Sur le programme commun

, par VINCENT Jean-Marie

Recommander cette page

Le Programme commun de gouvernement n’est pas loin d’être devenu un fétiche. Pour les partis de la coalition au pouvoir, il est le programme du « collectivisme ». c’est-à-dire un projet de société conduisant à la contrainte bureaucratique dans un climat général d’étouffement des initiatives individuelles. Il y a sans doute une forte part de mauvaise foi dans ces attaques : les milieux dirigeants ne croient pas un seul instant que le programme du PC et du PS soit celui du « socialisme » et que son application soit susceptible de bouleverser de fond en comble l’ordre social actuel, mais il est clair qu’à travers des critiques aussi démesurées et partiales les défenseurs de la bourgeoisie entendent conjurer le mauvais sort, c’est-à-dire les tendances au socialisme dans le contexte présent.

Il s’agit moins de dénoncer les dangers réels que de prendre les devants et de rendre socialement suspect voire impossible tout ce qui peut préfigurer dans les difficultés du présent une autre société. Les partis de l’Union de la gauche ne sont pas en reste dans ce jeu de fausses perspectives et de fausses fenêtres. Tantôt ils insistent sur le fait que le Programme commun est un moyen privilégié d’arriver au socialisme, tantôt ils soulignent au contraire son caractère modéré et ses objectifs limités. Cette charte de l’action commune est ainsi tout .et rien à la fois, le socialisme mis à l’ordre du jour en même temps que son renvoi à des lendemains plus ou moins lointains, un ensemble de mesures rigoureuses contre la bourgeoisie en même temps qu’une médication indolore pour une société malade. Tout cela fait qu’il n’y a pas de véritable discussion sur le contenu du texte de juin 1972. si ce n’est à propos de mots comme « nationalisation » séparés de leurs référents réels et qui deviennent eux-mémes des fétiches. De cette façon, tout débat sérieux sur la question du programme se trouve entravé, pour ne pas dire rendu sans objet, puisqu’il suffit aux uns et aux autres d’évoquer positivement ou négativement le programme pour refouler les interrogations et les inquiétudes. Cible ou emblème dans des affrontements qui reflètent en la parodiant la lutte des classes, texte rituel de la liturgie réformée de gauche, le programme est en réalité devenu une abstraction qu’on croit située au dessus des aléas de la conjoncture politique.

C’est d’ailleurs pourquoi il ne suffit pas de dénoncer son caractère réformiste, ni l’esprit de collaboration de classe qui l’imprègne du début à la fin. pour renvoyer à la nécessité de la rupture révolutionnaire. Opposer des abstractions à d’autres abstractions ne fait pas avancer les choses si l’on ne montre pas le rôle précis que jouent les abstractions dans la vie sociale et politique. Le PCG ne participe pas seulement de conceptions réformistes, il s’insère, et c’est précisément ce que l’on veut faire oublier, dans un moment de la lutte des classes et de sa dynamique. C’est donc cela qu’il faut éclairer en premier lieu. En d’autres termes, il faut déterminer le type de réponses que le Programme commun donne aux problèmes concrets qui sont posés aux grandes organisations du mouvement ouvrier, principalement le PC et le PS. dans la France d’aujourd’hui. Une chose frappe de prime abord : le Programme commun de la gauche se veut un programme offensif clairement orienté vers la prise du pouvoir. Il ne s’agit plus, comme en 1935 lors de la mise au point du programme de rassemblement populaire, de mettre en avant des objectifs essentiellement défensifs dans le seul but avoué de faire reculer le fascisme.

Comme le montre très bien Georges Marchais dans sa préface à l’édition du programme patronnée par le PCF. il s’agit pour les deux partis de répondre à des aspirations profondes à un changement radical des conditions de vie et de travail. Dans tout cela rien n’est très mystérieux, il est impossible dans les années soixante-dix de ne pas tenir compte de la crise rampante des rapports de travail et des rapports sociaux en général. La classe ouvrière dans sa très grande majorité ne croit plus, comme elle le faisait dans les années cinquante et soixante, que le capitalisme est porteur d’un progrès économique continu, notamment d’une croissance effaçant peu à peu la pauvreté. Elle ne considère pas. par conséquent, que les partis ou organisations dans lesquelles elle se reconnaît soient de purs et simples groupes de pression économiques intégrés au système. Tout au contraire elle les conçoit plus ou moins confusément comme des instruments utilisables pour modifier les relations sociales et la vie quotidienne.

C’est cela qui explique la rhétorique des « changements profonds » du « vivre mieux, changer la vie à laquelle fait écho la démagogie giscardienne sur le « changement et les réformes ». Mais il est caractéristique précisément que les deux partis principaux de la gauche unie voient le changement social sous le seul angle d’une amélioration de l’état de choses existant sans se préoccuper de mobiliser les travailleurs pour qu’ils contrôlent eux-mêmes leurs conditions d’existence et de travail. Les revendications du Programme commun de la gauche sur le plan social sont justifiées, quoique souvent vagues et timides, mais elles apparaissent surtout comme des concessions qui doivent venir d’en haut, c’est-à-dire d’un État-providence régnant sur une masse d’assistés. Le Programme commun de la gauche se prononce ainsi pour l’échelle mobile des salaires, mais il ne dit pas qui la mettra en oeuvre et qui la contrôlera. En matière d’urbanisme, de logement, d’enseignement, il y a beaucoup de déclarations d’intention louables, mais le plus souvent des silences éloquents sur les structures nouvelles nécessaires pour permettre la satisfaction des besoins populaires. Le Programme commun de la gauche n’est pas un programme qui invite les masses à s’organiser elles-mêmes dans la vie quotidienne, c’est-à-dire à déterminer démocratiquement la façon dont seront répartis et consommés les biens de consommation et produits disponibles. On appelle les individus moins à mettre en question leur dépendance à des modes de consommation imposés par la valorisation du capital qu’à mieux en profiter ou qu’à augmenter des « satisfactions » prétendues ou supposées.

Il est vrai que le Programme insiste beaucoup sur la consommation sociale, sur tout ce qui ressort du cadre de vie collectif, mais cela reste au niveau des pétitions de principe dans la mesure où rien n’est dit sur les moyens à employer pour pondérer consommation privée et consommation collective. Tout se passe comme si. dans le monde idyllique du Programme commun, il suffisait de développer quantitativement la consommation des couches défavorisées sous les différents aspects pour résoudre les problèmes de la vie quotidienne et des relations sociales. Les rédacteurs du Programme commun en fait ne se préoccupent pas de la réorganisation nécessaire des échanges et des relations entre les hommes et leur environnement. L’univers des valeurs, de la valeur d’échange s’imposant à la valeur d usage, est laissé intact. Autrement dit. les finalités de la consommation et de la structuration des échanges sociaux ne sont pas mises en question, si ce n’est très superficiellement, alors qu’il y a des incompatibilités profondes entre le mode bourgeois de production et de satisfaction de besoins d une part, les aspiration des classes populaires à une maîtrise grandissante des processus de plus en plus collectifs de distribution et d’échange des biens et services.

Il n’est bien sûr pas question de reprocher au Programme commun de ne pas proposer un schéma idéal de vie en communauté, supprimant d’un trait de plume les inégalités dans la consommation et les échanges. En tout état de cause, les revendications qu’il s’agit de mettre en avant ne peuvent avoir pour objectif de réorganiser de fond en comble, comme par un coup de baguette magique, tous les processus de répartition et de distribution caractéristiques de la société actuelle. Il est clair, toutefois, que les mots d’ordre à mettre en avant ne peuvent se contenter de viser à une rationalisation du système existant et de chercher seulement un meilleur fonctionnement de ses mécanismes. Pour que les choses, sinon la vie, changent, il faut, qu’à travers une répartition plus égalitaire des ressources et des possibilités d’intervention, se dessinent les contours des modes d’existence différents, que des déséquilibres nouveaux se produisent et aiguillent progressivement vers des relations sociales qualitativement autres. Telle n’est pas la philosophie du Programme commun qui développe au contraire des conceptions relevant d’un juste milieu abstrait, d’une sorte d’équilibrisme entre des intérêts de classe divergents.

