Travail et syndicalisme en 68...

, par BARNIER Louis-Marie, MOURIAUX René, SITEL Francis

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Entretien avec René Mouriaux [*].

  • Critique communiste : Où en est la peur de la hiérarchie et l’insubordination en 1968 ?

René Mouriaux : Je dirai d’abord qu’il faut faire attention à la globalisation, du type « les ouvriers » ou « les salariés », également à l’antithèse « l’avant » et « l’après », comme si après plus rien n’était comme avant. Ce n’est pas vrai. Certaines réalités perdurent, d’autres s’amplifient. Il n’y a donc pas, en particulier sur ce sujet, une opposition aussi marquée, une coupure aussi radicale. L’autoritarisme concerne différemment les OS, d’une part, et, d’autre part, les jeunes, les immigrés, trois catégories qui au demeurant souvent se recoupent. Alors que le travailleur qualifié, voire l’OHQ comme on disait à l’époque, jouit d’une indépendance relativement forte, le personnage du contremaître concerne directement les OS. C’est une figure honnie. C’est lui qui fixe les cadences de la chaîne, donne des sanctions. Les populations les plus assujetties à cet univers de la discipline d’usine, ce sont bien ces trois catégories. Auxquelles, bien sûr, il faut adjoindre les femmes. Dans leur cas, le problème existe, qui s’est amplifié par la suite, du harcèlement sexuel. Face à ces problèmes, il y a de la révolte ouvrière avant 68. Un exemple : en mai 1967, à Sochaux, il y a eu une grève qui a été appelée le tam-tam revendicatif. Les jeunes, sur les chaînes, à la fois faisaient du bruit, un bruit assourdissant dans l’atelier, et freinaient, voire arrêtaient le travail. Cela pour manifester leur hostilité au style de commandement. Les apprentis sont également quelque peu maltraités, assujettis aux basses besognes, voire à des brimades. Ce problème du rapport à l’autorité n’existait pas que dans l’usine. Il existait aussi dans la famille. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque le jeune ouvrier remettait son salaire à ses parents, qui lui redonnaient son argent de poche. Il y avait aussi les foyers, en particulier les foyers Sonacotra, où se posait le problème de la liberté sexuelle, l’autorisation de faire venir la copine. Et c’était vrai aussi bien dans les familles que dans les foyers. Le contexte soixante-huitard va tout amplifier, parce que 68 c’est un ébranlement généralisé de la notion d’autorité. Dans le même temps, tout ne sera pas balayé, car le travail sur la chaîne est un travail sous contrôle. Dans son enquête publiée en 1980, « les travailleurs divisés », Pierre Dubois expliquait : les ouvriers sous autorité, ce sont les OS. Dans une enquête du CEVIPOF datant de 1970, nous analysions que dans les revendications venaient en premier le salaire et le temps de travail. La question de l’autorité n’était pas un thème porté par tout le monde. Avant 68, et encore après, la contestation s’amplifie, mais le thème de l‘autogestion et l’exigence d’une certaine liberté d’expression individuelle et collective dans le travail ne sont pas encore au cœur des protestations ouvrières. Il s’agit d’un thème présent, mais seulement en voie de structuration. Il est parfois avancé que la désyndicalisation commence en 1968. Statistiquement, c’est inexact. En dépit d’une hausse des effectifs, liée à la dilatation du salariat, le taux de syndicalisation plafonne. Il ne régressera qu’à partir de 1976. En revanche, la méfiance envers les « appareils » s’intensifie à partir de 1968.

  • Critique communiste : Comment ce rapport à l’autorité était-il vécu dans le syndicalisme ?

René Mouriaux : Ce problème ne se joue pas de la même façon dans la CGT et dans la CFDT. La CGT a un rapport plus traditionnel à l’autorité. Cela se voit y compris dans la formation : à Courcelles, il y a le bureau du maître, et les formés derrière des tables en vis-à-vis.

  • Critique communiste : Et fixées au sol, pour éviter les initiatives pédagogiques...

