- Pourriez-vous me parler du fonctionnement du vieux Parti communiste internationaliste, et éventuellement de la transition avec le nouveau PCI après la scission de 1952 ?
Je lisais récemment les souvenirs restés inachevés de celui qui a été un de nos importants dirigeants après la guerre : Marcel Bleibtreu. Il consacre justement une partie de ses souvenirs à cette question de la démocratie dans le Parti communiste internationaliste. Je dois dire que cette démocratie était en effet très grande. La conception théorique, qui était la nôtre, du centralisme démocratique était appliquée dans le vrai sens du mot. C’est-à-dire qu’il y avait de grands débats, sur toutes les questions, avant les prises de décision qui, ensuite, s’imposaient à la discipline commune. Ça c’est vrai. Je dois même avouer que, dans une certaine mesure, cette démocratie était trop grande, en ce sens qu’il y avait sur chaque question discutée une quantité de bulletins intérieurs. C’était surtout vrai pour la discussion internationale, pour préparer les congrès internationaux. Le militant ordinaire n’arrivait pas à tout lire : c’était impossible. C’était presque un excès parce qu’on nous demandait de voter sur des questions où notre information était à la fois trop grande et sur lesquelles on ne pouvait pas vraiment se prononcer : par exemple sur les divergences entre les groupes d’Argentine ou d’Inde. Mais au niveau national, c’était presque aussi vrai. Les tendances étaient bien sûr autorisées. Pour aller très rapidement dans l’histoire du Parti communiste internationaliste : immédiatement après la fusion, il y a eu une véritable recomposition, qu’ignorent la plupart des historiens, qui expliquent toujours l’histoire, – y compris celle qui s’écrit – comme un courant CCI [1] et un courant POI [2] qu’on retrouve indéfiniment dans l’histoire, ce qui ne correspond à rien du tout. La fusion a au contraire fait une majorité de ce qui avait été la minorité du Parti ouvrier internationaliste pendant longtemps, avec une minorité du CCI, plus le groupe Octobre, ce qui a été le noyau de cette nouvelle majorité. La première tendance, et c’était d’ailleurs une fraction, qui s’est détachée de cette majorité, était l’ancienne direction du CCI, qui est devenue une fraction de gauche qui a duré jusqu’à la fin de 1945. Puis elle s’est fondue dans l’ancienne majorité, au moment où, au contraire, l’ancienne direction du Parti ouvrier internationaliste devenait minorité. Ça a été la manifestation d’un fonctionnement très démocratique.
- Pour constituer une tendance, il suffisait de se déclarer comme telle ?
Dans ce cas, ça s’était fait de façon très simple, dans la mesure où c’était des groupes qui avaient eu des positions nettement définies avant la fusion qui apparaissaient. Donc, à la fin de 1945, le CCI fait son autocritique : leurs positions gauchistes, leurs positions un peu apocalyptiques du devenir, et ils rentrent dans la majorité. Ces tendances se faisaient sur la base de l’analyse générale de la situation. Et au contraire l’ancienne majorité du Parti ouvrier internationaliste, avec Yvan Craipeau à sa tête, mais dont les principales
têtes politiques étaient des plus jeunes, comme en particulier Parisot et Demazière. Eux considéraient que la perspective révolutionnaire ne s’était pas réalisée et qu’il fallait jouer sur un long temps de démocratie bourgeoise renouvelée – ils avaient raison sur ce plan. Mais de ce fait, petit à petit, ils proposaient d’arrondir les angles du programme. Ça se posait comme ça. Il y avait des bulletins de discussion qui donnaient [une] base aux tendances. Il y a d’ailleurs eu ce problème de l’URSS qui a toujours été le problème récurrent, le
véritable cauchemar de l’Internationale, du trotskysme en général. Quand, en 1947, la discussion, qui jusque là avait été internationale, s’est développée en France, il y avait cinq tendances sur la question de l’URSS.
Apparaissait la tendance qui allait devenir celle de Socialisme ou Barbarie [3], donc de l’impérialisme bureaucratique ; la tendance Gallienne/Marcel Pennetier qui était celle du capitalisme d’Etat, et trois autres tendances qui, tout en acceptant la théorie trotskyste traditionnelle de l’Etat ouvrier dégénéré, avaient des nuances entre elles. Ça, ça n’a pas joué dans les éléments de direction. Il y a eu un changement de direction en septembre 1946, quand, justement, le courant qu’on appelait « droitier » a pris la direction pour une année, sur une ligne qui était quelque peu opportuniste. Mais, finalement, ce n’est devenu grave qu’à la fin de 1947, quand s’est dessiné le courant qui est allé se fondre dans le RDR [Rassemblement démocratique révolutionnaire]. Parce que là, leur réalisme sur la situation mondiale s’est traduit par un défaitisme à l’égard des perspectives révolutionnaires, qui se manifestaient pourtant, et allaient se redessiner avec la crise yougoslave, mais différemment de ce qu’on avait attendu. Pas de mouvements révolutionnaires en Europe, sauf tout de même qu’il y a eu un peu plus tard la crise yougoslave, puis apparaissaient les révolutions coloniales. L’attitude de nos « droitiers » les a amenés à penser qu’il fallait une espèce de dépassement du trotskysme, et ils se sont orientés vers l’entrée dans le RDR, fondé par Jean-Paul Sartre – un ennemi acharné du trotskysme – et David Rousset — que nous avions exclu au début de 1946 pour ses positions sur l’URSS, qui représentait pour lui, au niveau mondial, ce que le bonapartisme avait représenté par rapport à la situation française, selon le mot de Hegel « la révolution bottée et à cheval », qui portait la révolution à coups de sabres dans l’Europe.
L’URSS était la même chose au niveau du socialisme. Cette théorie est devenue celle de la Revue Internationale, et a été celle du RDR, de Rousset et de Sartre en particulier. Finalement, Rousset est passé à une position diamétralement opposée. Après le IVe Congrès, où nos « droitiers » ont perdu la majorité, ils ont donc fait ce passage au RDR, et c’est pour cette rupture qu’ils ont été exclus au début de 1948. Tout cela s’est fait démocratiquement. Eux ont accusé la tendance de gauche – l’ancienne majorité de 1944 à septembre 1947 – d’avoir manipulé les chiffres, mais je pense que ce n’était pas vrai, et d’ailleurs impossible. Les différences de mandats qui ont fait les majorités de 1946 et de 1947 étaient très petites. Il y avait toujours une commission des mandats, paritaire. C’est vrai, donc, que notre majorité était petite, ce qui s’explique dans un climat de démocratie comme celui-là, où souvent les choses sont floues dans la tête des militants, et où les prises de position se fondent sur des détails, et également sur des rapports avec des dirigeants. C’est ce qu’on a vu dans toutes les scissions finalement. Certains militants de base suivent ceux qui les ont fait adhérer ou qui ont été leurs dirigeants principaux. On a aussi raconté beaucoup d’erreurs sur cette scission. On a dit que le PCI avait perdu 40 % de ses militants : c’est sans doute à peu près vrai, sauf que ce n’est pas 40 % qui sont allés au RDR ! Il n’y a eu qu’un relativement petit nombre qui ont suivi les dirigeants du groupe Parisot/Demazière. Beaucoup sont simplement partis. Même Yvan Craipeau par exemple : il ne s’est pas retiré de la vie politique, mais il s’est retiré hors du parti.
- Et la plupart ont fait de même ?
La plupart sont partis. Le plus grand nombre de ceux qui sont partis ont cessé de militer, ou seulement dans leur syndicat, d’autres sont partis, découragés. Parce qu’une scission c’est toujours très démoralisant. Et, en général, dans une scission, le parti gagnant est celui de ceux qui lèvent le pied et qui en ont marre. Par exemple, dès la guerre, j’avais fait adhérer des militants, pas mal d’ailleurs, un petit groupe que j’avais formé pendant la guerre. Ensuite, quand j’ai été sur les chantiers, à la fin de la guerre, j’avais fait adhérer deux ouvriers. Mais ils sont partis en 1947 ! Quasiment tous ceux que j’avais fait adhérer à la fin de la guerre et après sont partis lors de cette scission : pas avec la droite, ils sont partis démoralisés. C’est très intéressant de voir ça. Les adversaires de la démocratie, des tendances en particulier, insistent là-dessus : « Les tendances, c’est le bordel. » Oui, mais c’est un prix qu’on doit payer à la démocratie. Le mal n’est pas dans l’existence des tendances, mais dans le refus d’être en minorité. Autre chose à corriger : ceux qui sont partis, ce ne sont pas tous les membres de l’ex-Parti ouvrier internationaliste. Restaient au contraire dans la majorité beaucoup de militants qui avaient été au Parti ouvrier internationaliste, et des dirigeants principaux comme Marcel Gibelin et Marcel Bleibtreu. Et les groupes des tendances divergentes sur la question de l’URSS sont restés encore un moment. Ceux du groupe Gallienne-Marcel Pennetier, qui étaient sur la position d’un capitalisme d’Etat, mais plus près de la droite sur la politique générale, sont partis les premiers un peu plus tard. Ils n’ont pas été exclus, mais ils ont rompu avec l’organisation. En 1948, un peu plus tard encore, c’est le groupe qui a formé Socialisme ou Barbarie qui a lui aussi rompu. Eux non plus n’ont pas été exclus.