Les transformations sociales que le Programme commun postule, doivent s’opérer insensiblement, en douceur, c’est-a-dire sans bousculer les habitudes ou les préjugés. Le Programme reconnaît bien qu’il y a une profonde crise sociale, mais il en fait une analyse singulièrement réductrice si l’on se fie aux commentaires des deux principales organisations signataires. Pour le PCF, la crise de la société française est essentiellement une crise de domination monopolistique, c’est-à-dire du parasitisme des monopoles capitalistes gaspillant les ressources sociales et imposant sur cette base des sacrifices « inutiles » aux classes populaires. Pour le PS, la crise est surtout une crise de l’autoritarisme capitaliste et de sa technocratie, c’est-à-dire au fond l’expression de mauvaises relations entre gouvernants et gouvernés ou entre dirigeants et dirigés. L un et l’autre se gardent bien de prendre en compte la crise des relations sociales en tant que crise des rapports de valorisation établis entre les individus où chacun n’est plus qu’un moyen pour l’autre, où le lien social est imposé aux sujets par les connexions abstraites du marché et de la reproduction du capital. Ils ne veulent ainsi pas voir que les manifestations actuelles de pourrissement social sont largement dues à la tendance d’un nombre grandissant d’individus à refuser la compétition sociale, sa recherche du succès et du prestige social au détriment des relations d’interdépendance et de solidarité. Il y aurait dans doute beaucoup de naïveté à croire que ces refus traduisent une socialisation achevée, non antagonique et effacent d’un coup l’isolement des individus les uns par rapport aux autres, leur impuissance face à ces rapports sociaux qu’ils ne contrôlent pas, mais il serait tout à fait faux de sous-estimer la portée de cette insertion défectueuse dans les mécanismes de la valorisation (et de la production de plus-value). Les individus s’identifient de moins en moins aux rôles qui leurs sont prescrits, il sont en ce sens de moins en moins conformes à l’individualité bourgeoise-type ainsi qu’à ses finalités, par conséquent, potentiellement, ils sont réceptifs à tout ce qui pourrait traduire l’interdépendance d’activités sociales de plus en plus complexes, l’élargissement de leur horizon. Le Programme commun dans la mesure où il se satisfait de platitudes du genre « mettre fin aux incohérences et aux injustices du régime actuel » passe à côté de ces réalités contradictoires, riches en développements futurs. Il se contente de chercher des soutiens, des adhésions le plus souvent passives, là où il faudrait susciter des actions collectives dans le but de dépasser l’émiettement des individus consommateurs. Sans oser l’avouer franchement, le Programme commun fait plus fond sur des réflexes petits-bourgeois présents dans presque toutes les couches salariés (de la classe ouvrière à la nouvelle petite bourgeoisie) — entre autres l’attrait pour des jouissances privées, à l’exemple de la bourgeoisie — que sur une réorganisation réelle de la distribution et des échanges. L’individu consommateur du Programme commun, c’est un individu qui ne cherche pas à récupérer la sociabilité qu’on lui dénie, mais se satisfait — plus ou moins bien — de l’horizon immédiat.

On ne s’étonnera donc pas que le Programme commun fasse preuve d’un conservatisme analogue dans ses perspectives économiques. Quand on se refuse d’adopter le point de vue de la force de travail collective sur les relations d’échanges entre les hommes, sur la consommation et sur l’utilisation de l’espace et des ressources naturelles, il n’y a aucune raison pour qu’on l’adopte lorsqu’il est question de la production et de son organisation. Encore une fois, il ne s’agit pas de reprocher au Programme commun de ne pas exiger immédiatement la socialisation intégrale des moyens de production, mais de voir si les revendications mises en avant sont bien susceptibles d’amorcer un processus de transformations sociales, plus ou moins rapide et heurté, mais en tout cas ininterrompu. Autrement dit. il faut se demander comment le Programme commun se situe par rapport aux données fondamentales de l’accumulation capitaliste et plus précisément à sa dynamique présente. À première vue. il est d’un très grand laconisme dans ce domaine, mais on peut découvrir en filigrane une analyse particulièrement significative du capitalisme contemporain. Pour les auteurs du Programme, qui s’inspirent en particulier des thèses du PC sur le capitalisme monopoliste d’État, le cadre national apparaît comme le cadre fondamental de l’activité économique, même s’il le trouve de plus en plus étroitement inséré dans des cadres plus vastes (Marché commun. GATT. etc.). L’accumulation du capital est donc vue comme une accumulation essentiellement nationale, la concurrence internationale étant surtout, malgré l’apparition des multinationales, une confrontation de marchés nationaux à peu près homogènes. Le Programme sur la base de ces thèses esquive ainsi une question tout à fait décisive, celle de la surdétermination des marchés nationaux par le marché mondial, prédominance qui se manifeste notamment par l’importance des mouvements de capitaux à l’échelle internationale, la spéculation et les crises monétaires et des formes de spécialisation internationale du travail transcendant les frontières nationales. Tous les équilibres économiques internes d’un pays comme la France dépendent très largement du commerce extérieur, c’est- à-dire des variations des importations et des exportations, mais aussi des emprunts, des rapatriements de profits et de tous les mouvements qui affectent la balance des paiements.

La France se situe dans des champs de forces très complexes, entre tenant des relations très diverses avec les différentes parties du monde, déversant ses produits dans un endroit, allant chercher des matières premières dans un autre, attirant les travailleurs immigrés d’un troisième, en fonction des variations de la rentabilité : l’accumulation du capital y est largement déterminée par des chaînes de détermination incontrôlables au niveau national Pourtant, le Programme commun fait comme si la politique économique de l’État national était en mesure de dicter sa marche à l’accumulation du capital, à sa circulation et à sa production. Ces illusions « keynésiennes » sont d’autant plus frappantes qu’on se trouve maintenant à vingt ans du début de la grande phase de libération des échanges dans le monde occidental et que depuis longtemps l’État français a renoncé à régler la dynamique des échanges extérieurs et à en contrôler les grands mouvements. L’état planificateur du début des années soixante, celui cher à Michel Debré n’est aujourd’hui plus qu’un souvenir. La croissance économique peut moins que jamais être présentée comme déterminée dans ses caractéristiques essentielles par les décisions de l’État, même si celui-ci étend son intrevention et fait passer entre ses mains une part croissante du revenu national. En réalité. l’État canalise et régularise des flux qui s’imposent a lui avec une force de plus en plus grande. Il ne maîtrise pas vraiment l’inflation, parce qu’il ne maîtrise, ni les mécanismes de la création de monnaie (notamment les mécanismes de la création du crédit), ni les mécanismes de fixation des prix. Malgré la taille du secteur public, il ne peut dominer les problèmes de l’emploi, parce que ces derniers sont surtout fonction du niveau de l’accumulation et de la rapidité de renouvellement du capital, ce qui renvoie à l’évolution des taux de profits. Les trois années qui viennent de se passer illustrent parfaitement cette impuissance relative de l’État. Loin d’avoir empêché la crise économique, il a dû se soumettre à elle et accompagner ses mouvements de « redéploiement » de l’appareil productif, en atténuant, certes, la brutalité des licenciements et des effets du chômage, mais aussi en pratiquant une politique systématique d’attaque contre le niveau de vie ouvrier. L’État « capitaliste collectif idéal ». pour reprendre une expression d’Engels dans l’Anti-Dühring. se dévoile ainsi comme une machine à traiter et à conditionner la force de travail collective, ou encore comme une immense chambre de compensation entre les capitalistes (redistribution de la plus-value), ce qui n’a pas grand-chose à voir, on en conviendra, avec l’image idyllique d’un État capable de corriger tous les déséquilibres et de désamorcer tous les conflits de classe.