René Mouriaux : À la CFDT, les tables sont disposées en cercle. Il existe un souci pédagogique ancien, qui remonte à Paul Vignaux, et la préoccupation d’une pédagogie plus ouverte. On peut également relever en interne le rapport à l’autorité. Dans les congrès, les estrades mettaient en scène le Bureau confédéral, qui représentait l’autorité. Ce rapport de révérence n’existait pas à la CFTC, puis à la CFDT. Autant dire que le phénomène gaulliste est loin d’être un accident de l’histoire, et il ne faut pas oublier que Pie XII n’était pas très éloigné. A cette époque, les institutions fonctionnent à la respectabilité et à l’ordre. Et la CFDT elle aussi baigne dans cette culture.

  • Critique communiste : Pourtant il y a eu Vatican II ?

René Mouriaux : Bien sûr, et le personnalisme pousse à l’égalité. Si l’on revient à la CGT, relevons qu’il y a les dirigeants. D’ailleurs, la formule, c’est former des cadres. La référence à la discipline ouvrière est transposée dans le syndicat. Il y a ceux qui ont une vision d’ensemble, et la base est appelée à adopter les vues du sommet. La circulation des idées existe, mais sous contrôle. Plus tard, on dira qu’il faut désacraliser le Bureau confédéral. Certes, localement, l’autorité est jugée lointaine, et souvent on est susceptible d’agir à sa convenance. Mais on ne le dit pas ! Une prise de liberté locale est possible, mais il convient de la pratiquer sans l’ériger en doctrine. Si cela commence à se structurer en revendication d’autonomie, on échappe à la discipline, et cela devient un problème. On ne passe pas facilement d’un univers hiérarchique et de tutelle à un univers d’égalité et d’horizontalité. Cela ne saurait se mettre en place très vite, mais il existe des tentatives. Le critère, c’est la pratique, et ce qui se dit ou pas. Dans la CGT, on dispose d’une liberté, mais c’est à condition de dire qu’on est fidèle aux consignes et qu’on les applique.

  • Critique communiste : Quelle est la revendication concernant la réduction du temps de travail ?

René Mouriaux : Dans son ouvrage, Une Nouvelle classe ouvrière, Pierre Belleville, qui est dans la mouvance de la CFDT, explique que les revendications qualitatives ont de la peine à pénétrer et que les ouvriers préfèrent les heures supplémentaires. Dans les années 1964, c’est une réalité. Dans le même temps, il y a une usure, notamment pour les OS. L’intensification des cadences a commencé, même si elle sera surtout ultérieure et que le problème éclatera avec les grèves de Renault dans les années 1970, mais il y a déjà une difficulté à tenir les cadences. Donc le temps de travail est une préoccupation. Mais il est abordé sous différents angles. On distingue dans le temps de travail l’âge de la retraite, les congés payés, et seulement après la durée hebdomadaire. Cette durée hebdomadaire, on y touche peu. Le projet de protocole d’accord de Grenelle, non signé, dit simplement qu’on va tendre au retour aux 40 heures. Et cela se fera après. En revanche, on va donner davantage de souplesse, c’est le terme utilisé, concernant l’âge de la retraite. On va passer de 65 ans à 60 ans. Et sur les congés payés, on passe de deux semaines, à trois, puis à quatre. Mais Mai 68 n’a pas posé le problème de façon aiguë. Il y a eu des engagements, le processus de retour aux 40 heures se fera lentement. L’extension à la cinquième semaine de congés se fera avec Pompidou. Et, chose qu’on oublie complètement aujourd’hui, la mensualisation. Ce fut la grande avancée sociale de Pompidou. On sort du système horaire, donc d’une certaine pression. Cette mensualisation, la CFDT y est complètement favorable, alors que la CGT dans un premier temps la combat. Pour une raison d’un économicisme typique de l’époque. Le patronat veut se garder l’argent qu’il mettra en banque, alors qu’en payant semaine après semaine…

  • Critique communiste : Dans le même temps, le salaire aux pièces se réduit au cours de ces années ?

René Mouriaux : Le salaire aux pièces n’a pas été prohibé. Mais, au moment où on rentre dans la mensualisation, les bonis sont tués dans l’oeuf. Comme aujourd’hui où on nous parle d’heures supplémentaires alors qu’il y a annualisation. Mai 68 n’a pas bouleversé la donne dans le domaine de la réduction du temps de travail, il a alerté, témoigné de la sensibilité, et à terme a provoqué un abaissement de l’âge de la retraite, un allongement des congés payés. Mais pour le retour aux 40 heures, le patronat a freiné à mort. A la fois parce qu’il y a une question d’organisation, les 4x8 sont remis en cause si on baisse trop le temps de travail, et surtout la plus-value s’enfuit. C’est un sujet névralgique ! Par la suite le patronat jouera sur la diversification des horaires, les horaires individuels, personnalisés, et le mouvement syndical se trouvera embarrassé, une série de pratiques, concernant la distribution des tracts, les AG... se trouvant perturbées.