- À part David Rousset, il n’y a donc pas eu beaucoup d’exclusions ?
Ceux de la tendance droitière qui avaient choisi d’aller au RDR. On a exclu leurs dirigeants. Et leur base même, le noyau, est parti.
- Quelle était la limite entre le droit de tendance et l’exclusion ?
Là, c’est parce que leur tendance, qui perdait la direction au IVe Congrès, décidait d’entrer au RDR : il s’agissait donc d’entrer dans un autre parti. Je dois dire, de mon expérience personnelle, que ça avait tout de même une importance : c’était déchirant. C’était déchirant, parce que partaient des camarades avec qui on avait eu d’excellentes relations. Mais il est tout de même intéressant de noter que cette scission, bien qu’elle ait été très coûteuse, avait tout de même un petit contenu de classe. Il faut remarquer que toute la partie ouvrière de l’organisation est restée dans l’organisation. Et que tous les dirigeants du courant minoritaire étaient des intellectuels, très brillants en général, et des marxistes très bien formés, mais c’était des intellectuels d’origine petite-bourgeoise ou bourgeoise. On peut dire qu’on ressentait - et moi en particulier je ressentais – presque une différence de classe avec eux. C’étaient des gens très cultivés, qui étaient en même temps très pro-surréalistes — je ne l’étais pas encore à ce moment-là — et très brillants, mais un petit peu dédaigneux à l’égard des cadres ouvriers que nous étions, moins cultivés, même si nous l’étions infiniment plus que les militants du PCF.
- Ça se ressentait à ce point ?
Ça se sentait. Oui. Je le ressentais assez vivement. C’était vrai aussi pour le groupe Socialisme ou Barbarie : c’étaient des intellectuels encore plus coupés de la vie de la classe. Passons. Ensuite, le parti continue et, contrairement par exemple à ce qu’a écrit Yvan Craipeau dans ses souvenirs, ce n’est pas la fin du Parti communiste internationaliste. C’est au contraire une reconstitution, et les deux années qui ont suivi, de 1948 à 1950, ont connu à nouveau un bond en avant. Le parti s’est reconstitué. En particulier, il y a eu pendant cette période la fameuse rupture yougoslave, et ça aussi ça a été l’objet d’une discussion démocratique très, très grande. Comment est-ce qu’il fallait prendre cette rupture ? Un courant plutôt ouvriériste, Lambert en particulier, mais pas seulement lui, Marcel Gibelin aussi, qui a été plus tard un anti-lambertiste très net, et qui était un de nos principaux dirigeants, a considéré que c’était une rupture inter-bureaucratique et que l’on n’avait pas à prendre parti pour les uns et les autres. Une position majoritaire au niveau international et minoritaire dans la section française a dit : « Mais pas du tout ! C’est le début de ce qu’on attend depuis longtemps. C’est le début de la destruction du stalinisme. » C’était vrai, si on le prend à l’échelle historique. Et Tito rompait sur la gauche. Je ne rentre pas dans les détails de cette histoire, mais cette position, majoritaire au sein de l’Internationale, s’est vérifiée pendant l’évolution yougoslave durant un an. De brochure en brochure, on voyait leurs positions se gauchir, devenir critique du stalinisme, avec, chez eux aussi, des déchirements et des différences de positions très nettes. Entre Djilas et Moshe Pijade aux deux extrêmes. Et ça a abouti, en 1950, aux brigades [4] de Yougoslavie, qui ont été pour notre parti un gros succès. Alors là, la majorité s’est renversée. Les minoritaires que nous étions, au premier vote sur la question yougoslave, par exemple, dans le Comité central français - je crois que l’on n’était que trois à être sur la position de l’Internationale : Marcel Bleibtreu, [Pierre] Frank et moi - avons assisté au renversement de la majorité sur la base de la constatation de l’évolution yougoslave. Et la lutte avec les staliniens a été d’une violence inouïe ! Inouïe ! On a du mal à imaginer ça. Les cassages de gueules reprenaient ! Pendant le meeting qui a précédé le départ de la première brigade, aux Sociétés savantes, ils avaient fait une manifestation sur le boulevard Saint-Michel pour détourner la police pendant que des commandos attaquaient le meeting. La verrière du toit de la salle des Sociétés savantes a été crevée ; on a fait des barricades aux portes avec les chaises et les tables et on s’est battus pendant plus d’une heure. Ils ont jeté des bombes lacrymogènes à l’intérieur. C’était extraordinaire. Et avant que les flics ne viennent... parce que les flics sont arrivés comme les carabiniers de l’opérette. C’était extraordinaire : quand on allait porter la contradiction dans leurs propres réunions, on se faisait casser la gueule. Mais dans ces brigades, on a emmené 3000 jeunes en Yougoslavie. Là aussi, notre pratique de discussion a été très riche : on a engrangé des quantités d’adhésions de ces jeunes brigadistes. La démocratie reprenait. On a eu deux années sans tendances, mais ça a repris après, parce qu’à la fin de l’année 1950 commence la guerre en Corée, puis que la Yougoslavie s’aligne sur les impérialistes. De fait, notre alliance critique s’est effondrée d’un seul coup, et la rupture s’est faite. A ce moment sort le texte de Pablo Où allons-nous ?, et commence une discussion qui a duré un an et demi. La suite, tu l’as lue dans mes bulletins. Lambert passe, y compris dans Le Monde tout récemment, comme le leader de l’anti-pablisme, alors qu’en réalité il ne nous a rejoints que tard après avoir tenté un accord pourri avec Pablo.
- Je suis en effet tombé dans les archives de Stéphane Just sur un texte dans lequel il confirme cette version.
Il l’a dit seulement après son exclusion. Mais Stéphane Just était en effet avec nous au début, de même que Gérard Bloch. Lambert était tout seul à avoir essayé de faire un accord avec Pablo. J’ai, je crois, raconté l’histoire : son souci est de préserver son bulletin, son journal, qui s’appelait L’Unité, un journal d’unité syndicale et dans lequel, d’ailleurs, il y avait très peu de cégétistes. Il a été trouver Pablo : « D’accord pour l’entrisme, seulement il faut préserver ça », etc. Pablo, qui était très malin, n’a rien dit, est allé réfléchir, et en pleine assemblée générale (rire) il le dénonce ouvertement ! Et Lambert (rire), calamiteux, nous rejoint. A partir du moment où il nous a rejoints, effectivement, et comme pendant toute sa vie, il a grimpé pour se mettre au premier rang. Mais je ne te raconte pas des anecdotes : repassons au problème de la démocratie.
