Le candidat Bill Clinton l’avait promis lors de sa campagne présidentielle de 1992 : il fallait « mettre fin au système d’assistance fédérale aux pauvres tel que nous le connaissons ».
Quatre ans plus tard, c’est chose faite. Premiers touchés, les femmes et les enfants. La nouvelle loi s’articule autour de trois grands axes : confier aux cinquante Etats et aux comtés les programmes sociaux jusque là assumés par l’Etat fédéral sous la forme d’une enveloppe globale en nette diminution qu’ils distribueront comme bon leur semble ; supprimer les allocations aux demandeurs coupables d’infraction à la législation sur les stupéfiants ainsi qu’aux immigrés légaux soit 1,3 million de personnes essentiellement concentrées dans les Etats du Texas, de la Californie et New York ; assurer des allocations seulement sur une période de cinq années cumulées dans une vie et obliger les chefs de famille assistés à trouver un travail, n’importe lequel, dans un délai de deux ans. Des mesures supplémentaires prévoient la possibilité de réduire automatiquement l’allocation versée aux mères célibataires. Un « bonus » sera même accordé aux Etats dans l’hypothèse où ils parviendraient à réduire le nombre de naissances illégitimes. Quant aux mères célibataires mineures, elles pourront être assignées à résidence chez leurs parents ; encore faudrait-il qu’elles en aient !
La loi n’a qu’un but : limiter le poids des pauvres dans le budget fédéral. Leur sort et leur avenir ne présentent aucun intérêt aux yeux du législateur. Ces nouvelles dispositions légales devraient en dix ans contribuer à jeter dans la misère entre 2,5 et 5 millions d’enfants supplémentaires d’après certains instituts économiques alors même que les statistiques sur la pauvreté atteignent d’inquiétantes proportions : 21% des enfants américains vivent dans le dénuement soit quatorze millions d’enfants dont 16,2% chez les Blancs, 37,9% chez les Hispaniques, 44% chez les Noirs. Elles frapperont très durement les femmes chefs de famille qui occupent les postes les moins bien payés de l’économie américaine. Aide-soignantes, serveuses, femmes de ménage, autant d’emplois qui dans les deux-tiers des cas n’offrent aucune couverture sociale et permettent à peine de survivre. En supprimant notamment le programme d’aide aux familles ayant des enfants à charge, le AFDC, le gouvernement ampute de 377 dollars le revenu de ces familles et les plonge un peu plus dans la misère d’autant que l’aide distribuée jusqu’à présent sous la forme de bons alimentaires n’est pas non plus épargnée par les coupes drastiques. Un éditorialiste de l’hebdomadaire The Nation a d’ailleurs baptisé cette dernière mesure « clause de la faim ».
Des économies de bout de ficelle
Supprimer le Welfare revient pour le gouvernement fédéral à économiser 55 milliards de dollars en six ans. La nouvelle loi justifie donc la volonté politique de réduire le déficit budgétaire du pays afin de le ramener à l’équilibre d’ici à l’an 2002. Pourtant, le programme AFDC, symbole du Welfare, est loin de représenter la cause première du déficit. Il comptait jusqu’à présent pour 1% du budget fédéral et, en y rajoutant les bons de nourriture, 3% soit une goutte d’eau dans l’océan des dépenses. En fait, moins de cinq millions de personnes bénéficiaient de l’AFDC, un chiffre stable depuis le début des années soixante-dix. Il ne faut donc pas rechercher les causes de la suppression du Welfare dans une augmentation inflationniste du nombre des allocataires qui aurait entraîne un gonflement insupportable du montant des aides pour l’Etat fédéral. Le coup de massue infligé à la frange la plus déshéritée de la population américaine trouve son origine dans la droitisation de la majeure partie de l’opinion publique sur laquelle surfent Démocrates et Républicains.