C’est pourtant cette conception que retient le Programme commun. L’État, tel qu’il est organisé et résulte de longues années de développement monopoliste et impérialiste, tel qu’on le doit notamment aux épisodes de Vichy, du tripartisme, de la troisième force après 1947 et de la Ve République gaulliste, n’est plus alors qu’un ensemble d’instruments neutres, qui sont mal gérés ou employés par une petite oligarchie ou service des monopoles ou de l’argent. Par nature. l’État n’est plus directement relié aux mouvements de l’accumulation du capital, et dans l’abstrait ont peut à bon compte postuler qu’il est en mesure de guider l’économie, d’orienter les investissements et de travailler à la satisfaction des besoins du plus grand nombre. Pour les théoriciens du Programme commun, ce qui est par conséquent décisif, c’est de placer une nouvelle élite dirigeante à la tête des postes de commandement et d’utiliser à plein les moyens « techniques » dont disposent les organismes étatiques spécialisés dans la politique économique, sélectivité de la fiscalité et du crédit, incitations à produire, interdictions de certaines activités, etc. Pas un seul instant, il n’est envisagé de front, qu’un gouvernement de gauche ait à faire face à des sabotages massifs, à la fuite des capitaux, à des grèves de l’investissement, à une spéculation sur les prix des marchandises de première nécessité, à la dégradation accélérée de la balance des paiements, bref à une situation de crise tout à fait exceptionnelle et impossible à traiter selon la routine. Le Programme commun n’exclut pas totalement, il est vrai, des mesures de contrôle du commerce extérieur et des charges, mais il juge de toute façon que l’éventualité d’une situation nécessitant de telles interventions est si improbable qu’il ne perd pas son temps à entrer dans le détail ou le concret. Il remarque seulement que le gouvernement pourra recourir aux clauses de sauvegarde prévues par le traité instituant la communauté économique européenne, si la nécessité s’en fait sentir. Par là-même, il admet que le futur gouvernement de gauche devra s’en tenir aux règles du commerce international et des regroupements capitalistes crées dans telle ou telle partie du monde. En d’autres termes, on peut dire qu’il admet implicitement que les lois internationales de l’activité économique — les courants monétaires, la circulation des capitaux, etc. — ne sont pas contraires à la marche (à pas de tortue) vers le socialisme. On retrouve d’ailleurs ce quiétisme à propos des problèmes de politique économique intérieure, examinés sous l’angle d’un mariage de raison. pour un terme relativement long, entre économie de profit et économie au service des besoins. Pour le Programme commun, il n’y a apparemment nulle contradiction à jouer aussi bien sur la loi de la valeur que sur la direction consciente des processus économiques et à se situer dans le cadre d’une économie prétendument « mixte ». Cela lui inspire des développements particulièrement naïfs sur la planification démocratique. Qu’on en juge par le passage suivant : « Le plein encadrera et garantira le fonctionnement du secteur privé. Il en déterminera les grands investissements. ainsi que leur mode de financement. Le développement des relations économiques extérieures sera assuré dans le cadre de la planification démocratique. »

Les problèmes de direction de l’économie, vus dans cet esprit, sont dans une large mesure ramenés à des problèmes techniques. Ainsi les nationalisations apparaissent bien comme des moyens de promouvoir la justice sociale et une intervention de plus en plus étendue des travailleurs dans la gestion, mais pour l’essentiel — et surtout dans l’interprétation donnée par les experts du Parti socialiste — elles sont des instruments de gestion économique. Elles doivent permettre au gouvernement, entre autres choses, d’influer sur les secteurs clés de l’économie en particulier dans le but de favoriser une nouvelle stratégie industrielle, c’est-à-dire une réorientation des investissements vers des productions jugées plus utiles.

De ce point de vue. les nationalisations ne se différencient pas fondamentalement d’autres formes de l’intervention étatique (participation, sociétés d’économie mixte, etc.) qui modifient aussi la propriété juridique des moyens de production, il s’agit d’élargir les possibilités d’action de l’État en restreignant quelque peu le pouvoir économique direct des capitalistes. sans pour autant éliminer les mécanismes du marché. Très significative est à cet égard la notion de « seuil minimum de nationalisation » avancée par le Programme. Contrairement à ce qu’une lecture superficielle pourrait laisser croire, cela ne veut pas du tout dire qu’il s’agit de porter un coup décisif à la dynamique capitaliste de l’économie.

Il est question tout au plus de discipliner avec minimum de sérieux le secteur privé de l’économie. Le Programme ne dit-il pas benoitement : « Le franchissement du seuil minimum doit permettre de limiter et de circonscrire les hases monopolistes. Il laissera subsister un important secteur privé. ». Cela donne un éclairage tout à fait particulier a la « nouvelle tonique de la croissance » dont parlent volontiers les partisans du Programme commun. Le but est en réalité d’insuffler de nouvelles énergies a la croissance capitaliste, en escomptant que son accélération mettra à la disposition du pouvoir plus de moyens pour operer des réformes sociales. De tout cela, il découle évidemment que le capitalisme n’a pas à être combattu de front, mais utilisé pendant toute une période pour des objectifs qui ne sont pas les siens. Les capitalistes doivent donc être ménagés, indemnisés quand ils sont expropriés et, bien sûr, incités à investir, ce qui présuppose qu’on les laisse faire des profits satisfaisants. Le « réalisme » du Programme commun aboutit ainsi à des exigences parfaitement contradictoires. D’un côté augmenter massivement la consommation populaire en diminuant le taux d’exploitation. D’un autre côté forcer l’exploitation pour accumuler plus et plus rapidement. Sans doute les experts économiques des partis de gauche peuvent-ils tabler sur le fait qu’il existe aujourd’hui beaucoup de capacités de production inemployées, particulièrement dans le secteur des biens de consommation, et qu’une augmentation massive de la demande peut pour un temps donner un coup de fouet à la production. Mais précisément, cela ne peut durer qu’un temps, car si le taux et la masse du profit sont insuffisants pour rémunérer le capital, les capitalistes feront la grève de l’investissement et seront de plus en plus tentés par le placement de leurs capitaux à l’étranger. Il faut alors, ou bien se soumettre aux exigences des représentants de la bourgeoisie et mener une politique d’austérité, frappant lourdement la classe ouvrière, ou bien s’opposer de plus en plus nettement à la logique économique du capital en renforçant, et surtout en approfondissant, l’intervention étatique tout en prenant le risque de susciter des réactions très dangereuses de la classe dominante et de ses alliés de la petite et moyenne bourgeoisie. Le Programme commun refuse verbalement la première voie, mais il ne prévoit rien pour emprunter la seconde, ce qui est maintenant d’autant plus notable que la France traverse une période de graves difficultés économiques et se remet avec une très grande lenteur de la crise de 1974-1975. Le Programme de l’Union de la gauche, dans ce contexte, devient inapplicable et l’on s’explique trop bien pourquoi certains socialistes parlent d’étaler considérablement son exécution dans le temps et pourquoi ils font appel à l’esprit de responsabilité (notamment lorsqu’il s’agit de nationaliser des multinationales). L’important, c’est d’exercer le pouvoir et d’éviter les affrontements par trop violents. Il est vrai qu’à leur décharge, les partisans du Programme commun peuvent invoquer la crainte que suscite l’étatisme dans de très nombreuses couches populaires où on l’identifie au bureaucratisme et à la répression, et par conséquent peuvent invoquer la nécessité de jouer au maximum sur des initiatives souples et décentralisées Mais ces arguments n’en sont pas vraiment, lorsqu’on les examine d’un peu plus près. Les masses peuvent craindre l’étatisme parce qu’on ne fait pas appel a elles et a leur esprit d’invention, et les initiatives souples et décentralisées auxquelles se réfère le Programme commun (les coopératives, les sociétés d’économie mixte par exemple), n’ont pas grande portée ou grand sens, quand subsiste les contraintes du marché monopoliste, national et international.