Là encore, le débat était à la fois théorique et intransigeant. Il y a eu un échange d’articles extrêmement violents, puis il y a eu une polémique, et également au niveau international. Et ce niveau international est intéressant : parce que, justement, et c’est très important, notre conception était la conception stricte de Trotsky : « L’Internationale, c’est un parti mondial » ! Et sous la direction de Pablo, ce sens tendait à aller au bout de sa logique, c’est-à-dire que le centralisme démocratique doit fonctionner à l’échelle internationale. Je crois d’ailleurs qu’au début son intention était très juste, parce qu’il y avait un risque considérable, qui était que les sections aillent dans tous les sens - ce qui a d’ailleurs été le cas. Les sections étant autonomes, elles pouvaient avoir des positions complètement opposées d’un côté ou de l’autre. Y compris en 1948, au IIe Congrès mondial - qui était en réalité le premier vrai congrès, et sans doute le plus grand congrès international que l’on ait réalisé, du point de vue du nombre des sections effectives qui étaient là. Les sections doivent donc respecter la discipline des congrès mondiaux. Elles peuvent avoir leurs positions propres, sur leurs problèmes propres, dans leurs sections. Mais c’est comme ça, par exemple, que, au IIe Congrès mondial, le choix s’est fait entre deux organisations argentines : celle de Nahuel Moreno et celle de J. Posadas, pour simplifier. Et pour reprendre ce que je t’expliquais tout à l’heure au sujet des bulletins intérieurs (BI), on avait lu les BI de J. Posadas et de Nahuel Moreno, et il fallait prendre position dans toutes les sections sur l’Argentine, l’Inde, l’Allemagne, l’Angleterre, etc., sur la base des positions des uns et des autres. Finalement, la section de J. Posadas a été reconnue comme section et Nahuel Moreno rejeté sur le côté. Je ne suis pas sûr que c’était la bonne position, mais ça s’est passé comme ça. Ça aurait été possible, à la rigueur, si la direction de l’Internationale avait eu le poids politique nécessaire. Ce n’est pas que les gens qui la composaient aient été des militants de seconde zone, au contraire, mais il y avait tout de même quelque chose qui ne collait pas.
Ce qui ne collait pas, c’était que Pablo, grâce à sa situation personnelle, était quasiment un dirigeant permanent. Il avait été l’homme de l’unité pendant la guerre, de la fusion en France et de la formation du Secrétariat européen, tandis que les membres de la direction émanant des autres sections tournaient, et en particulier ceux des États-Unis. C’étaient des dirigeants de haut niveau, remarquables, et je garde le plus haut souvenir de gens comme Sam Gordon ou Sherry Mangan. Mais ils venaient un an ou deux ans, et puis ils repartaient, remplacés par d’autres. Et quand Pablo a commencé à sortir ses thèses complètement défaitistes, il y avait une espèce de déséquilibre. Cette période est la plus mystifiée de notre histoire.
Par simplification, tout le monde parle d’entrisme, mais l’entrisme était la conséquence dernière d’une analyse qui partait de la perspective de la troisième guerre mondiale imminente et du caractère de cette guerre qui serait en quelque sorte une guerre civile internationale. Je ne reviens pas là-dessus : tu as toutes les données écrites par moi. Mais la discussion était démocratique : Très violente, mais très démocratique. Ça s’est conclu, comme tu sais, par la scission, et la scission, là, a été violente, parce que, contre Pablo, nous étions, et de beaucoup, la majorité française. Mais les minoritaires se recommandaient de la majorité internationale, surtout après le IIIe congrès mondial, où Pablo avait arrondi les angles de ses positions et s’était fait, en quelque sorte, donner un mandat en blanc pour régir les problèmes de la section française. Donc la scission s’est faite dans la violence : d’abord par le vol du matériel du centre par les minoritaires, puis le fait que, finalement, au lieu du congrès qui devait être le Ve Congrès national, il y a finalement eu deux congrès. On s’est réunis dans deux salles différentes. Après, c’est là que l’histoire est presque inconnue, en dehors, quasiment (rire), de ce que j’ai écrit. L’intéressant, et c’est la partie qui n’a pas encore été publiée, et qui s’appelle Comment naquit le lambertisme [5], c’est que dans les deux congrès séparés, avec déjà des pertes de militants considérables (puisque ceux qui ont foutu le camp étaient aussi très nombreux à ce moment-là), sont apparus les germes de ruptures. Du côté de la minorité française, majorité internationale, il y avait parmi ceux que l’on appelé les pablistes - et je crois bien d’ailleurs que c’est moi qui ait inventé le mot (rire) - des ultra-pablistes. C’était Michelle Mestre et Corvin, et ceux-là tenaient la dragée haute aux ralliés que furent [Pierre] Frank et Privas (Jacques Grinblat). Chez eux, la division a été immédiatement très vive, quoique leur scission ne se soit faite que plus tard, fin 1955 ou 1956. Mais chez nous, ça a été très doux. Ça a commencé sur une petite divergence sur l’orientation qu’il fallait avoir. Parce que nous, la majorité française, on ne s’était pas opposés à la possibilité de tout entrisme. On disait : « C’est vrai qu’il faudrait faire du travail à l’intérieur du Parti communiste, mais pas l’entrisme sui generis où tout le monde entre et où les camarades qui sont connus comme trotskystes capitulent en expliquant pour entrer qu’ils ont rompu avec le trotskysme. » Nous on disait : « Il faut faire entrer des camarades qui ne sont pas connus », un entrisme classique en quelque sorte. Pas classique au sens de « à drapeau ouvert », comme avant la guerre : un entrisme clandestin, mais strictement clandestin. Et Lambert a dit : « Oui, mais nous n’avons plus les forces pour le faire. Il faut se rabattre sur le travail syndical ». Ça c’était la ligne de Lambert. Il s’appuyait là-dessus. Dans ses histoires telles qu’il les a écrites et telles qu’il les enseigne toujours, il se donne comme le courant ouvrier, la tendance syndicale, comme s’il avait été le leader ouvrier du parti. Ce n’était pas vrai du tout : il était un des dirigeants du travail syndical, mais il n’était pas le seul. Marcel Gibelin le dirigeait avec lui et au même titre.
- Marcel Gibelin était peut-être même d’une autre stature ?
Oui, je le pense. Gibelin était un grand dirigeant. Mais il était le contraire de Lambert sur certains aspects : autant Lambert était magouilleur, se fourrant partout, se mettant toujours en avant, etc., autant Gibelin était un homme sans ambitions personnelles, sans goût pour la magouille et les luttes intérieures. Il a mené des luttes intérieures quand il le fallait, mais ce n’était pas son truc. Et c’est d’ailleurs le premier que Lambert a exclu, avant nous. Nous, on était quasiment une tendance : il nous a exclus à trois ou quatre, mais on était
organisés en tendance lorsqu’il nous a exclus en 1955. Tandis que Marcel Gibelin a été exclu avec une manoeuvre, habile d’ailleurs... Lambert avait donc cette position. Mais il n’était pas à la tête de la direction : la direction c’était encore majoritairement les premiers de la lutte anti-pabliste, et on était aussi, en fait, le noyau de la rédaction du journal, plus Gérard Bloch, mais il était professeur à Clermont-Ferrand. À la rédaction, Marcel Bleibtreu était directeur politique, j’étais rédacteur en chef — on n’avait pas ces titres flambants, mais c’était notre rôle — et puis Fontanel en était le gérant et en dirigeait les pages ouvrières. Il y avait aussi Righetti, qui avait été un moment membre du Bureau politique, et permanent au secrétariat, mais qui en avait vite foutu le camp (rire) parce que ça l’emmerdait : c’était le type du militant ouvrier qui ne pouvait vraiment pas être permanent. Il me l’a encore confirmé, puisque je lui ai demandé de m’écrire sa biographie pour le Maitron. Et enfin Stéphane Just ! Just était avec nous à ce moment-là, et il partageait les éditos des pages « ouvrières » avec Fontanel. Nous étions la rédaction du journal, et en même temps le noyau de la tendance antipabliste. Il y en avait d’autres, bien sûr : Marcel Gibelin, Gérard Bloch. Nous étions vraiment une majorité importante de la direction. Mais immédiatement après le congrès, Lambert a commencé son travail de fraction. C’était un travail qui ne s’était jamais vu dans notre organisation : il y avait eu des fractions, y compris pendant la guerre, mais des fractions déclarées. Par exemple, dans le CCI, il y avait eu la tendance d’Henri Molinier à la fin de la guerre : c’était une fraction déclarée. De même, le groupe Socialisme ou Barbarie fonctionnait un peu comme une fraction, bien qu’on le considérât comme une tendance. Mais là, Lambert a commencé une véritable fraction secrète.
