre les enfants autonomes :
— Plus d’autonomie ne peut pas signifier moins d’encadrement, au contraire. Plus d’autonomie signifie obligatoirement plus de profs, plus d’éducateurs en général. C’est un choix de société. La part du PIB consacrée à l’éducation est très moyenne en France, quand on la compare aux autres pays. Ce n’est certes pas aux enseignants de choisir seuls la politique éducative du pays. Mais inversement, il faut que les politiques présentent honnêtement aux gens les termes du débat de société posé par la situation actuelle. Or tout est fait pour que ce débat n’ait pas lieu : démagogie, simplifications, diabolisation du « corporatisme enseignant ».
— Plus d’autonomie ne peut pas signifier remise en cause des savoirs constitués, des disciplines. Ces savoirs spécialisés sont l’outil du raisonnement, la discipline de l’esprit. Ils existent de façon séparée à l’école parce qu’ils se sont développés en se spécialisant dans la réalité de la pratique scientifique. Encore les enseignants du secondaire sont-ils infiniment moins spécialisés que ceux du supérieur.
— La solution n’est pas non plus la diminution des horaires (voir l’intéressant article de Béatrice Gurrey paru dans Le Monde, article qui montrait que les horaires ont déjà beaucoup diminué depuis quelques années dans le Primaire).
— L’aide à l’étude n’est pas une notion sans intérêt. Il est vrai que les enquêtes prouvent que les 2/3 des lycéens ont ou ont eu recours à des leçons particulières (essentiellement dans les disciplines scientifiques). Mais d’une part, il ne faut pas laisser croire qu’on peut apprendre sans travail personnel : le rôle de l’aide à l’étude devrait être non pas de se substituer mais d’organiser le travail à la maison. Par ailleurs, une véritable aide à l’étude assumée par les enseignants est-elle finançable par le système ? On peut en douter. Faudrait-il alors proposer la création d’un corps de répétiteurs ?
— L’évolution des pratiques pédagogiques est sans aucun doute nécessaire. Il ne faut pas hésiter à reconnaître que toutes les pratiques ne se valent pas. Il faut donc faciliter les confrontations pédagogiques au lieu de freiner la formation continue comme l’administration centrale s’y consacre aujourd’hui.
— Enfin, il faut sans doute aussi débattre d’une réforme des contenus : les sciences humaines (médecine, sociologie, psychologie...) paraissent notablement sous-représentées dans les programmes actuels. Un grand débat national sur ce qu’il faut enseigner aujourd’hui est nécessaire. Aucun débat de fond sur cette question n’a eu lieu en France depuis 1902 ! C’était en principe la fonction annoncée de la consultation sur les lycées, l’an passé. Mais le questionnaire ridicule et démagogique qui a finalement été proposé aux lycéens et dont aucun bilan scientifique n’a été fait (ni ne peut l’être) a détourné le sens premier de cette initiative.

Valérie Desmoulins.
Toulouse

Source : RAD24 (Réseau Action Défense des TZR)
http://rad24.free.fr/