En réalité, le fond des choses, c’est que le Programme commun refuse de voir qu’il faut opposer à l’accumulation du capital, non seulement une politique économique nouvelle, mais aussi une véritable économie politique de la classe ouvrière, c’est-à-dire d’autres règles du jeu de la production et de la distribution des biens et produits. L’économie politique du capital a en effet son fondement dans la production de plus-value, autrement dit dans l’exploitation de la force de travail. Il ne peut dont y avoir de pratique ouvrière authentique dans un tel cadre, sauf à admettre que la libération des travailleurs passe par leur exploitation. La pratique libératrice doit passer en fait par la mise en question des mécanismes de l’accumulation, du salariat et de tout ce qui concourt à la production du capital comme rapport social. Cela implique en premier lieu que dans l’action on refuse d’accepter les contraintes dites objectives du capitalisme — rentabilité des entreprises, équilibre des échanges de marchandises, hiérarchie des revenus, etc. Il ne s’agit pas. bien entendu, d’opposer un point de vue abstraitement utopique à la « mauvaise » réalité capitaliste, mais bien, à partir des mêmes données, de renverser les perspectives, de changer les critères à partir desquels on décide de ce qui est faisable et de ce qui ne l’est pas. Le capitalisme et ses agents les plus directs cherchent à réduire les travailleurs à de pures fonctions de la production de capital : ils veulent en faire des éléments interchangeables, que l’on peut utiliser ou rejeter à volonté suivant la conjoncture. La classe ouvrière au contraire a une exigence fondamentale à faire valoir, son refus de n’être qu’une partie variable du capital, constituée seulement d’une myriade d’individus isolés les uns des autres. Pour reprendre une expression de Marx dans Misère de la philosophie, la classe ouvrière, sous différentes formes doit faire valoir une pensée de résistance qui la conduit à rechercher l’organisation collective.

Par des revendications qui peuvent apparaître très élémentaires au départ — augmentations des salaires, meilleures conditions d’hygiène, de sécurité et de travail —, les travailleurs contrent les exigences du capital et affirment leur existence en tant que classe. Certes le capital n’est pas désarmé devant l’activité revendicative : au-delà de la répression, il sait très bien jouer de mécanismes intégrateurs (corruption du mouvement syndical, hiérarchie des qualifications, concessions temporaires, etc.), mais il est sans cesse confronté à de nouvelles actions et au débordement des dispositifs qu’il a mis en place. Tout est toujours à recommencer pour lui. et toute intervention tant soit peu massive de la classe ouvrière met virtuellement en jeu le salarial. Les travailleurs qui se mobilisent et remportent des succès, même modestes, prennent en effet peu à peu conscience de leur propre force et deviennent conscients du fait que le capital s’empare sur leur dos des puissances sociales de la production. Ils tendent par là même à chercher d’autres modalités d’organisation de la production, se traduisant notamment par d’autres finalités : ce qui intéresse les travailleurs. ce n’est pas la valeur d’échange, c’est la valeur d’usage. C’est donc toute la valorisation du capital qui se trouve mise en question. Que l’on songe aux luttes de ces trois ou quatre dernières années contre les licenciements qui, en s’attaquant au droit discrétionnaire du patronat à embaucher et à débaucher du personnel, mettent en avant des principes tout à fait révolutionnaires pour subordonner les moyens de production aux besoins et aux exigences des hommes qui travaillent (le monde capitaliste à l’envers). Toutes les luttes sur l’emploi, celles des jeunes, des femmes contiennent d’ailleurs une forte charge subversive, étant donnée qu’elles mettent en lumière le caractère profondément malthusien de l’accumulation du capital en faisant plus particulièrement la preuve que les individus ne sont admis à exercer des activités rémunérées qu’autant qu’ils sont susceptibles de fournir massivement de la plus-value. Les jeunes et les femmes, de plus en plus frappés par le chômage depuis 1974, alors qu’ils recherchent toujours plus ardemment l’indépendance économique, sont amenés à récuser radicalement la dynamique présente de la production, voire à proposer que le sens en soit inversé. Sans doute, les luttes des chômeurs ou de ceux qui n’ont encore jamais travaillé sont-elles encore très embryonnaires, mais elles ont déjà une portée non négligeable, puisqu’elles s’insèrent dans un contexte général de crise des formes capitalistes du travail Dans la société capitaliste française comme dans les autres sociétés impérialistes, il devient effectivement de plus en plus difficiles de mettre un sens subjectif dans le travail, que ce soit dans l’industrie ou dans les bureaux, et de l’intégrer dans des projets de vie un tant soit peu satisfaisants. Les résultats que l’on peut obtenir par une vie de travail apparaissent beaucoup trop dérisoires par rapport aux efforts qu’il faut consentir sans discontinuer.

Il devient en ce sens difficilement tolérable de s’imposer dans le présent des privations ou des sacrifices pour préparer des lendemains que rien n’annonce particulièrement riants. Le travail que l’on subit correspond moins que jamais à un métier, a une qualification que l’on posséderait vraiment et qui pourrait permettre de parvenir à une situation sociale significative. Dans ce contexte, la qualification apparaît à un nombre croissant de travailleurs comme la résultante de l’arbitraire patronal et du système des machines, c’est-à-dire comme la conséquence de rapports de force déterminés par la coercition capitaliste (le despotisme patronal généralisé dans toute la vie économique) et par l’agencement des moyens de productions. À la limite, ce n’est plus le travailleur qui est qualifié, c’est le poste de travail attribué en fonction de la place que l’individu est appelé à occuper dans la hiérarchie du travail social. Le travail concret, c’est-à-dire l’ensemble des activités matérielles concrètes propres à des individus en chair et en os produisant des biens ayant des caractéristiques concrètes (telle utilité et non telle autre) n’a plus qu’une importance décroissante, résiduelle dans la production. Il semble n être plus qu’un support, qu’une présupposition vite oubliée de ce qui se donne pour l’essentiel, l’interdépendance et l’interchangeabilité des travaux productifs de plus-value (directement ou indirectement), c’est-à-dire le travail abstrait. le travail sans phrase dont parle Marx.
Le travailleur salarié — celui qui ne participe pas aux activités de supervision et de surveillance, au nom du capital — n’est plus qu’un prestataire d’un travail réellement abstrait, c’est-à-dire d’une force de travail qui n’a de valeur qu’abstraction faite de ses caractéristiques les plus spécifiques et que compte tenu de sa conformité à un modèle et à des normes d’activité sociale productive très strictes. La masse de travail social abstrait, gérée par les capitalistes et leurs agents, semble ainsi conditionner les individus et se les subordonner dans les moments essentiels de leur vie, formation, loisirs, etc., au-delà même du travail. Les travailleurs tendent à n’être plus, comme on l’a déjà vu. que la partie variable du capital qui, par dessus le marché, s’approprie les puissances intellectuelles de la production (la science, les processus de contrôle de la production matérielle) et la force sociale collective développée à partir de la coopération dans la production. Cette soumission apparemment totale au capital a toutefois son revers, la concentration croissante du capital produit en même temps la concentration croissante d’une classe ouvrière dont l’horizon social s’élargit et qui supporte mal d’être vouée seulement à servir le profit. D’un côté, le capitalisme promet une réduction accélérée des contraintes propres à la vie quotidienne, de l’autre il cherche par tous les moyens à perpétuer une vie de travail dépourvue de significations positives et faite surtout de passivité.
La fuite devant le travail, l’allergie au travail comme on dit facilement aujourd’hui, est par suite une réaction de plus en plus répandue et appelée à s’étendre encore dans l’avenir le plus proche. La domination du travail abstrait sur toutes les formes d’activité suscite de fait des mouvements de révolte qui vont bien au-delà du repli individualiste et de la fuite dans l’utopie. La résistance au travail à la chaîne est maintenant, sinon bien connue, du moins largement commentée, mais on peut ajouter à ces symptômes la crise des niveaux intermédiaires de la hiérarchie du travail et la crise de leur, légitimité aux yeux des travailleurs du rang, les difficultés rencontrées par les dirigeants d’entreprises dans leur action pour maintenir, sous une forme ou sous une autre le salaire au rendement et imposer une discipline du travail de plus en plus mal supportée. Dans l’organisation de la production, il y a une sorte de course perpétuelle entre les prétentions totalitaires du « management » capitaliste — ne rien laisser au hasard, contrôler tous les mouvements de la production — et les efforts des travailleurs pour ne pas se laisser prendre dans les mailles du filet.
Sur le plan idéologique, les capitaliste apparaissent de moins en moins comme des dispensateurs d’emploi — le chômage d’aujourd’hui n’y est pas pour rien — que comme des dilapidateurs d’énergies (qui seraient mieux employées autrement). Cette réalité ne fait pourtant qu’effleurer le Programme commun bien qu’il consacre d’assez longs passages à « la démocratie dans l’entreprise ». Il prévoit toute une série de mesures positives, telles la suppression du secret commercial et l’ouverture des livres de compte, l’extension des droits des syndicats, etc., mais reste d’une extrême discrétion sur la question fondamentale, celle de l’avenir des rapports de travail. Le passage le plus explicite du Programme commun de gouvernement avance les idées suivantes : « Le secteur public et nationalisé constituera la base principale dans et à partir de laquelle les travailleurs et leurs organisations pourront mettre en place de nouvelles structures de production et de gestion. Par voie législative ou contractuelle, les comités d’entreprise du secteur public et nationalisé pourront disposer de prérogatives plus étendues. Ces prérogatives concerneront notamment la politique menée par l’entreprise en ce qui concerne le personnel (conditions de travail, rémunération, formation, promotion), ainsi que la détermination, la mise en œuvre, et le contrôle des objectifs de production et d’investissement de l’entreprise dans le cadre du plan démocratique. » Et plus loin : « Lorsque les travailleurs de l’entreprise en exprimeront la volonté et lorsque la structure de l’entreprise en indiquera la possibilité, l’intervention des travailleurs dans la gestion et la direction de l’entreprise prendra des formes nouvelles — que le Parti socialiste inscrit dans la perspective de l’autogestion et le Parti communiste français dans le développement permanent de la gestion démocratique — déterminées par accord entre le pouvoir démocratique, la direction de l’entreprise concernée et les syndicats ».