  • Critique communiste : Quelle était la perception de la pénibilité du travail ? C’est une question qui rejoint la précédente : si on veut réduire le temps de travail, c’est que le travail n’est plus le centre de la journée...

René Mouriaux : Le problème de la pénibilité du travail se pose. On se souvient tous du film sur la reprise à Wonder : « Je ne veux pas rentrer, c’est trop dégueulasse ! ». Il n’y a pas eu de prise en compte de cette question dans les négociations de Grenelle. Il y avait 15 thèmes, mais, en dépit de l‘importance de la grève, peu de créativité revendicative de mai 68. Grenelle, c’est la production de l’accord CGT-CFDT du 10 janvier 1966, qui a été actualisé en mai 68. Mais sans thèmes nouveaux. L’autogestion n’a pas été mise en avant, sauf si on y inclut la création de la section d’entreprise. Mais il s’agit là d’une revendication antérieure qui faisait partie du corpus de la CFDT et de la CGT, et qui avait été traitée au Conseil économique et social. Elle était née du besoin du mouvement ouvrier, mais ce n’est pas Mai 68 qui l’a provoquée. La pénibilité est présente, mais n’est pas traitée. C’est par la suite, au moment des grèves des OS des années 1970, qu’est engagée la réflexion d’Yves Delamotte sur les conditions de travail, et qu’est créée l’ANACT. Mai 68 a contribué à ce mouvement, mais indirectement. La question allait être portée par la vague suivante, celle des révoltes des OS en réaction à l’intensification des cadences. Ainsi que par le fait que, dans certaines productions, l’augmentation des rebuts devint un problème. Par exemple, dans la fabrication des petits fromages cubes pour l’apéritif, le taux de déchets était inouï. Donc le patronat a été obligé de changer. Il y a eu à la fois la révolte, la fatigue physique, la contestation, et puis le résultat, les cadences infernales provoquant une mauvaise production. Est-ce que cela a joué aussi dans l’automobile ? Sans doute, mais je ne dispose pas de statistiques. Il y a ce que les Américains ont appelé le mondaycar, les voitures du lundi, avec beaucoup de rebuts, sur les parkings des masses de voitures qu’il fallait réviser, sabotage ou pas, parce que la production débouchait sur trop de mauvais produits. C’est en réponse à ce que le taylorisme engendrait et aux questions de santé qu’avec l’ANACT se sont mises en place certaines réformes. La question est donc double, à la fois de dignité au travail et de rentabilité. Dans les ports, par exemple, avec les fenwicks, l’utilisation des containers, l’amélioration des conditions de travail a conduit à une importante augmentation de la productivité. On voit la logique d’un système qui se boucle. La pénibilité est inséparable de la qualité, donc de la concurrence pour une France qui, avec le Marché commun, s’ouvre de plus en plus et se trouve en rivalité avec les autres pays européens, en particulier l’Allemagne.

  • Critique communiste : S’il y a coïncidence entre la montée de la réduction du temps de travail et la prise en compte de la pénibilité, n’est-ce pas parce qu’il commence à y avoir, dans l’imaginaire ouvrier, et donc dans le discours syndical, prise de distance par rapport au travail ?