Il a eu deux avantages. D’une part c’est que la base ouvrière était complètement démoralisée. En plus, beaucoup des ouvriers du parti avaient été assez réticents à l’égard des brigades internationales en Yougoslavie : ça les enlevait de leur travail patient et minutieux dans les usines. Il y a eu des critiques sur l’importance qu’on avait donné à ce travail des brigades. Et puis, ça arrive souvent que les ouvriers soient emmerdés par les grands débats théoriques. Or, Lambert s’est appuyé sur cette démoralisation. Par ailleurs, il a fait un travail de fraction, et il a commencé par s’en prendre à Marcel Bleibtreu : Bleibtreu était notre principal dirigeant, notre tête politique. Lambert devait s’imposer dans un parti réduit : car si notre majorité était importante (pour 50 militants qui partaient avec la minorité, nous étions entre 150 et 200 tout au plus), c’était tout de même une sacrée dégringolade de nos forces. On avait gagné des militants pendant l’affaire yougoslave mais, et on l’expliquait dans nos bulletins intérieurs, on était une organisation passoire : pas à cause de la politique - les militants qui partaient restaient le plus souvent des trotskystes « de coeur » ; à cause de l’activisme. On compensait notre petit nombre par un activisme extraordinaire ! Je pourrais te donner des exemples ahurissants de ce qu’on arrivait à faire par un véritable surmenage militant. C’est très simple. D’ailleurs, on utilisait la fameuse formule : « Le militant appartient au parti 24 heures sur 24. » La femme de Lambert se permettait toutes sortes de libertés, mais elle n’en avait pas moins dit à des stagiaires, mes copains de la guerre : « On n’a ni père, ni mère, ni frère, ni soeur, ni femme, ni enfant : on appartient au parti 24 heures sur 24. » Elle expliquait ça. Mes copains (rire) avaient été effarés : c’était complètement dingue. Mais sans aller jusqu’à cet excès, on travaillait de façon extraordinaire. Je me souviens que j’avais été élu à la direction régionale de Paris en 1946, et que j’étais le seul garçon parmi des filles ! Il n’y avait que des femmes. Un jour, on attendait une de ces femmes, Rolande de Paepe, qui n’arrivait pas. Elle arrive finalement, et il s’avère qu’elle s’était évanouie dans le métro : elle avait pris le métro des dizaines de fois dans la journée pour courir à droite et à gauche ! C’était fou ! Quand on disait : « Il faut couvrir Paris d’affiches », on couvrait Paris d’affiches. A une époque où on était 600 ou 700.
J’intègre pourtant un fait dans mes mémoires, parce que c’est une chose extraordinaire. Quand Marcel Bleibtreu a pris contact avec Marty, au début de 1953, après son exclusion, on était tous les trois, et Marty lui demande : « Combien vous étiez à la Libération ? » Il nous combattait farouchement, et il nous suivait de près à l’époque ; alors il dit : « Pas plus de 15 000. » Marcel Bleibtreu se tourne vers moi et me demande : « Combien on était ? » Je lui dis : « 700 » (rire). Marty, avec son esprit de militant du Parti communiste, pensait qu’il fallait qu’on soit au moins 15 000 (rire) ! Donc Lambert a joué sur la démoralisation et sur un véritable travail de fraction. J’en suis un témoin direct parce que, après ça, j’étais un des seuls, sinon le seul permanent qui restait, au titre du journal. Et un jour, je vois Lambert s’amener, avec toujours ses airs de faux prolo, me disant : « Ah, c’est emmerdant. Marcel Bleibtreu ce n’est pas un vrai militant, tu comprends : il n’est jamais là à l’heure. On lui demande des articles et il ne les donne pas. Il faut qu’on se regroupe. » Je lui dis : « Pas question. Marcel Bleibtreu est notre dirigeant et notre tête politique. » A partir de ce moment-là, j’étais devenu aussi l’ennemi. Tu vois, ça a commencé très tôt. Il s’était déjà un petit peu dessiné comme le courant « travail ouvrier ». Je te parle de la fin de 1952. Mais au début de 1953, on avait une majorité d’une voix au Bureau politique – je ne sais plus qui était avec lui : peut-être [Daniel] Renard, déjà — et il a retourné un des membres de ceux qui étaient avec nous depuis le début, à savoir Robert Berné (Garrive). Tu as entendu parler de lui ?
- Oui.
Il l’a retourné, et la majorité s’est trouvée inversée. Tout d’abord, ça n’a pas changé grand-chose, d’autant plus qu’on restait à la direction du journal. Mais le deuxième coup, ça a été précisément sur le journal, et à cause de la question de l’URSS. Grâce à Karlinsky, qui est toujours vivant [6]. Il signait Karl Landon, et il est d’origine russe : il dépouillait toute la presse russe et suivait très minutieusement les évolutions en URSS. Il travaillait avec Marcel Bleibtreu. Grâce à lui, on a fait les meilleures analyses sur ce qui s’est passé au XIXe congrès du PC(b) de l’URSS [en octobre 1952], où Staline a changé la direction. Tout le monde expliquait qu’il démocratisait l’organisation, que le Bureau politique s’élargissait, mais en l’élargissant (rire) il en devenait d’autant plus le maître. Et puis a éclaté l’ « affaire des médecins [7]. De tout ça on a fait les meilleures analyses, et on était les mieux préparés, au début de 1953, à la mort de Staline. Mais Lambert a été en désaccord avec les analyses proposées - avec la réalité - et en particulier sur le rôle joué par Beria. Il y avait une petite erreur, parce que Marcel Bleibtreu avait conclu de l’affaire des médecins, qui visait visiblement Beria, qui devait donc être liquidé comme ses prédécesseurs avant lui, à l’assassinat de Staline. Mais tu sais, on n’a pas été les seuls, puisqu’un bureaucrate de ce temps, Avtorkhanov, a écrit un livre, [...] Staline assassiné, où il explique d’ailleurs qu’il n’a pas exactement été assassiné, mais que Beria l’a laissé crever en le trouvant en pleine crise et en retardant le plus possible l’arrivée des médecins. Mais surtout, on s’est aperçus que Beria, qui était un monstre égal à Staline, était beaucoup plus intelligent que lui, car il avait compris qu’il fallait donner du lest au régime, alors que le cours ultra-gauche de Staline des années 1950-1952 préparait un nouveau cours de terreur. Celui-ci aurait d’ailleurs été beaucoup plus antisémite : les médecins visés étant presque tous, sinon tous, des Juifs. Et c’est Beria qui a commencé à libérer des gens des camps. Quand on a écrit ça, Lambert a crié : « Vous défendez Beria » C’était devenu complètement dingue. Mais les analyses de Marcel Bleibtreu étaient tout à fait remarquables, et sont confirmées complètement par tout ce qu’on a appris depuis. Ainsi, que Beria avait prévu de se débarrasser de l’Allemagne. Et c’est sur cette histoire de l’Allemagne que s’est monté le second coup, à savoir celui de me virer du journal. Déjà, je n’étais plus que demi-permanent, parce qu’il n’y avait plus d’argent, selon Lambert. Et voilà l’autre raison qu’avait Lambert de vouloir virer Marcel Bleibtreu.
En effet, après la scission, Lambert était resté un des seuls, sinon le seul, de la commission qui contrôlait les finances du parti, et Bleibtreu voulait que ce contrôle lui échappe. Je n’en ai pas parlé dans mon article, du fait de l’aspect non politique de l’affaire, mais ces questions de fric ont joué un rôle tout à fait important.
- Dans quel sens ?
Dans le sens que Lambert a toujours eu une attitude douteuse à l’égard du fric. Ça avait commencé — ce qui m’avait particulièrement scandalisé parce qu’à l’époque j’étais déjà permanent —, par le fait que Lambert avait demandé et obtenu de se faire donner un salaire de demi-permanent, pour ses besoins de travail, alors qu’il avait déjà sa sinécure aux Allocations familiales. Et dans le même temps, sa femme allait aux sports d’hiver ! Moi j’avais du mal à vivre avec mon petit salaire. Ce n’était pas le salaire de l’ouvrier qualifié de Lénine : c’était le salaire minimum vital. J’avais du mal à vivre, d’autant que ma compagne était une réfugiée espagnole de la guerre d’Espagne, qui n’avait pas de ressources. J’avais trouvé ça très mauvais. De plus, nos moyens financiers de l’époque ne représentaient pas grand-chose mais, en dehors des cotisations, on avait une petite entreprise dirigée par un copain, le seul ancien du groupe Octobre avec moi : or, c’est Lambert qui contrôlait le copain, et donc le fric de l’entreprise.
- Une entreprise qui fonctionnait pour le compte du parti ?
Oui, c’est ça. Le profit de l’entreprise allait au parti.
- C’était quel genre d’entreprise ?