Au-delà des circonlocutions et des précautions qui affaiblissent singulièrement la portée des réformes proposées, ce qui frappe dans la façon dont le Programme commun conçoit la transformation des rapports de travail, c’est qu’il la fasse dépendre totalement de décisions institutionnelles. Les travailleurs ne sont pas appelés a se mobiliser pour modifier dès maintenant leur situation et secouer le joug qui les opprime. On leur demande simplement de faire confiance à un processus institutionnel qui se passe ou se passera largement au-dessus de leurs têtes (leur principal et presque unique moyen de contrôle est le bulletin de vole). L’initiative qu’on leur réserve, c’est de faire pression sur les syndicats et sur des institutions politiques ou économiques qui sont supposées devoir être accessibles dans un avenir plus ou moins proche. C’est dire qu’il n’est pas question, dans la perspective du Programme commun, de chercher à renverser le rapport négatif que les travailleurs entretiennent avec leur propre activité et de mettre en question l’extériorité du rapport social de production ou son autonomie par rapport aux individus qui en sont les supports. En d’autres termes, il n’est pas un seul instant envisagé que les travailleurs puissent tenter de récupérer, ce qu’on leur dénie fondamentalement, le contrôle du processus matériel de production et le contrôle des échanges sociaux auxquels il donne lieu. Il est, bien sur, fait état d’une « intervention de plus en plus étendue et active » des travailleurs dans la gestion des entreprises, mais celte intervention (des syndicats, des comités d’entreprises. etc.) n’a pas pour but de changer radicalement les conditions de l’activité productive. On pense à « démocratiser » le despotisme des capitalistes dans les entreprises, ce qui revient à mettre un cataplasme sur une jambe de bois, mais on laisse de côté la nécessaire réorganisation des rapports de travail ou plus précisément la récupération du travail par les travailleurs eux-mêmes, sa transformation en travail effectivement social (modification radicale de ses finalités, de son organisation et de sa répartition entre les individus). Pour être plus précis, le Programme commun refuse très nettement toute lutte pour le contrôle ouvrier, c’est-à-dire toute lutte pour l’auto-organisation et l’auto-transformation progressives du prolétariat en vue de modifier les conditions mêmes de production et de reproduction des institutions. De façon significative, le Programme commun pense surtout en termes juridiques, en termes d’équilibre des relations de classes, ce qui le conduit à des positions difficilement applicables ou équivoques (qu’on se reporte en particulier à tout le passage sur le nouveau droit du travail). Il a pour un lui un « réalisme » apparent, fait du respect des rapports de forces les plus fondamentaux et des données « techniques » considérées comme difficilement surmontables. Mais ce « réalisme » est au fond renoncement, il exclut à l’avance que se développent de nouvelles possibilités sociales à partir de l’action ouvrière et que la ligne d’horizon des opprimés soit sans cesse déplacée.

La plupart des contraintes « objectives » de l’accumulation du capital, concrétisées notamment dans les exigences de la rentabilité financière des entreprises individuellement considérées et dans celles de la circulation du capital-argent (un des moyens de chercher la meilleure répartition du travail social) sont en fait acceptées par le Programme commun qui, au fond, propose seulement une meilleure gestion du travail social abstrait, c’est-à- dire une façon plus équitable disposer la charge d’un travail hétéronome à la majorité de la société. Il faut évidemment aller dans une toute autre direction si l’on entend se battre pour le socialisme. Il faut en particulier admettre que le programme à mettre en avant ne peut être défini une fois pour toutes et que les revendications qu’il doit contenir sont perfectibles, créatrices par leur propre dynamique de nouvelles revendications. Il faut admettre en un mot que le programme doit prévoir son propre dépassement en fonction des obstacles à surmonter, de l’adversaire à combattre et des succès rencontrés. Le programme vraiment nécessaire part d’un état donné d’organisation (ou de relative atomisation) de la classe ouvrière, d’un état donné de sa conscience pour montrer la nécessité et l’urgence d’un bouleversement des rapports sociaux de production. Il est réaliste dans la mesure où il propose les objectifs qui sont susceptibles de faire l’unité de la classe exploitée et en même temps de frapper la classe capitaliste dans ses points les plus sensibles, mais il ne s’arrête jamais devant le fait accompli, parce qu’il est un programme d’action.

Le Programme commun a des velléités de se prétendre tel, mais son caractère conservateur déjà apparent au niveau des conceptions qui sont les siennes sur la production et la consommation, est encore plus prégnant lorsqu’on aborde le problème de l’État dans son ensemble. Il défend, il est vrai, des revendications tout à fait progressistes quant aux libertés individuelles et collectives. Il se prononce contre la procédure de flagrant délit à la contre les pouvoirs de police judiciaire des préfets, contre les atteintes au droit mise en liberté provisoire et, bien sûr, pour le contrôle judiciaire du régime des expulsions. Il met en question la loi « anti-casseurs » de juin 1970 et toute la réglementation qui limite le droit de grève sans les secteurs public et privé. Mais, il est on ne peut plus significatif que, pour lui, la clé de voûte de la défense des libertés, c’est une cour suprême, une sorte de collège de sages désignés par les Assemblées et le président de la République, et non l’autonomie des masses affirmant démocratiquement contre l’État et les différentes institutions. Il ne vient apparemment pas à l’idée des rédacteurs du Programme commun que les organismes représentant les travailleurs sont de meilleurs garants du droit de grève qu’une assemblée de juges et que c’est moins le contrôle judiciaire que l’autonomie des cellules de base de la société (collectif de travail, assemblée de quartier, etc.) qui permet l’extension des libertés. Le Programme commun semble aussi avoir oublié le vieil adage de F. Lassalle selon lequel une constitution est essentiellement la traduction juridique de rapports de forces. Mais ce juridisme qui va chercher ses exemples dans le monde anglo- saxon s’éclaire toute de suite si l’on tient compte du fait que le Programme commun ne tient pas du tout à remettre en question les fondements de l’État, et plus précisément à mettre fin à la séparation entre les masses et le pouvoir, si caractéristique du capitalisme. Tout se passe comme si, pour les rédacteurs du Programme, l’État auquel nous sommes confrontés était fondamentalement rationnel dans ses principes de fonctionnement. Il faut bien entendu critiquer l’utilisation qui en est faite par le grand capital ou la bourgeoisie monopoliste, mais il n’y a pas à revenir sur l’existence d’un État séparé des affaires courantes et de la vie privée de la majeure partie de la société. La perspective qu’il s’agit de développer est une perspective d’amélioration et de démocratisation de l’État en général, non une perspective de destruction de l’État bourgeois. Il est question dans le Programme commun de modifier la Constitution de la Ve République. notamment les articles 16. 11 et 19 qui donnent au président de la République des pouvoirs exorbitants, non de l’abroger et de se fixer pour tâche la construction d’un nouveau type d’État. Il n’est donc pas question de pousser les travailleurs à se donner à eux-mêmes des pouvoirs constituants, c’est-à-dire la capacité de créer de nouvelles institutions démocratiquement contrôlées dans un esprit de renouvellement permanent.