Dans son discours sur l’Etat de l’Union prononcé en janvier 1996, Bill Clinton qui entamait sa seconde campagne présidentielle proclamait que « l’ère de l’Etat interventionniste est révolue ». Ce faisant, il se positionnait très clairement du côté de l’électorat des classes moyennes, le seul qui se déplace pour voter. Lors des élections pour le renouvellement du Congrès en 1994, seuls 7,7 % des Américains ayant un revenu inférieur à 15 000 dollars annuels se sont déplacés pour déposer leur bulletin dans l’urne. Le démantèlement du Welfare fait partie intégrante d’une stratégie électorale visant à conquérir massivement les classes moyennes qui se replient de plus en plus sur leurs intérêts particuliers et développent une allergie grandissante pour toutes les questions qui exigeraient une intervention de l’Etat. Pourtant, même cette Amérique des classes moyennes a perdu son optimisme. Aux Etats-Unis comme en France, la majeure partie de l’opinion est convaincue que la prochaine génération bénéficiera d’un moindre niveau de vie qu’aujourd’hui. Les dégraissages dans les entreprises frappent actuellement de plein fouet les cadres qui, du jour au lendemain, littéralement, se retrouvent au chômage [1]. L’emploi à vie fait progressivement place à la précarité accompagnée de baisses de salaires substantielles pour cette catégorie de la population quand elle retrouve un travail salarié. Cette situation économique couplée à un conservatisme politique qui se développe particulièrement depuis le milieu des années soixante-dix accentue l’individualisme des classes possédantes qui manifestent leur mécontentement et leur angoisse par un discours de rejet ; rejet de l’Etat fédéral, rejet de l’impôt, rejet des couches défavorisées et des minorités, les deux se conjuguant souvent. Ces dernières sont traditionnellement présentées comme parasitaires, plus empressées de vivre aux crochets d’un Etat libéral que de trouver un travail. La suppression du Welfare et notamment l’idée que l’on ne peut bénéficier de l’aide publique que durant cinq années cumulées dans une vie correspond parfaitement à cette idéologie néovictorienne et raciste : les subsides distribués aux pauvres créent plus de handicaps qu’ils n’en suppriment car ils génèrent une mentalité d’assisté néfaste à la bonne marche de l’économie et ruinent le sens de la responsabilité individuelle qui constitue le cœur du « rêve américain ».
Le marché de la pauvreté
Remettre les exclus sur le marché du travail risque d’engendrer une série de heurts avec les travailleurs occupant les emplois les moins qualifiés de l’économie américaine. Car ce sont eux qui vont se retrouver en concurrence directe avec la nouvelle main d’œuvre des
pauvres. On imagine tout de suite les risques de concurrence à la baisse sur les bas salaires qui ne manqueront pas de se produire dans les prochaines années et d’entraîner la paupérisation de nouvelles populations. En revanche, cette loi constitue une aubaine pour de grandes firmes privées qui ont d’ores et déjà commencé des actions de démarchage auprès des Etats afin qu’ils leur confient la responsabilité de gérer les lambeaux de programme épargnés et les sommes afférentes. Catastrophique pour les uns, la suppression du Welfare risque bien de devenir via la privatisation des programmes épargnés, un juteux marché. Lockeed, Electronic Data System fondée par Ross Perot, Andersen, Unisys et IBM sont sur les rangs. Aucune de ces entreprises ne peut se targuer d’avoir une expérience en matière de gestion de services sociaux, mais elles bénéficient de la confiance de la quasi-totalité du personnel politique des cinquante Etats, qui ne veut surtout pas se plonger dans les difficultés quotidiennes que représente la prise en charge des ménages à bas revenu qu’il faut faire passer de l’assistance au travail forcé. Parmi ces difficultés, la question des transports publics est d’une acuitéparticulière. Les pauvres sont essentiellement concentrés dans les centre-villes déglingués, les inner cities, coupés des autres quartiers et laissés à l’abandon depuis des décennies. Il n’y existe pas d’entreprises et peu de commerces. Ce n’est donc pas dans les quartiers où ils vivent que les laissés pour compte pourront trouver un hypothétique travail. Ils seront forcés de se déplacer mais à condition que les municipalités améliorent les services de transport quasi inexistants aujourd’hui dans nombre de quartiers. L’autre épineuse question concerne plus spécifiquement les femmes dont les enfants sont en bas âge. Il n’existe pas de système de crèches aux Etats-Unis. Comment une mère de famille pourra-t-elle suivre une formation, des stages, trouver un emploi si elle ne peut faire garder ses enfants à moindre frais ?
Les politiciens ne sont pas non plus prêts à assumer les échecs de cette « réforme » dans l’hypothèse où le nombre de pauvres sous assistance ne diminuerait pas significativement. Les firmes gestionnaires devraient donc avoir toute latitude pour gérer la marché de la pauvreté. Pour le moment, elles en sont au stade du recrutement de personnel. Elles débauchent des cadres fédéraux et d’Etat qui prennent la tête de « divisions sociales » dont la tâche principale sera de créer des bureaux de placement réservés aux allocataires du Welfare et de signer des contrats de travail avec des organisations charitables, des entreprises publiques et privées, sans y regarder de trop près ; peu importera la durée du contrat, le montant du salaire, les conditions de travail. Ce qu’il faut, c’est diminuer le nombre d’allocataires puisque la loi précise que les Etats percevront des primes en cas de baisse significative du nombre de pauvres enregistrés dans chacun d’entre eux.
La grande difficulté consiste pour eux à niveller les programmes subsistants pour une raison simple : les politiciens craignent que les pauvres d’un Etat ne soient tentés par le déménagement dans un autre Etat qui proposerait des subsides plus importants et drainerait de ce fait un surcroit de marginaux. Dans la loi supprimant le Welfare, le cynisme du personnel politique le dispute à l’incurie et l’irresponsabilité.
Marie Pontet