Une entreprise de matériel électrique. Je ne sais plus exactement ce qu’elle fabriquait, d’ailleurs. Le copain était un technicien. Mais déjà, dès la fin de 1952, il m’avait expliqué qu’il n’y avait plus les moyens de me payer et j’étais devenu demi-permanent. Heureusement, j’avais un patron assez arrangeant dans sa petite maison d’édition, et j’y avais repris un demi-poste. Je continuais à faire le journal, mais avec difficulté. En juillet 1952, quand il y a eu les histoires de Berlin, j’ai trouvé, une fois le journal paru, la conclusion de mon édito transformée : Gérard Bloch était venu et l’avait réécrite à sa façon ! Alors, naturellement, j’ai démissionné. Mais c’était le résultat cherché. Non seulement ils n’étaient pas d’accord avec la ligne qu’on développait sur l’URSS, mais en plus ils se débarrassaient d’un seul coup de moi. [La] prise de direction [de Lambert] a donc tout de même demandé presque deux ans. Parce qu’en 1953 a éclaté la grande grève des postes, qui est partie à l’initiative de militants à nous. Et alors, là, ça a été l’union sacrée. On a oublié un petit peu toutes les divergences. Tout le monde s’est mis au boulot. Il y avait assemblée générale tous les soirs, etc. N’étant plus à la direction du journal, j’y ai quand même écrit. Ça duré comme ça tant bien que mal jusqu’à la fin de 1953. En 1954 : nouveau désaccord sur le comité Marty. C’était Marcel Bleibtreu qui avait pris contact avec Marty. D’autre part, en 1953, à l’échelle internationale, la scission s’était poursuivie avec celle du Socialist Workers Party [8] et des sections qu’il contrôlait plus ou moins, plus la section anglaise. Et c’est Marcel Bleibtreu qui a pris l’initiative de la création du Comité international. Ça, ce n’est pas dans les histoires lambertiste et autres, mais c’est Bleibtreu qui l’a créé. Moi, j’avais des bonnes relations anciennes avec [Joseph] Hansen, un dirigeant du Socialist Workers Party, par le journal. Il m’envoyait des articles sur l’Amérique. Marcel Bleibtreu a pris contact avec Gerry Healy et avec des opposants italiens qu’il connaissait ; j’ai été envoyé en Suisse, et j’ai rallié la section suisse, et on a créé le Comité international. J’ai insisté pour qu’on y intègre l’organisation de Nahuel Moreno : là il y a eu des résistances, mais je crois que ça s’est fait.
Lambert voyait tout ça d’un mauvais oeil : ça lui échappait. Il a fourré [Daniel] Renard dans le comité. On était déjà en minorité, mais les relations n’étaient pas encore absolument à couteaux tirés. Il y avait deux zones de turbulences : ça et le comité Marty. Marcel Bleibtreu était médecin, et il avait pris contact avec Marty par le biais de son frère qui était lui-même médecin. Puis, on a aidé Marty a créer des comités, où il y avait des vieux du Parti communiste qui avaient été ébranlés par son exclusion. On l’a aidé à sortir son livre : L’Affaire Marty. Là encore, Lambert était tout à fait contre. Il voyait ça d’un très mauvais oeil : ça n’allait pas du tout dans le sens de cette orientation qui était déjà essentiellement tournée vers Force Ouvrière. Mais le comble, ça a été évidemment, à la fin de 1954, l’explosion de la guerre d’Algérie. Alors, là, on était déjà organisés en tendance. La direction de notre tendance était la même que celle du comité de rédaction de La Vérité. Il y avait Marcel Bleibtreu et moi, avec Righetti et Fontanel, sans oublier Jeannine Weil. (...) Lambert, lui, de longue date, s’était mêlé du travail colonial : il avait même réussi à faire partie de sa direction. Et comme Messali Hadj était interdit de séjour dans la région parisienne, il lui avait trouvé un refuge, probablement à La Rochelle, dans la famille de la femme de Renard. Il chapeautait Messali Hadj. Contrôlant le travail colonial, il avait pris parti pour les messalistes dans le conflit qui les opposaient à ceux qu’on appelait les centralistes [9]. Sur ce sujet, nous n’étions pas en désaccord avec lui, parce qu’alors que nous avions été sans cesse des alliés des Algériens du MTLD [Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques en Algérie], que nous avions participé à des manifestations communes, les centralistes, en s’opposant à Messali, s’étaient tournés du côté du Parti communiste. Mais éclate la révolution algérienne, et ce n’est le fait ni des centralistes ni du courant de Messali, mais de gens que l’on ignorait quasiment complètement : l’OS [l’Organisation spéciale]. Personne d’entre nous ne connaissait Boudiaf, Ben Bella, ni les autres. Ni nous ni Lambert ne les connaissions. Mais l’attitude de Lambert a été une attitude délirante : selon lui, puisque c’était la révolution, c’était nécessairement les messalistes ! On savait que ce n’était pas vrai, et que dans les Aurès ce n’était pas les messalistes. Mais ça c’est une autre histoire. Tu sais comment ça s’est passé. Notre attitude à nous était dans un premier temps de faire tout ce que nous pouvions pour empêcher la scission. Les centralistes, parmi lesquels on avait tout de même des camarades, se rangeaient du côté de l’OS, qui allait devenir le FLN [Front de libération nationale], et nous, on trouvait cette division du corps algérien épouvantable. On pensait qu’il fallait tendre à ce qu’il y ait fusion, tandis que, pour Lambert, c’était uniquement Messali. C’est là-dessus que la scission s’est faite, et crapuleusement ! Devenus majoritaires, c’étaient eux qui faisaient le journal. Or, ils avaient publié un édito non signé sur la révolution algérienne, qui a d’abord amené des interrogatoires de police. Celle-ci avait convoqué ceux qui étaient connus comme dirigeants. Mais ce n’étaient pas les dirigeants actuels, mais ceux de la veille. Je ne sais pas si Lambert en était, mais en tout cas, il y avait toujours notre noyau : Fontanel, nécessairement, comme gérant du journal, Marcel Bleibtreu et moi. La police avait une liste de dirigeants qui avait été faite par un Roumain, ex-Waffen-SS, qui avait tenté de pénétrer nos rangs, et que l’on n’a démasqué que plus tard. La première consigne était : on ne répond que sur l’interrogatoire d’identité, et on ne dit pas qui a écrit l’édito, qui est le Bureau politique. On a fait ça, comme tout le monde.
Nous avons été convoqués une deuxième fois. Et cette fois, Lambert décide : « On ne répond pas, on n’y va pas. » Nous, on avait dit : « Ce n’est pas possible. On doit prendre nos responsabilités : on ne peut pas fuir. C’est signé "Bureau politique" et, vrais ou faux, on doit donner des noms. » Mais lui dit : « Non, on ne répond pas. » Alors, nous, et ça a sans doute été une erreur, on a dit en réunion de tendance : « Non, on fait comme la première fois. » C’est ce qu’on a fait, mais on a été exclus sur cette base comme ayant capitulé devant la police.
- Ça a été aussi facile que ça de vous exclure ?
Oui, pour l’essentiel. Mais il y a eu aussi tout un réquisitoire. Je reprendrai ça à coup sûr dans mes Mémoires. Tous les griefs d’indiscipline ont été repris, et il y avait des choses ahurissantes. Or, au Comité central qui nous a exclus, Marcel Bleibtreu en avait marre. Il avait déjà jeté les cartes, et il m’a chargé de répondre au réquisitoire. Entre-temps, Marcel Gibelin avait été exclu, et pour une histoire misérable : le Comité central l’avait exclu en son absence, mais celui-ci avait refusé de se battre. Marcel Gibelin, qui était aussi de Force Ouvrière, à une époque où il y avait une tendance de gauche importante à Force Ouvrière, et dont il était un des dirigeants, qui, par son importance, gênait Lambert dans ses magouilles, avait accepté une proposition qui avait été faite à Force Ouvrière de se rendre à Moscou. Et Marcel Gibelin y était allé sans l’autorisation du Bureau politique. C’était par mépris à l’égard de Lambert : il le méprisait profondément. Je crois qu’il n’était même plus membre du Bureau politique depuis longtemps. Mais il était certainement encore membre du Comité central. Comme je te l’ai dit, Marcel Gibelin était un homme qui se moquait des bagarres internes ; ça l’emmerdait. Il part donc sans autorisation, et au Comité central, Lambert tempête : « C’est pas possible ! Il y est allé ! Ça signifie une véritable rupture avec l’organisation : qu’est-ce qu’il va dire en revenant ? On sait ce que c’est, les voyages à Moscou. Il va signer des textes ! Il faut qu’on prenne une mesure de précaution, il faut qu’on ait un texte à publier dans La Vérité. » Alors là, Jacques Danos, le plus proche ami de Marcel Gibelin, et moi, on a été très emmerdés, car, effectivement, Gibelin avait commis un acte d’indiscipline. Marcel Bleibtreu n’était pas là, pour je ne sais plus quelle raison. Et nous, on s’est laissés aller : on a voté. En sortant du Comité central, on s’est regardés, et on s’est dit : « On a fait une connerie. » Effectivement, on avait fait une connerie, parce qu’on avait signé une sorte de chèque en blanc à Lambert, et ce qui est paru dans La Vérité était une dénonciation d’avance, et dégueulasse, de Gibelin. Or Marcel Gibelin a eu une attitude tout à fait correcte, aussi bien en URSS qu’à son retour. Je me suis donc précipité chez lui : « Ce n’est pas possible : il faut que tu te battes ». Et Gibelin a eu un mot terrible : « J’en ai marre. Dans cette organisation, c’est toujours les plus cons qui l’emportent ! » (rire) Il avait laissé tomber.