La magistrature, la police, l’administration seront réformées, mais pas véritablement bouleversées dans leurs assises, c’est-à-dire continueront à peser sur les masses comme des organismes incontrôlés. On pourrait sans doute objecter à ces critiques que la réforme des institutions envisagée par le Programme commun n’est qu’une étape et qu’ultérieurement les choses pourraient être poussées plus loin. Mais, une telle interprétation est démentie par le fait que le Programme commun ne se préoccupe pas un seul instant des limites de la démocratie représentative, démocratie pratiquée essentiellement par une couche de spécialistes de la politique dans un climat général de passivité des travailleurs et des masses en général. Il est certes évident que la démocratie directe n est pas une solution miracle qu’il suffit d’invoquer pour résoudre les problèmes ou d’évoquer pour la voir se réaliser. Les exploités et les opprimés ne sont pas disposés ou prêts du jour au lendemain à gérer tous les problèmes de la vie publique comme par enchantement. Les inégalités de conditions de travail et de formation pèsent trop lourdement pour que des habitudes séculaires — l’acceptation de la subordination et la relégation à des fonctions conçues essentiellement comme subalternes — soient surmontées rapidement. Il ne peut y avoir d’autre issue qu’un cheminement progressif vers la socialisation des fonctions de contrôle et de direction des problèmes économiques et sociaux, c’est-à-dire des processus complexes de transformation des relations de pouvoir dans la société toute entière. Mais, cette constatation faite, il est on ne peut plus éclairant de voir que le Programme commun ne se pose pas un seul instant la question de la mise en branle de tels processus ou plus précisément qu’il ne se préoccupe pas des obstacles qu’il s’agit d’écarter pour s’engager sur cette voie. Le monopole de l’État sur une grande partie du processus de représentation, d’organisation et d’expression des individus et des groupes n’est pas en lui-même saisi comme problématique. Le pouvoir, c’est le pouvoir, semble dire le Programme commun, et pas un seul instant, il n’est envisagé par ses auteurs que le mouvement ouvrier puisse s’orienter en fonction d une perspective de double pouvoir, c’est-à-dire en fonction d’un perspective de construction d’un autre pouvoir basé, lui, sur l’auto-organisation des travailleurs.

Dans ce contexte, la répudiation de la dictature du prolétariat par le PCF prend tout son sens. Elle se donne a première vue pour une condamnation des tendances les plus variées à l’autoritarisme et au « totalitarisme » (du nazisme au stalinisme) et de ce point de vue, s’inscrit parfaitement dans la dénonciation de plus en plus ouverte et assurée du système du goulag. Toutefois, à y regarder de plus près, il apparaît bien que sa conséquence la plus importante est d’exclure toute lutte conséquente contre l’État en tant qu’ensemble d’organismes séparés de la société, en tout dépassement de l’État de droit (séparation limitée des pouvoirs, protection précaire des individus dans le cadre de la perpétuation de l’arbitraire bureaucratique). En réalité, les partenaires de l’Union de la gauche ne conçoivent pas leur prise du pouvoir comme une rupture fondamentale avec l’ordre ancien, mais comme une étape nouvelle dans une continuité institutionnelle acceptée et assumée en tant que telle. Il est donc tout à fait symptomatique que le Parlement actuel soit conservé en tant que tel. On apprend seulement que les élections pour l’Assemblée nationale se feront à la proportionnelle et que le système d’élection des sénateurs sera démocratisé. À l’évidence, le Programme commun n’a pas l’ombre d une seule interrogation sur la possibilité d’« assemblées agissante », pour reprendre un terme de Lénine, c’est-a-dire d’assemblées vivifiées par une profonde vie démocratique à la base et orientée vers un contrôle étroit du pouvoir et de ses activités. Il ne faut donc pas du tout s’attendre à ce qu’un éventuel gouvernement d’Union de la gauche se saisisse comme un instrument au service du mouvement de masse pour briser successivement toutes les résistances de l’appareil d’État, de ses corps organisés et de tous les serviteurs de la classe dominante en général. Dans l’esprit des auteurs du Programme commun, il ne pourra être qu’un honnête gestionnaire d’un changement social modéré.