René Mouriaux : Je pense aux initiatives de Mendès-France, qui avait aidé à créer un centre d’étude sur le travail des jeunes, qui ensuite a fusionné avec le Centre d’étude de l’emploi. Il ne faut pas oublier qu’en mai 68, il y a une révolte contre le chômage. Jacques Chirac est le premier secrétaire d’Etat à l’emploi depuis 1945. On était un pays d’immigration, et on commence à être atteint par le chômage. C’est 250 000 chômeurs, mais c’est vécu comme une tragédie, une menace. Et, dans 68, est présente une réponse : nous ne voulons pas de ce chômage ! Ce n’est pas vécu en tant que tel, mais c’est présent. Les premiers travaux que nous avons menés avec Jacques Capdevielle portaient sur Lyon. Il y avait eu des manifestations pour la défense de l’emploi à Lyon, en 1967 ! Manifestations considérables, et qui touchaient les jeunes. Il y a du chômage, et le travail n’est pas plaisant. D’où une prise de distance, mais qu’il ne faut pas exagérer, comme l’ont fait certains théoriciens, tel celui du CERCETJ, le Docteur Rousselet qui a lancé en 1974 le thème de l’allergie au travail. Les statistiques de l’INSEE en 1970 montrent qu’il s’agit davantage d’une interprétation rétrécie que d’un vécu, parce que le souci d’avoir un travail existe. La distanciation est plus mentale que réelle. On ne veut pas un travail pénible, ni être asservi, mais on en a besoin. Les discours cohabitent : nous ne voulons pas que la vie soit mangée par le travail, mais nous voulons du travail pour pouvoir vivre. L’allergie au travail coexiste avec le désir d’avoir un travail. C’est une contradiction inhérente au salariat. Sur la pénibilité du travail, il y a une rupture de génération. Marc Piolot, responsable du centre de formation de la CGT, un homme de grande qualité qui avait animé des stages sur les conditions de travail chez les dockers, m’a raconté une séance en 1969. Celle-ci se déroulait bien, mais il sentait un manque d’adhésion. Le responsable du groupe lui dit : « ce n’est pas comme ça qu’il faut l’aborder. Beaucoup de gars cherchent l’accident, ils prennent un crochet et se blessent eux-mêmes pour se mettre en arrêt maladie. Ton stage ne répond pas à ça ». Pour la génération post-guerre, la violence faisait partie de la vie quotidienne. Celle-ci allait ensuite se diluer et paraître absurde aux nouvelles générations. Il y a eu une modification importante du contexte culturel. La croissance, l’élévation de la formation, l’éloignement de cette culture de guerre, tout cela a pesé, y compris sur la discipline, mai 68 y a participé. Quand De Gaulle dit que ce qui se passe lui apparaît insaisissable, il témoigne que c’est lui qui appartient à une culture antérieure.

  • Critique communiste : Et les organisations syndicales, comment ont-elles saisi ces transformations ?

René Mouriaux : En Mai 68 et après, on a opposé revendications qualitatives et quantitatives. Il y aurait la bonne CFDT, qui passe à une autre culture, et la CGT, qui demeure traditionnelle. Il y avait une tension, des stratégies différentes, et des évaluations proches de l’opposition sur l’importance du salaire, mais en même temps l’opposition quantitatif/qualitatif est abstraite. Quand en 68, on obtient 33 % d’augmentation du SMIG, cela met des gens la tête au dessus de l’eau, c’est qualitatif. La création de la section d’entreprise a un coût, en locaux, en temps, c’est aussi quantitatif. Y compris avec l’efficacité économique qui est celle d’un salarié plus libre. Cette opposition m’a toujours déplu, mais elle fait partie de l’idéologie de 68. Le livre de Maurice Tournier sur les Mots de Mai la reprend telle quelle. Il est resté CFDT, de la grande veine. Avant le recentrage, dans la phase de radicalisation, la CFDT a beaucoup apporté. L’enjeu, c’était que la CGT apporte le sens de l’histoire, l’enracinement revendicatif, et, de l’autre côté, que la CFDT ouvre à la perception des jeunes et du renouvellement. Seconde remarque, sur la compréhension syndicale. La CFDT a été de plain-pied avec le mouvement, mais avec aussi des réserves. N’oublions pas que le fondateur du SGEN, Paul Vignaux, était atterré par le soutien au gauchisme, la mise en cause de la culture. Il y avait un conflit qui éclatera plus tard avec Edmond Maire. Ils étaient en désaccord quant à cette acceptation non critique du mouvement étudiant. Et, de l’autre coté, ce qui a compliqué la démarche de la CGT, c’était le PC. La CGT a approuvé le mouvement de grève, le blocage venait du côté du PC. C’est Garaudy qui a commencé à évoquer la chose. Peut-être qu’à l’occasion de ce 40e anniversaire, Georges Séguy va en dire plus. Prenons la question de Billancourt. Séguy savait très bien que la section était pour poursuivre la grève. Il a essayé de faire que Mai 68 soit traité au mieux, dans des conditions politiques où il ne voyait pas les moyens de se distancier de la stratégie du PC. Il voulait que le mouvement social soit mieux considéré, et que la CGT s’y déploie au mieux. Il y a encore à réfléchir. Le film « Droit d’inventaire » parle de Georges Séguy comme d’un communiste sectaire. Toute la première partie de la grève, Séguy l’a conduite en accord avec Eugène Descamps, de la CFDT, auquel il téléphonait fréquemment, et qu’il rencontrait secrètement. Ce n’est pas un positionnement sectaire, ni la démarche d’un sectaire ! Séguy avait compris la portée de l’enjeu, et il a fait ce qu’il a pu, dans les conditions existantes, de division et de son allégeance au PCF. Il était communiste, il ne pouvait pas mentalement entrer en dissidence. Il a utilisé au maximum les capacités de la CGT pour que celle-ci ait le comportement le plus à même de tirer de ce mouvement des bénéfices, à la fois pour la classe ouvrière et pour le mouvement ouvrier. Cela se discute, mais des données importantes me poussent à développer cette ligne d’analyse.