- Mais vous-mêmes, si vous n’aviez pas signé sur un texte, sur quelle base aviez-vous voté ?
On avait voté pour une mesure suspensive à utiliser éventuellement.
- Vous n’aviez pas du tout donné votre accord à l’article publié par la suite ?
Ça n’avait rien à voir avec ce qu’on avait voté. D’ailleurs, Jacques Danos est aussi parti suite à cette affaire. Et comme il appartenait à la commission « coloniale », Lambert a, du même coup, été aussi débarrassé d’un militant difficile pour lui.
- Et vous, vous avez protesté contre cet article ?
Oui, bien sûr. Bien sûr ! Mais dans la mesure où Marcel Gibelin refusait de se battre, on était coincés. Les relations étaient très tendues à ce moment-là C’était en 1953. Un exemple. Au cours du Comité central du début 1955 où nous avons été exclus, j’ai trouvé dans le réquisitoire où l’on avait chacun notre petit chapitre, ce qui me concernait. C’était : « Travail anti-parti au Cercle Lénine », ce cercle que je dirigeais avec Robert Chéramy, depuis la scission de 1952. Alors, là, je n’ai pas compris immédiatement ce que j’avais pu faire comme travail anti-parti au Cercle Lénine. C’est seulement après que j’ai réfléchi, et je me suis aperçu que je m’y étais opposé à Lambert. C’était sur un débat très important. Très, très important au vu de ce qu’a été le lambertisme après ! Il y avait eu un débat au Cercle Lénine sur la question coloniale, et sur le mouvement pour l’indépendance du Maroc. A cette séance, je n’étais pas à la tribune, mais au fond de la salle. Je m’y vois encore. Ça se tenait dans une des salles de la Mutualité. Daniel Guérin, le grand combattant anticolonialiste, était présent. Et Lambert revendiquait hardiment la défense inconditionnelle des révolutionnaires qui se battaient, c’est-à-dire les Marocains de l’Istiqlal. C’était, certes, notre position théorique traditionnelle. Mais « inconditionnelle », ça voulait dire pour lui « sans critiques ». Or, Guérin intervint en disant : « Non, la défense inconditionnelle est une erreur. On ne peut pas défendre inconditionnellement des gens qui ont des positions réactionnaires. » Alors, moi, j’interviens après Guérin, dont je tenais beaucoup à l’amitié, et je dis : « Ecoute Daniel, non, ta position n’est pas juste. Ce qu’on entend par "inconditionnelle", c’est qu’on ne pose pas de conditions à ceux qui se battent, mais cela ne veut pas dire qu’on ne leur fait pas de critiques. Quand on n’est pas d’accord politiquement avec eux, on les critique. Fraternellement, mais on les critique. » Eh bien ! c’était ça mon travail anti-parti au Cercle Lénine !
- Parce que Lambert était représentant de la commission coloniale et que ce qu’il disait devait être interprété comme la position de l’organisation ?
Oui, c’est ça. Avoir contredit sa position, c’était du « travail antiparti au Cercle Lénine ». Et je te cite ça, mais chacun en avait pour son compte. Bien sûr, quand ils ont écrit dans La Vérité, ils ont dit qu’on avait « capitulé devant la police » (rire) : on n’avait rien dit, nous ! On n’avait pas dit qui était membre du Bureau politique. La preuve, c’est qu’ils ont inculpé tous ceux qu’ils avaient convoqués. En fait, c’était encore une opération fractionnelle et bureaucratique pour se débarrasser des derniers opposants. Finalement (rire), on a tous bénéficié d’un non-lieu, parce que, quand ça s’est jugé, il y avait des cas beaucoup plus graves qu’un délit de presse. Mais on a été obligés de prendre un avocat différent. Lambert et ses coinculpés furent défendus par Yves Dechézelles, et nous par Yves Jouffa. À ce Comité central d’exclusion, c’est donc moi qui ai répondu à leur réquisitoire. Je les ai pris un par un, et j’ai dit : « Toi tu nous exclus, toi tu nous exclus ! » J’ai fait le grand jeu, mais c’était tout cuit. Alors après... Pour nous, il y avait encore eu un semblant de discussion, mais après c’était fini ! C’est pour cela que ça m’intéresserait d’interviewer tous les gens qui ont été exclus à différentes époque, comme Berg, Denis Sieffert. D’ailleurs, un jour je reçois un coup de fil de Jean-Marie Brohm, que je ne connaissais pas, qui s’explique et me dit : « Ecoute, on voudrait te voir, Boris Fraenkel et moi, parce qu’on a été exclus. » Alors on prend rendez vous dans un café. Je connaissais Boris Fraenkel depuis très longtemps.
- Vous l’aviez peut-être rencontré lors de votre séjour en Suisse ?
Non, il était en France depuis longtemps ! Je l’avais connu en France. Mais comme Boris Fraenkel avait été exclu de sa section, en vertu des statuts de l’Internationale il ne pouvait pas être intégré dans une autre. Alors qu’il était en France, Boris Fraenkel n’a vécu ni la scission de 1952, ni celle de 1955. Boris Fraenkel n’est entré dans le PCI déjà « lambertisé » qu’après notre exclusion. Alors je les rencontre au café, et l’un me dit : « Alors voilà, on voudrait que tu nous expliques le lambertisme ! » (rire). J’éclate de rire et je leur dis (rire) : « Il faudrait d’abord que vous m’expliquiez ce qui vous est arrivé ». Tous ces gens ont été exclus pour des prétextes différents eux, je crois que c’était en tant que reichiens (rire) — mais après nous il n’y a jamais plus eu de véritables discussions, de véritables tendances. [...] Lambert est devenu une espèce de petit gourou !
Quand je pense que j’aurais pu le faire exclure en 1944 ! (rire) [...] J’étais trop jeune militant, et puis je ne le connaissais pas.
- Pour quel motif ?
C’est une histoire que j’ai racontée plusieurs fois, mais que je n’ai pas encore écrite. Et c’est tout de même une histoire assez extraordinaire. En 1944, j’étais clandestin en province. J’étais rentré à Paris avant la Libération, et on m’a versé dans le « rayon » — on avait gardé les vieux mots de l’Internationale communiste : les regroupements de cellules étaient des rayons —, donc, dans le rayon Nord dont le responsable était Lambert, parce qu’on m’envoyait travailler comme ouvrier du bâtiment sur les chantiers de La Chapelle. C’est donc là que j’ai fait la connaissance de Lambert, en 1944. Très rapidement, presque tout de suite, avant que je m’embauche, il m’a demandé de lui raconter un peu mon histoire. Alors je lui raconte comment j’avais eu un contact, dans un maquis FTP, où j’avais gagné un gars. Je n’avais pas pu rester dans ce maquis en 1943, mais je l’avais retraversé en revenant sur Paris à l’été 1944. J’avais décidé de regagner Paris, parce que j’étais coupé de l’organisation après les arrestations de mars 1944. On était alors organisés en triangles, et mon sommet de triangle avait été obligé de s’enfuir. Je raconte donc tout ça à Lambert : comment j’avais gagné un gars, un type bien, un Suisse qui s’était trouvé en conflit avec son groupe FTP, et que celui-ci l’avait isolé, et que, de fait, il se trouvait tout seul dans la forêt, avec ses armes, dans une petite cabane où j’avais passé une nuit. Je raconte tout ça à Lambert. Il me dit : « Tu ne sais pas ? On va aller le chercher, avec ses armes. » Et Lambert organise l’opération. Tu te rends compte ? Une chose aussi grave, sans prendre contact avec personne ! Une véritable aventure ! Mais moi j’obéis ! J’étais un bon petit bolchevik : mon dirigeant me disait quelque chose, et je disais « Oui, d’accord. » Et alors, chez un militant, Henri Claude, un des dirigeants du groupe Octobre, avec qui Lambert s’était lié - je n’ai appris que tout récemment (rire) qu’une fraction secrète s’était constituée, après la fusion.