Les commentaires des dirigeants de l’Union de la gauche, surtout depuis les cantonales de 1976, se chargent d’ailleurs de détromper ceux qui pourraient avoir des illusions. Ce qui prévaut, c’est le langage de « la responsabilité et du réalisme », malgré la concurrence, tantôt ouverte, tantôt sourde, qui se fait jour entre le PC et le PS. Les déclarations de François Mitterrand et de Michel Rocard devant les représentants des patrons ne sont pas directement remises en question par les dirigeants du PCF, et si l’on fait le bilan des divergences qui s’affirment vraiment, on observe que le Parti communiste met plus facilement l’accent sur l’élévation de la consommation populaire alors que le Parti socialiste apparaît soucieux de ménager un peu plus les projets des capitalistes au niveau économique. Au plan plus directement politique, on perçoit bien entendu des divergences, mais il est clair qu’elles portent non sur le fond des problèmes, mais sur des inquiétudes et des soupçons réciproques. Le PCF craint que le PS, arrivé au gouvernement, ne cherche a réduire son principal partenaire à la portion congrue et même joue le double jeu avec le président de la République et ses alliés. Le PS, de son côté, craint que le parti de Georges Marchais ne place les intérêts de son appareil, attaqué à gauche et à droite, avant toute autre considération et ne soit donc tenté de prendre ses distances démagogiquement d’un PS appelé a assumer les principales charges du pouvoir L’émulation est en fait très limitée, et le Programme commun sert surtout a chacun des deux principaux partenaires à rappeler l’autre à ses engagements. La référence programmatique, devenue aujourd’hui rituelle dans les réunions, le refus de renégocier le texte de 1972 montre maintenant assez clairement que le Programme commun est un programme-carcan ou un programme-corset. Il n’est pas destiné à susciter des initiatives créatrices, il est par contre là pour indiquer aux partis de gauche jusqu’où ils n’auront pas besoin d’aller. C’est pourquoi, son caractère « avancé » ne doit pas tromper (avancé, il est vrai, par rapport aux programmes purement circonstanciels ou occasionnels), il a surtout pour fonction de limiter le mouvement de masse dans ses exigences et revendications. La lutte pour le socialisme, si lutte il y a. doit passer par l’État, par son redéploiement dans la société. Par conséquent, l’essentiel doit venir d’en haut, des initiatives parlementaires et des initiatives de l’exécutif, dans l’acquiescement plus ou moins réel du plus grand nombre. On s’explique bien pourquoi il n’y a pas. à présent, une dynamique unitaire comparable à celle de 1934-1936. Le Front populaire, il y a un peu plus de quarante ans, avait des objectifs très modestes, mais les travailleurs pouvaient se dire qu’une fois balayés les obstacles qu’il proposait de balayer, toute une série de possibilités nouvelles pouvaient s’offrir. C’est ce qu’il y avait de justifié dans les déclarations, par ailleurs discutables, de Marceau Pivert, en juin 1936. La politique ultra-opportuniste du Front populaire pouvait être interprétée comme un simple préalable à des actions beaucoup plus vigoureuses, et son programme dérisoire dans son modérantisme n’instituait pas de barrières apparentes à la spontanéité des masses. Les accords Matignon et les premières mesures du gouvernement de Front populaire n’ont-ils pas laissé loin derrière eux les timides mesures prévues en 1935 dans le programme catalogue du rassemblement populaire. Le Programme commun, par contre, parait se prémunir longtemps à l’avance contre d’éventuels transgressions par ses aspects pointillistes et vagues à la fois. Pointilliste, il énumère beaucoup de mesures pour en exclure d’autres (cf. la liste limitative des nationalisations), vague, il promet toute une série d’améliorations sans s’expliquer sur la façon de lever les principaux obstacles. Son caractère faussement exhaustif, globalisant et totalisant une lutte de classes artificiellement tempérée, tend à faire croire que l’essentiel a été dit, sans corrections possibles, tout au plus peut-il être question d une « actualisation » des revendications et mots d’ordre. Il est vrai que. ces derniers temps, le PCF semble soucieux de rajouter quelques nationalisations supplémentaires à la liste déterminée en 1972 (Citroën, la sidérurgie) en fonction des crédits distribués par l’État aux secteurs en difficulté et qu’il se dit finalement sensible aux thèmes de l’autogestion, d’abord mis en avant par le Parti socialiste. Sur le fond, cela ne change rien d’essentiel, puisque le PCF entend toujours se conduire de façon « responsable », sans remettre en question sa perspective de modernisation et de démocratisation de l’État actuel. Bien que l’union fasse la force, il ne peut y avoir, dans ce cadre, de dynamique unitaire authentique, d’enthousiasme populaire susceptible de dépasser rapidement les limites de la société bourgeoise. Le PS, comme le PC, en effet, n’unifient pas la classe ouvrière sur des bases vraiment anticapitalistes. par exemple cherchant a la hausser au-dessus de son atomisation. de sa dispersion présentes, encore moins en l’incitant à s’organiser elle-même en dehors des contraintes des relations capitalistes de production C’est ce qui explique l’absence de grandes mobilisations politiques, malgré les manifestations de crise sociale et la profondeur du désarroi politique de la « majorité » giscardo-gaulliste. La montée de la gauche au pouvoir se passe dans un climat morne que les difficultés actuelles de la classe ouvrière (chômage, inflation) ne suffisent pas a expliquer : le cœur n’y est pas dans une grande partie des masses populaires, parce qu’elles ne se sentent concernées qu’indirectement.

À cela, il faut aussi ajouter que beaucoup de travailleurs s’interrogent sur les suites même de l’action de l’Union de la gauche. Le quiétisme du Programme commun ne rassure pas. parce qu’à l’avance, tout est présenté comme si la crise des rapports sociaux pouvait être circonscrite dans les limites assez étroites et comme si l’État, à peine réformé, était à même d’affronter les problèmes les plus délicats. Or, il est peu de militants syndicaux ou politiques pour ignorer que nous vivons aujourd’hui une période d’exacerbation de la lutte des classes, où les enjeux deviennent de plus en plus importants. Une passation de pouvoirs de la « majorité » actuelle à l’Union de la gauche ne sera pas simplement une formalité, même si les dirigeants du PS, et dans une moindre mesure du PC, s’ingénient à faire des concessions à la bourgeoisie. On peut, bien sûr, faire appel à la logique du marché comme à la loi suprême de l’économie en affirmant que c’est une pure logique du choix et de la consommation et que la gauche a intérêt à s’y conformer si elle veut développer la consommation populaire. On peut même aller plus loin et prétendre que les difficultés présentes sont dues à la non-observation (par les monopoles et l’État) de ces règles du marché — comme le laissent entendre certains commentateurs du PS. Mais, il suffit de rappeler que le marché dont il est question, plus encore qu’un marché de produits, est un marché de capitaux et un marché du travail, pour se rendre compte que ce discours de la rationalité est illusoire. Dans une période où il est essentiel pour le capitalisme français de dévaloriser une partie du capital social et d’élever le taux d’exploitation pour recréer des conditions propices à l’accumulation du capital, il est clair qu’une politique réformiste ne peut qu’approfondir les difficultés économiques. On ne peut à la fois augmenter la consommation populaire et les profits du capital, combattre le chômage et élever rapidement la rentabilité des entreprises. Quoi que dise Mitterrand, la Bourse baisse et les capitaux fuient, et cela avant même que la gauche unie soit au gouvernement. La situation est d’autant plus alarmante pour la bourgeoisie que l’État est secoué par les effets de la crise des rapports sociaux et par sa propre paralysie devant les nouveaux problèmes économiques (faillite des méthodes keynésiennes dans un contexte d’internationalisation de l’économie).

De ce point de vue, la venue au gouvernement de la gauche unie ne peut qu’accélérer cette crise latente des superstructures et pousser les secteurs les plus mécontents de la Fonction publique a mettre en question certains aspects importants de la marche de la machine étatique (hiérarchie. échelles des rémunérations, modalités du travail, rapport au public). De plus, la désorientation qu’on observe déjà dans certains corps de l’État, police, armée, magistrature, peut encore s’accentuer dans une phase d’incertitude. C’est bien pourquoi la bourgeoisie, dans ses différentes composantes, ne peut se contenter de considérer un passage éventuel à la gauche comme un intermède secondaire, comme un épisode réformiste sans conséquences. Il lui faut maintenant préparer une issue favorable (pour ses intérêts) à la crise institutionnelle prolongée qui se dessine. En d’autres termes, il ne faut pas s’attendre à ce que les différentes fractions de la bourgeoisie restent l arme au pied, en faisant simplement confiance à l’opportunisme des organisations réformistes et à l’habileté de leurs partenaires bourgeois. Les objectifs qu’elles ont à se fixer ne peuvent être seulement négatifs —empêcher telle ou telle mesure, empêcher telle ou telle politique, veiller à ce que rien de trop sérieux n’affecte les activités du capital —, ils doivent aussi être positifs, c’est-à-dire répondre à des défis nés de la lutte des classes dans des contextes tout à fait spécifiques. Il est indispensable pour les forces bourgeoises de trouver de nouvelles stratégies et d’en déduire des tactiques adaptées à des circonstances sensiblement changées par rapport à la « normale » d’il y a dix ou quinze ans. Tel courant se fixe pour tâche de rassembler le maximum de forces en vue de combattre l’Union de la gauche au pouvoir en battant le rappel des conservateurs dès maintenant, d’autres cherchent en tâtonnant à conditionner l’Union de la gauche dans le sens de la modération. Le patronat, pour sa part, mène en ce moment une guerre préventive contre la classe ouvrière en utilisant dans toute la mesure du possible les forces de police contre les grévistes. Des réseaux nouveaux se créent dans l’appareil d’État, des coalitions se nouent en vue d’opposer le plus d’obstacles possible à la radicalisation de la classe ouvrière et par conséquent à son auto-organisation. Toute proportions gardées, c’est un réalignement de forces, un redéploiement en profondeur qui se prépare avant même que les classes en présence soient encore très mobilisées ou engagées dans des batailles majeures. La France n’est, certes, pas le Chili, mais il apparaît caractéristique que le PS et le PC ne cherchent à répondre à ces dangers ou à ces menaces pour le futur immédiat que par une plus grande ouverture vers la droite, vers les gaullistes d’opposition et autres républicains de progrès, comme on l’a vu au moment des municipales. La gauche essaye en somme de geler les relations de classes, et de conjurer des affrontements inévitables dans un avenir qui approche à grands pas en offrant des rameaux d’olivier à l’adversaire malgré les attaques qui sont portées contre les travailleurs.