  • Critique communiste : Que s’est-il passé pour le mouvement syndical français, la CGT et la CFDT essentiellement, percuté par Mai 68 ?

René Mouriaux : Mai 68 est l’enfant de l’accord du 10 janvier 1966. De la scission de 1947-1948 jusqu’à 1966, le mouvement ouvrier français est profondément divisé. Sur le plan politique — socialistes/communistes, et extrême-gauche avec la montée du PSU —, et sur le plan syndical avec la triple partition FO-CGT-CFTC. Nous avons un mouvement ouvrier désarticulé et sur la défensive. Certes, on met en avant la grande grève du mois d’août 1953, et la grève des mineurs de 1963, mais ces deux mouvements sont défensifs. L’accord de 1966, c’est une rupture. Avant, la CGT faisait de FO l’interlocuteur. A présent, la CFDT apparaissant comme capable de drainer des forces nouvelles et d’apporter quelque chose, on se tourne vers elle. Il s’agit d’un changement culturel et stratégique tout à fait important.

  • Critique communiste : C’est la CGT qui a pris l’initiative ?

René Mouriaux : C’est la CFDT. On l’a assez reproché à Eugène Descamps. La déconfessionnalisation de 1964 avait affaibli la CFDT, qui a perdu 10% de ses effectifs, et la minorité qui a réussi dans son projet de déconfessionnalisation se trouve dépourvue de perspective. Il règne un certain trouble : vers où aller ? Cela au moment où le patronat contre-attaque. 1965, c’est la charte libérale, 1967, les ordonnances sur la Sécu. Descamps, qui avait de l’intuition et une vraie trempe ouvrière, un grand militant, s’est posé la question d’une nécessaire perspective. Il a secoué, pris des contacts, affirmé : « nous allons en sortir par une alliance avec la CGT ». Cela a bousculé l’anticommunisme de la CFDT. Cet accord du 10 janvier a provoqué un mouvement, la résistance aux ordonnances, mais qui ne fut pas assez important. Dans le programme CFDT de 68 avait été ajoutée la suppression des ordonnances de 1967. Mais, malgré 6 millions de grévistes, Grenelle n’a pas touché aux ordonnances. Pour deux raisons. D’une part, Pompidou en a fait une question personnelle : « me demander de retirer les ordonnances, c’est me demander de démissionner ! ». Donc c’était la crise de régime dont personne ne voulait. D’autre part, cela permettait l’alliance avec FO. La réforme de 1967, c’était le partage des caisses moitié-moitié entre le patronat et FO. Cet accord de 1966 a provoqué des troubles dans la CFDT et il a connu des moments difficiles, parce que la CGT poussait à ce que le PCF soit impliqué dans les luttes et que ses dirigeants montent à la tribune lors des manifestations, alors que la CFDT récusait ce type d’alliance. Il n’a donc pas tout réglé, mais il a provoqué une aspiration, une confiance, et il a vraiment modifié le panorama. D’ailleurs 68 n’a pas apporté plus que le contenu de l’accord. Cette question, la CFDT y était davantage sensible, parce qu’elle se construisait, et était donc attentive à ce qui se disait pour prendre prise dans le monde ouvrier nouveau. En revanche, de la CGT, Frachon disait que c’était une vieille dame. Elle ne souhaitait pas remettre en question son héritage, son autorité, son expérience. En exagérant un peu, on pourrait dire qu’elle considérait que c’était plutôt à la classe ouvrière de se conformer à ses idées que l’inverse, et qu’elle n’avait donc pas à interroger le corpus qu’elle avait construit. Un corpus largement influencé par le Parti communiste, mais il ne faut pas oublier que l’influence s’est aussi exercée dans l’autre sens. Par exemple, dans