- Qui vous en a parlé ?
Un des membres de cette fraction, [Roger] Bossière, que j’ai retrouvé au Maitron (rire). Il était un des survivants. Reprenons : Henri Claude venait de monter un vélo. Alors, comme je n’en avais pas, Lambert me donne rendez-vous chez Henri Claude pour que je lui demande de me le prêter. Or, à l’époque, les vélos avaient des plaques comme les voitures, et son vélo n’en avait pas encore. Alors Lambert emprunte le numéro d’une plaque à un copain vietnamien. Parce qu’il s’était aussi déjà introduit dans ce travail vietnamien, qui était pourtant archi-clandestin. Il emprunte la carte du vélo, et il me dit : « Tu écris le numéro sur un carton. » Pas de problème pour lui d’aller comme ça dans les rues avec le numéro sur un carton. Je pars avec mon vélo vers chez moi, pour aller me préparer. Mais je n’avais pas fait la moitié du chemin que je me fais arrêter par un flic ! « C’est pas réglementaire », alors il me demande les papiers du vélo : « Qu’est-ce-que c’est que ce nom-là ? Qu’est-ce que vous faites ? » En plus, j’avais des faux papiers, tout neufs, dont ceux de démobilisation d’un camp de jeunesse dans la zone Sud [10], une fausse adresse à Saint-Germain-en-Laye où je n’avais pas foutu les pieds. J’ai dit : « C’est un vélo que j’ai emprunté, vous comprenez... je vais faire du ravitaillement. » Le flic me dit : « Vous voulez faire du marché noir ? », et il m’emmène au poste. Alors là, il n’était pas question de faire silence comme lorsqu’on est arrêté pour des raisons politiques. Comme on me prenait pour un gars qui allait faire du marché noir, je me dis : « J’y vais à fond. » J’explique ça : que j’ai emprunté le vélo, que je suis démobilisé des camps de jeunesse [11], et que je prends des cours de mathématiques avec le Vietnamien, de français avec Henri Claude, qui est mon professeur _ en réalité je me gourais totalement, car il était professeur d’économie ou d’histoire (rire). Le flic me dit : « Bon, on va vérifier ça. » Je connaissais mes papiers par coeur, mais malgré tout il y a eu un problème, parce que l’inspecteur qui m’interrogea semblait bien connaître Saint-Germain en Laye et me posa une question terrible sur la ville. Il me demanda : « Le commissariat de Saint-Germain-en-Laye, il est dans la mairie ou hors de la mairie ? » Je me fous en rogne, et je dis : « Oh, c’est mon père qui s’est chargé des démarches. » Heureusement, que le débarquement avait eu lieu et que les Américains avançaient : cela dit, avec des flics rognards, je pouvais encore être bon pour la déportation ! Mais là : « On va vérifier tout ça. » Et ça s’est terminé là : « Bon, vous rentrez, mais à pied. » Il a convoqué Henri Claude, le Vietnamien, que j’ai donc eu le temps de prévenir. Je pense tout de même que le flic s’est dit : « Ne nous mêlons pas de cette histoire. » Mais tu te rends compte de la gravité de cette affaire ? Ça pouvait tout foutre en l’air ! Après les arrestations de 1944, l’amalgame des organisations n’était pas encore réalisé, et tout le monde passait devant une commission de contrôle. Quant à moi, je n’y étais pas encore passé. Et, si lors du contrôle, j’avais déballé l’affaire... Mes deux contrôleurs furent Marcel Gibelin (ex - Parti ouvrier internationaliste) et Jacques Grinblat (ex-CCI) (rire), qui avait déjà exclu Lambert moins d’un an avant pour une opération fractionnelle. Je ne sais pas s’ils auraient retardé mon intégration, mais en tout cas Lambert risquait fort d’être viré. J’ai eu tort (rire). Je le regrette. Mais il m’avait dit de ne pas parler de cette affaire. Et ça me posait des problèmes, parce que, là, il s’agissait de chefs supérieurs, de membres du Comité central. Mais ils ne m’ont pas interrogé là-dessus. J’ignorais l’existence de la fraction secrète, mais Gibelin et Jacques Grinblat la connaissaient certainement. Et je voyais bien que ce dernier m’était hostile, sans doute parce que je venais du groupe Octobre - je ne me souviens plus des questions qu’ils me posaient mais comme Marcel Gibelin a insisté, j’ai été intégré sans problèmes.
- Les commissions étaient aussi dures que cela ?
Elles avaient la possibilité de refuser l’intégration d’un militant, oui, ou alors de vous maintenir à titre de stagiaire.
- Ils en ont refusé beaucoup ?
Non, je ne pense pas. En tout cas je n’en ai pas eu connaissance. Les militants de la guerre étaient déjà triés sur le volet (rire).
- Mais je suppose que les luttes entre les groupes pouvaient ressurgir dans la commission ?
Il y avait des tensions. A l’époque, la fusion était faite, mais les CCIstes [12] étaient alors en fraction, mais eux, déclarée.
- Il m’a aussi semblé comprendre que le groupe du journal avait une certaine autonomie ?
Non, le journal n’a jamais eu d’autonomie. On faisait le journal sur la ligne de l’organisation, mais l’organisation n’avait pas voté sur tous les problèmes. On était à la direction du journal parce qu’on représentait la majorité du moment. Si on avait écrit des conneries, ça aurait réagi immédiatement. Quand il y avait des désaccords, il pouvait y avoir des problèmes, mais on ne soumettait pas tout le journal se faisait de la façon suivante, très simple : je venais au comité de rédaction avec un plan, et le comité de rédaction discutait du plan pour le prochain numéro. Ça se faisait assez démocratiquement, tu vois. On discutait. En particulier, sur les pages ouvrières, il y avait parfois des accroc nages durs entre Stéphane Just d’une part, Righetti et Fontane ! d’autre part. J’ai tous mes articles, là. Quelquefois, Marcel Bleibtreu me faisait faire des corrections sur les éditos et les articles les plus importants. Il les relisait souvent sur le marbre. Quand il me faisait faire des corrections, je l’avais parfois mauvaise, mais j’écoutais toujours ce qu’il me disait, car c’était vraiment un esprit très profond, très fin.
- Qu’en était-il de la désignation des responsables ?
Eh bien, on était élus. C’était le Comité central qui désignait les responsables de toutes les commissions, et la rédaction était comme une commission. Alors, bien sûr, il n’y avait pas que des militants élus par le Comité central : la rédaction n’était pas très grande, mais il y avait des camarades qui écrivaient régulièrement. Par exemple, Gérard Bloch envoyait des articles.
- Les membres des commissions étaient élus, et ceux du Comité central l’étaient eux aussi ?
Bien sûr ! Bien sûr ! Le congrès élisait le Comité central. Ça s’est toujours passé comme ça. On était élus. Je suis entré au Comité central au deuxième congrès. C’est Marcel Gibelin et Bleibtreu qui ont posé ma candidature comme suppléant. Ils m’avaient déjà repéré comme un militant sérieux et capable. Ça a été ma première entrée.
Le IIIe congrès a eu lieu la même année, en septembre, ce qui était d’ailleurs exceptionnel. La majorité y est devenue la minorité, et elle m’a mis sur sa liste comme titulaire. Il se trouve que Marcoux Spoulber - et Michelle Mestre, qui avaient fait une toute petite tendance, n’avaient pas eus assez de voix pour avoir un représentant. Et alors les droitiers, qui acquéraient la majorité, nous ont dit : « Vous, la minorité, vous devriez céder un de vos sièges à la tendance Marcoux. » Il avait été un dirigeant important pendant la guerre. C’était un de nos héros. Ils me désignaient, moi, le petit obscur, en me demandant de céder ma place à Marcoux. Mais Marcel Gibelin a dit : « Il n’en est pas question ! Ils n’ont pas le nombre de voix, il n’y a pas de raison. » Et bien que Spoulber ait été un dirigeant important, il n’a pas été élu au Comité central. Ils ont eu d’ailleurs raison, puisque, peu après, Spoulber est parti en Amérique et y a commencé une dérive grave, tandis que moi... vous savez.