Conformément à l’esprit du Programme commun, tout le jeu politique doit être maintenu dans des limites bourgeoises, alors même que les pratiques politiques traditionnelles entrent en crise. Il n’y a sans doute pas encore d’organisation très poussée et très ramifiée de la contre-révolution, mais il faut être volontairement aveugle pour refuser de la prendre en compte dès maintenant et refuser en même temps de faire de la lutte contre elle un élément central du programme En tout état de cause, la modération, le refoulement de l’activité ouvrière ne sont pas des solutions, car les différents secteurs de la bourgeoisie ne déterminent pas leur attitude en fonction des seules intentions affichées par les organisations réformistes, mais en fonction de critères beaucoup plus objectifs : le degré d’acuité de la lutte des classes, les difficultés de l’appareil d’État, etc. Le problème est d’autant plus important que l’intervention de la contre- révolution ne se produit pas seulement dans des situations de crise ouverte ou d’affrontements sans fards, mais se produit sous des formes beaucoup moins spectaculaires, dans des situations où il importe surtout de limiter la liberté d’action de l’adversaire de classe. L’activité contre-révolutionnaire n’a pas seulement pout but de mettre fin à une éventuelle crise révolutionnaire, elle cherche aussi à atteindre les forces vives de la classe ouvrière avant même que cette dernière ait dépassé sa propre dispersion et alors qu’elle se trouve encore en voie de regroupement. Elle cherche aussi à influencer les couches hésitantes de la petite bourgeoisie, ancienne ou nouvelle, et à les détourner de faire alliance avec les organisations ouvrières. Dans la France d’aujourd’hui, il n’est guère commode d’embrigader les nouvelles couches salariées ou les petits commerçants pour la défense des valeurs menacées de la société bourgeoise, mais il est possible, sinon de les conquérir — cela vaut pour la petite bourgeoisie traditionnelle à la rigueur — du moins de les intimider et de les opposer à la classe ouvrière. Le Parti socialiste, comme parti « attrape-tout », attire une partie considérable de ces forces sociales flottantes sur le plan électoral dans les circonstances actuelles, mais il le fait sur des bases suffisamment équivoques — mieux vivre sans bouleverser les conditions sociales — pour que bien des retournements soient possibles. Il ne faut donc pas exclure a priori (comme le fait par omission le Programme commun) que des conjonctures de répression massive puissent se produire après toute une série de batailles mal engagées sur le plan revendicatif et sur le plan politique, ce qui, répété sur une plus ou moins longue période, pourrait conduire à un renversement de tendance de portée plus vaste.

Dans l’immédiat, on est loin du compte, et le RPR de Jacques Chirac ne peut encore prétendre fournir des solutions de rechange au gros des forces bourgeoises. Toutefois, beaucoup de choses peuvent changer, particulièrement dans l’hypothèse où l’Union de la gauche aura à assumer la responsabilité du pouvoir. Toutes les concessions qu’elle pourrait être amenée à faire pour ne pas heurter de front ses soutiens les plus réticents et pour ménager ses adversaires les plus dangereux, ne pourraient que décevoir ses propres partisans et les démoraliser. Si l’on ajoute à cela que l’Union de la gauche se dit prête à gouverner avec Giscard, c’est-à-dire avec un président de la République hostile à ses projets, on aura une idée de toutes les faiblesses qui pourront être exploitées contre le PS et le PC au pouvoir et retournées contre le mouvement ouvrier. Jacques Chirac se prépare manifestement à profiter d’une telle situation et à jouer les sauveurs face à une gauche désarçonnée et vraisemblablement divisée à nouveau. Bien évidemment, la victoire de J. Chirac (par exemple aux élections présidentielles de 1981) n’est qu’une éventualité parmi d’autres : elle n’a en soi rien d’inéluctable. Mais, il est caractéristique des partis de l’Union de la gauche qu’ils ne veulent voir que le présent immédiat et les rapports de force cristallisés sur le plan électoral, à un moment donné, les luttes revendicatives fournissant tout au plus des forces d’appoint. Dans les affrontements actuels, ils ne cherchent pas à développer la lutte des classes jusqu’à son aboutissement logique, c’est-à-dire à faire sauter les frontières de la politique instituées par la bourgeoisie à son profit. Ils ne se préoccupent notamment pas de répondre aux mouvements tactiques des différentes fractions de la bourgeoisie en terme de combat, destinés réellement à modifier le rapport de forces : on n’oppose pas de contre-offensive systématique aux attaques menées par la classe dominante, on pare les coups. Pour les réformistes, la politique reste largement du domaine du rituel, des pratiques démonstratives, très bien concrétisées dans les discours électoraux, elle n’est pas véritablement le prolongement de la révolte quotidienne, des actions de résistance à l’exploitation. Plus précisément, la politique mise en œuvre par l’Union de la gauche ne fait que se servir des mouvements profonds de la classe ouvrière, en leur donnant, quand cela est possible, une expression plus ou moins déformée sur le plan électoral, dans le but de modifier les modalités d’exercice du pouvoir, et non ses fondements. Il s’agit de faire comprendre à la bourgeoisie que son véritable intérêt est de composer avec le mécontentement des travailleurs et pour cela de se résigner à laisser faire de nouvelles équipes de gestionnaires, plus aptes à rétablir l’équilibre entre les classes. Il n’est, en réalité, pas question d’aller plus loin et de mettre fin à la fragmentation de la lutte des classes entre les différents niveaux de la vie sociale, en reliant par exemple la lutte des classes au niveau de l’entreprise et la lutte de classes qui se développe dans les différents appareils d’État, c’est-à-dire en mettant en évidence l’interdépendance des processus économiques et politiques dans leurs aspects les plus concrets. Entre la lutte contre l’arbitraire patronal ou contre le despotisme capitaliste dans l’entreprise, d une part, la lutte contre les forces de répression et les répartitions de crédit décidées par le gouvernement d’autre part, il n’y a pas de véritable solution de continuité.

C’est dans la mesure, au contraire, où l’on tient compte de toutes les connexions de l’économique et du politique qu’il devient possible de s’opposer à la logique du capital, à la prétendue automaticité de ses mécanismes. à l’indépendance apparente des instances les unes par rapport aux autres. Ainsi, il n’est possible de combattre les « contraintes » de la rentabilité du capital que I on s’oppose a elles globalement, en donnant la priorité à l’emploi, à la mise en activité du maximum de travailleurs, tout en orientant la production vers la maximisation des valeurs d usage. Les capitalistes et leurs agents peuvent bien faire valoir qu’une telle orientation a pour conséquence immanquable la baisse de la productivité moyenne du travail, du point de vue de la classe ouvrière c’est secondaire, si la masse globale des produits disponibles augmente. Il ne s’agit plus de mettre en valeur du capital en pliant toute la vie sociale et économique aux impératifs de sa reproduction élargie, il s’agit d’utiliser au mieux les ressources en moyens de production, en savoir-faire collectifs, pour répondre a des besoins démocratiquement recensés, collectivement exprimés. C’est sur cette base que l’exigence du contrôle ouvrier prend toute sa signification. Cela n’a rien à voir avec la recherche d’une démocratie formelle dans l’entreprise, avec la seule affirmation du principe électif dans la sélection des dirigeants d’entreprise, elle exprime en réalité la nécessité d’une reconstruction-réorganisation des relations de travail et de production, en partant du point de vue de la force de travail. Elle invite à dépasser l’isolement des individus les uns par rapport aux autres, à faire de la politique une véritable pratique de socialisation des expériences, une pratique multi-dimensionnelle de multiplication des échanges et des communications, une pratique d’élargissement de l’horizon des travailleurs, par opposition à la politique de limitation de leurs possibilités inscrite dans les rapports bourgeois. Le Programme commun ne se place évidemment pas dans cette perspective, il n’est en définitive qu’une politique de gestion de la crise de la société capitaliste, sur la base de la conservation de l’État.

P.-S.

Critique communiste, n° 14-15, mars-avril 1977.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)