la Fonction publique, il n’y avait pas de réflexion particulière du PCF, ce fut la CGT, l’UGFF, qui fournit au PC ses propositions de loi et sa conception. Dès la Libération, Pruja, secrétaire général adjoint, est membre du cabinet de Thorez. La courroie de transmission marchait alors dans l’autre sens. Nous avions donc un mouvement ouvrier installé dans la division et une CGT qui s’était ossifiée, subissant une bureaucratisation sans bureaucrates. Parce que la CGT était petite, ce n’est qu’après 68 que vont se développer les mises à disposition, sous Chaban-Delmas et Delors. Mais la notion d’appareil est indépendante de la taille de l’appareil. Ce mouvement ouvrier, structuré mais également ankylosé par la division, va devoir être bousculé par la réalité. Il y a des exceptions. Séguy, à sa manière, fait partie de ceux qui pensent qu’on ne peut continuer ainsi. La CGT a été soumise à une répression d’Etat (l’expression est de Michel Pigenet) d’une violence rare. Ses dirigeants ont été arrêtés en 1953, des accords séparés sont signés. Tout un climat d’hostilité qui développe une mentalité de forteresse assiégée. Mais le monde change, Staline est mort. Séguy voulait le changement, mais il n’a pas pu le conduire jusqu’au bout. Dès 1971, il a voulu organiser un CCN spécial à l’île de Ré, donc sortir de Paris, mettre ses membres dans un lieu agréable. Son objectif était de cesser de donner aux militants du Parti communiste le monopole de la direction. Il s’est fait battre, et il se fera battre à nouveau au congrès de Grenoble de 1978. Même si officiellement la CGT n’a pas été stalinienne, puisque comme syndicat elle n’avait pas spécialement à s’y référer, elle était prise dans la phase stalinienne du PCF. La distanciation commence à jouer à partir de 1966, lorsque la CGT accepte tout de suite le rapprochement avec la CFDT, contre ceux qui disaient « ce sont des cathos, des traîtres, notre partenaire c’est FO »... Mais il y avait bien des choses à transformer. L’historien Ernest Labrousse ne disait-il pas que les mentalités évoluent plus lentement que les structures ? Dans le cas de la CGT, il y a une durabilité de cette culture de la Guerre froide qui a prolongé la culture de la Résistance. Elle a permis que ces militants tiennent debout, mais ils ne bougeaient pas. Pourtant les Trente glorieuses ont modifié la France. Barjonet rapporte une anecdote significative. Alors qu’il discutait avec Frachon, il expliquait qu’aujourd’hui on peut ajuster une pièce au micron, et Frachon d’éclater de rire : « Avec une lime ? Tu n’y penses pas ! » Séguy avait conscience que, quelles que soient ses grandes qualités, Frachon aurait dû se retirer plus tôt. C’est tout ça qui était en jeu, de façon interne, mais aussi plus largement, parce que la CGT étant la première force syndicale, elle modelait la vie des entreprises, la vision des salariés. Un des espoirs né des accords de 1966, c’était que naisse une dialectique d’apprentissage mutuel. 68 ce fut cela en partie, mais le contexte politique a empêché que l’expérience syndicale aille plus loin. Certains ont joué Mendès-France, d’autres la gauche plus classique, la CGT mettant en avant le PCF. Résultat : de Gaulle est resté.

  • Critique communiste : Il est frappant de voir comme l’enjeu de Charléty est resté fort dans la CGT, comme si c’était hier. Est-ce que c’était le risque de débordement, ou bien la réactivation de la vieille opposition entre gauche communiste et gauche non communiste ? Où était la menace principale ?

