Un jeu dangereux

, par CARASSO Laurent, DORMOY Marc, LEMAÎTRE Yvan

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Notre organisation, après avoir eu une attitude équilibrée et prudente, affirmant que Chirac ne nous protégerait pas de Le Pen, sans s’opposer à ceux qui pensaient bon de voter pour lui, a ensuite appelé « à voter contre Le Pen le 5 mai ». Cette position un peu honteuse, mais claire pour les électeurs, peut apparaître comme habile, propre à surfer sur la vague du vote Chirac, sans avoir à réellement l’assumer. Mais il serait illusoire et surtout dangereux de croire que l’on peut ainsi masquer le sens de ses positions politiques. La lutte contre la montée des idées du Front national exige une autre clarté.
La présence de Le Pen au second tour de la présidentielle a changé la donne politique. Et il est important d’en comprendre les causes pour ne pas se laisser impressionner par le jeu institutionnel.
Le 1er et le 2e tour confirment l’existence d’un vote d’extrême droite depuis 1984 à un niveau important.
Mais, en fait, Le Pen a surtout profité de la chute des partis gouvernementaux de droite et de gauche. La gauche aujourd’hui « unie » est la première à en souffrir, parce qu’elle était au gouvernement depuis cinq ans. Elle paie le prix d’une politique contraire aux intérêts des classes populaires et des jeunes, une politique à 100 % pro-patronale.
Plus largement l’ensemble du monde politique connaît une perte de légitimité, et par suite les institutions et le système politique. Dans ce contexte, l’essentiel, l’autre bouleversement, est bien le score réalisé par l’extrême gauche qui confirme l’espace électoral gagné par les révolutionnaires depuis 1995. La LCR connaît une vague de sympathie et d’adhésion qui nous place devant des responsabilités politiques nouvelles.
Faire que ce résultat soit un apport solide pour le mouvement ouvrier, c’est proposer et mettre en oeuvre une politique pleinement indépendante des partis de la gauche institutionnelle.
Il est dangereux de céder aux affolements. Nous ne sommes absolument pas dans une situation comparable à celle des années 30. La bourgeoisie n’a aucune intention de choisir l’option d’une dictature fasciste. Il n’y a pas nécessité pour elle d’attaquer les organisations du mouvement ouvrier (syndicats, partis), alors que la grande majorité d’entre eux se complaient dans une docile collaboration de classe. Ceci n’exclut pas la constitution de gouvernements avec des partis venant de l’extrême droite, comme en Autriche, en Italie et au Danemark, dont elle se sert contre les immigrés, les jeunes, et plus largement contre l’ensemble du monde du travail.
Cette dramatisation a servi à justifier le « front républicain » appelant à voter Chirac, expliquant qu’il fallait « sauver la République » en donnant du crédit au danger d’élection de Le Pen. Chacun savait que la droite, même seule, a un électorat largement supérieur à celui de Le Pen. Il était évident que l’extrême droite n’avait aucune chance d’obtenir la majorité. La gauche, par l’appel au vote Chirac, a tenté de faire oublier ses propres responsabilités, ainsi que les scores de l’extrême-gauche, de circonscrire les mobilisations de la jeunesse contre le Front national à un appel au vote le 5 mai.
Pour nous, il fallait être au cœur des mobilisations, à la différence de Lutte ouvrière, mais il ne fallait pas franchir la ligne du vote Chirac. Et même si la très grande majorité de jeunes et de salariés, mobilisés entre les deux tours, a cru utile de voter Chirac, nous n’étions en aucun cas sommés de le faire.
Il nous fallait dénoncer les responsabilités de 20 ans de politique anti-sociale qui font 20 % pour le Front national, la droite qui s’appuiera sur les voix de Le Pen pour mettre en œuvre une politique ultra-réactionnaire et qui, si nécessaire, est prête à s’allier avec l’extrême droite. Nous n’aurions pas été isolés dans le mouvement. Expliquer qu’aucune voix ne doit se porter sur le Front national, mais qu’une alternative d’en bas, des travailleurs, en dehors du cadre institutionnel, est nécessaire pour réellement combattre l’extrême droite, nous aurait permis de maintenir le dialogue avec tous ceux qui sont descendus dans la rue, en nous démarquant clairement de l’opération politique en œuvre qui visait à faire oublier les véritables responsabilités.
La force d’une organisation est d’abord d’avoir une réflexion politique collective et une orientation en fonction de la période, qui permet aux militants d’être armés pour les situations difficiles comme celle de l’entre deux tours. Sans compter que nombreux étaient ceux qui nous ont dit clairement qu’ils ne mettraient jamais un bulletin Chirac dans l’urne.

Lutte ouvrière ne s’est pas isolée du fait de son refus d’appeler à voter Chirac, mais par sa façon agressive de se positionner par rapport aux mobilisations et par sa tendance à sous-estimer le danger du renforcement de l’extrême-droite.
Et ne nous trompons pas sur la campagne menée contre Lutte ouvrière dans la presse et les partis institutionnels. Cette campagne vise toute l’extrême gauche, et donc nous-mêmes, pour tenter d’effacer le vote du 21 avril en faveur de l’extrême-gauche, qui pose objectivement la question de l’action commune des révolutionnaires.
Le Pen n’avait aucune chance d’emporter les élections en 2002 et d’instaurer une dictature. Nous savons que les scores électoraux sont la conséquence des rapports de force entre les classes, pas l’inverse !
Les scores du Front national baisseront seulement à partir du moment où les idées de l’extrême droite seront en recul dans la classe ouvrière. De ce point de vue, le combat contre toute forme d’expression du racisme et du nationalisme est une tâche centrale. Mais il s’agit surtout de démontrer que le programme du Front national est un programme pour les riches et pas pour les pauvres.
Pour sortir de l’impasse de la fausse alternative entre le vote pour le programme réactionnaire du Front national ou celui pour les partis qui gèrent loyalement des affaires du patronat, seule la mobilisation générale sur la base d’un programme d’action anticapitaliste, un nouveau « tous ensemble », avec le privé, constitue une véritable alternative.
L’extrême-droite se nourrit de la passivité du mouvement ouvrier. Sa mobilisation redonnera confiance et détournera du Front national les plus démoralisés. C’est à cette tâche qu’il faut s’atteler. Le faux pas du 5 mai ne sera qu’un épisode au regard du travail accompli à travers la campagne d’Olivier Besancenot, en continuité avec les élections européennes et municipales, ou les mobilisations du 9 juin 2001 autour des LU-Danone, dans la perspective de construire ce renouveau des luttes.

L. G, M. D. et Y. L.

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