René Mouriaux : La menace principale était de ne plus pouvoir contrôler. Il y avait eu l’incendie de la Bourse et le sentiment était : où nous conduisent-ils ? Pour la possibilité d’un accord, qui n’était déjà pas simple, Charléty c’était l’épouvantail. Mais de l’autre côté, je peux faire état de l’épisode qui a été rapporté lors d’un séminaire qui s’est tenu à la FSU. Le soir de Charléty, Louis Astre rencontre Jean Petite, du SNES, avec Michel Rocard, pour voir comment la tendance socialiste pourra reconquérir le SNES ! C’est symbolique. Cela montre bien qu’il y a problème de part et d’autre. Du côté de la CGT, l’hostilité aux gauchistes : c’est là un effet du stalinisme des dirigeants de la CGT, qui réagit aux critiques qui grattent là où ça ne fait pas du bien. Au demeurant la lecture du gauchisme de 68 perdure dans une partie de la mémoire de la CGT : ces gens n’étaient pas crédibles et ils étaient appelés à trahir. La preuve, Cohn-Bendit est maintenant un homme de droite. Donc ce basculement justifie les réserves de l’époque. Et, du côté socialiste, il y a la peur du communisme. Il faut attendre 1971 pour que Mitterrand prenne le risque d’une alliance, mais au congrès de Vienne il explique : ne vous inquiétez pas, je les embrasse, mais je vais les étouffer. Surmonter la cassure de 1920, refaire le congrès de Tours à l’envers comme disait Guy Mollet, personne n’en a envie. La question est plutôt : qui va reprendre l’hégémonie ? Mai 68 est porteur d’une autre perspective, mais celle-ci est fragile, et elle sera balayée par les grandes structures. Et une partie de ceux qui voulaient œuvrer à la rénovation de la scène politique ont en fait favorisé (objectivement ?) la rupture. C’est en quoi 68 est une énigme. De Gaulle disait « c’est insaisissable », le président du CNPF disait « c’est imprévisible »... Et dans son livre sur les patrons, Henri Weber rapporte une anecdote : lors d’une rencontre avec la CGT, à son interlocuteur qui lui annonçait qu’il allait se faire opérer, Krasucki aurait dit : ne vous inquiétez pas, il ne va rien se passer. Imprévisible, un événement de cette taille l’est évidemment. Mais il y avait des signes ! En mars 1968, au séminaire de Jean-Daniel Reynaud, Jacques Capdevielle et moi revenions d’une enquête dans la région de Grenoble où nous avions notamment assisté à une grève SNCF totale, le jour de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver. Pas un cheminot de Grenoble à son poste. Mais la grève avait été cassée par l’appel à des supplétifs. Nous racontons cela au séminaire, et nous disons : il y a un climat de front populaire en Rhône-Alpes. Jean Daniel Reynaud a répondu : Capdevielle et Mouriaux deviennent trotskystes ! Bref, il y avait des prémices, et l’accord de 1966 ne relève pas du hasard.

  • Critique communiste : Et l’énigme, tu la situes où ?

René Mouriaux : Dans ce mélange d’ancien et de nouveau qui rend ce maelström si passionnant. Il y a la modernité qui est en préparation, mais elle n’est qu’en préparation. Il y a tous ceux qui vont faire appel au complot international. L’URSS voudrait s’étendre ; à l’opposé, les Etats-Unis ou Israël entendraient se venger de Charles de Gaulle. La lecture dominante est celle de Raymond Aron. Nous serions rentrés dans une société de la satisfaction querelleuse. Son cours à la Sorbonne, c’est la sociologie officielle. Et comment cette société querelleuse entre-t-elle dans un conflit qui met en cause le pouvoir ? C’est la faute aux meneurs ! Dans la satisfaction querelleuse, on ne voit plus la lutte des classes. Il y a bien un processus d’intégration de la classe ouvrière par le capitalisme, mais en même temps une telle disparité de situations entre celui qui produit la plus-value et celui qui l’accapare, entre les gens d’en bas et les gens d’en haut, que le refus de prendre en compte la lutte des classes fait qu’on n’y comprend plus rien. L’énigme, c’est une charnière, où se mêlent l’ancien et le nouveau.

Notes

[*René Mouriaux est politologue, auteur de nombreux ouvrages sur le mouvement ouvrier.

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