- Donc l’accession des militants au Comité central ne se faisait que pendant le congrès ?
Oui, bien évidemment. Le Bureau politique était élu par le Comité central, et lui pouvait changer entre deux congrès. Tu vois, par exemple, quand Berné a tourné, il a gardé son poste d’élu : il changeait de position, il avait le droit. C’est toujours comme ça dans la LCR. Dans la LCR, j’ai été plusieurs fois membre du Bureau politique, presque toujours (rire) au titre d’une tendance minoritaire.
- Donc il n’y avait pas de poste spécial pour les tendances minoritaires ?
Ah non ! A la proportion des voix ! Bien sûr ! Il y a eu un congrès de la LCR où ma tendance, qui prenait toujours le nom de T3 la tendance 3, a eu 38 % des voix ! Ça a été notre plus grand succès : on est entrés à sept au Bureau politique.
- C’était un gros Bureau politique.
Oui [...]. Mais peut-être pas à sept : peut-être cinq. C’était toujours à la proportionnelle, et même la commission de contrôle.
- Élue par le Comité central ?
Non, par le congrès : la commission de contrôle était indépendante du Comité central.
- Combien avait-elle de membres ?
Ça dépend. A la LCR, parce que je ne me souviens pas d’avant, environ cinq.
- Il y en avait une, dans le vieux PCI ?
Je ne me souviens plus. Sans doute. Et à l’Internationale pareil. Mais à l’Internationale, c’était plus compliqué. Les majorités étaient les majorités, bien sûr, mais on tenait compte des sections. On s’arrangeait pour que les petites sections aient tout de même un représentant. Mais le Comité exécutif international était un organisme assez important. Je n’en ai été membre qu’en 1966 ou 1967. Et après 1968, je n’ai pas été au congrès de 1969, mais, à partir du suivant, j’ai été membre du Comité exécutif international et de la commission de contrôle internationale jusqu’au congrès de 1981. [...] Quand on écrit ou qu’on dit que j’ai été lambertiste, ça me fait mal aux tripes. Je n’ai jamais été lambertiste. (rire). Je n’ai jamais considéré Lambert comme un dirigeant de premier plan, ni même comme quelqu’un de sérieux. Et maintenant, je le considère comme une franche canaille, comme un salopard.
- Pierre Broué m’a parlé de Lambert. Il termine ses Mémoires, d’ailleurs.
J’ai eu un conflit avec Pierre Broué, à propos de son numéro sur Raoul. [...] C’est là-dessus que j’ai commencé mes « Notes sur notre histoire ». [...] Moi aussi j’ai bien connu Raoul. C’était un gars qu’on ne pouvait pas détester (rire) : il était bien sympa ; mais ce n’était pas non plus un militant très sérieux ! Mais, tu sais, quand on a été exclu par Lambert en 1955, Raoul avait créé une espèce de petite tendance.
Il n’aimait pas beaucoup Marcel Bleibtreu. C’était ennuyeux, parce que Bleibtreu était un type remarquable sur le plan politique, mais pas quelqu’un de très facile à vivre, il attirait beaucoup d’antipathie. Et c’est très mauvais en politique. Quand je suis allé à l’espèce de tendance créée par Raoul, ça ressemblait beaucoup plus à une réunion de copains. Je leur ai dit : « Vous êtes en désaccord avec Lambert : sortez avec nous, on fera quelque chose ensemble. » Il ne parle pas de ça dans ses souvenirs publiés par Broué. Il justifie le fait d’être resté avec Lambert.
- Elle s’est créée très tôt cette tendance, alors ?
C’était en 1955 ! Mais ce n’était pas une tendance déclarée. Je te l’ai dit : c’était plutôt un groupe de copains, bien que cela ait été un groupe important ! Mais je ne sais pas s’il a duré. En fait, je crois que non, parce que j’ai rencontré plus tard des membres de ce groupe qui avaient quitté Lambert, voire formé un petit groupe éphémère. Broué a réuni un ensemble de textes, de déclarations dans un numéro spécial de sa revue les Cahiers Léon Trotsky... J’en ai fait une critique serrée dans mes « Notes sur notre histoire ». [...] Tu sais, les gens qui se gourent et qui ont engagé leur vie dans des erreurs ont du mal à s’en sortir. Et c’est vrai pour les anciens lambertistes, du moins pour ceux qui sont restés longtemps. [...] Broué, d’ailleurs, durant cette période de 1952 : il était membre de l’organisation, mais il ne l’a pas vécue, ou seulement de loin. Il avait repris des études, ce qui est bien d’ailleurs — c’est une chance que je n’ai pas pu avoir mais il a été complètement absent de cette discussion. Il s’est retrouvé après dans une organisation scissionnée. Il y a des gens qui parlent comme ça avec autorité de choses qu’ils n’ont pas vécues. Je me suis pris aux cheveux, notamment, avec Livio Maitan, qui était et est toujours un dirigeant de l’Internationale, et en même temps un dirigeant de la section italienne. Il ose me dire, sur la scission de 1952 : « Ce n’est pas vrai, ce que tu dis. » Je lui ai répondu : « Mais tu n’étais pas là ! » D’une part il était, à l’époque, un récent membre de l’Internationale, et en plus il était en Italie. Il ne sait pas mieux que moi ce qui s’est passé en France. Et ma force, c’est que j’ai conservé ce que j’ai écrit à l’époque.
- Pierre Broué, qui est resté avec Lambert quelque quarante ans, n’était pas non plus en odeur de sainteté.
Oui, mais lui, il y a trouvé beaucoup de son intérêt. Il a pu faire ses travaux et même être édité grâce à Lambert.
- Vous croyez que ça a joué ?
Ça a joué : certainement. Prends les Écrits de Léon Trotsky, les 24 volumes de la première série : si Lambert n’avait pas racheté un gros stock, [Broué] n’aurait pas pu continuer. Et d’ailleurs, après sa rupture avec Lambert, il n’a pas pu faire sa série du début. Il commence la série des Ecrits en 1933 : il voulait faire aussi la série de l’exil à 1933, pour compléter, mais il n’a pas pu aller au-delà de deux ou trois volumes.
- Pierre Broué explique notamment, dans son interview à sa propre revue, qu’il est resté en partie parce qu’il avait l’impression qu’il n’y avait rien dehors.
À la rigueur, on peut comprendre, jusqu’en 1968, étant donné que la section française était minuscule. Mais comment peut-on le justifier après ? [.. .] En plus, ils ont continué à dire : « L’Internationale c’était le pablisme. » Non, ce n’était pas vrai : j’y suis revenu parce que ce n’était plus le pablisme.
- Pablo avait d’ailleurs changé de bord ?
D’une part il avait complètement changé de bord. Mais, en plus, il était devenu minoritaire dans l’Internationale. Il avait complètement changé de bord, et l’Internationale avait été redressée bien avant par Ernest Mandel et Pierre Frank, puis il était devenu minoritaire face à eux et Livio Maitan, bien que Livio continue à l’adorer. Et il a été exclu en 1965. Et j’étais entré en 1961. Dans les conditions suivantes : lorsqu’on a été exclus par les lambertistes, on était une quinzaine maximum. On a formé un petit groupe qui s’appelait le Groupe bolchevik-léniniste : Marcel Bleibtreu lui-même, qui n’avait jamais été pour des formules trop brillantes, a accepté, de même que pour notre bulletin qui s’appelait Trotskysme (rire) pour bien assurer notre continuité. Yvan Craipeau a alors repris contact avec lui pour lui demander de venir à la Nouvelle Gauche, qui a donné ensuite l’UGS [l’Union de la Gauche socialiste] et le PSU. On ne pouvait même pas appeler ça de l’entrisme, en tout cas pas de l’entrisme clandestin, parce que, dans la Nouvelle Gauche, on avait le droit à la double appartenance. On n’a dissous notre Groupe bolchevik léniniste que dans la transformation de la Nouvelle Gauche en UGS : on était un si petit groupe qu’il s’est changé en rédaction de notre revue Tribune Marxiste. Ensuite il y a eu la transformation de l’UGS en PSU. J’ai alors dit à Marcel Bleibtreu : « Il faut qu’on fasse une tendance. » Il n’était pas très chaud, mais j’ai pris l’initiative de lancer la tendance socialiste révolutionnaire. Et je me suis adressé à tous les trotskystes qui étaient dans le PSU : il y en avait de tous les courants, y compris des lambertistes ! Les lambertistes sont venus à nos premières réunions, mais ils venaient pour tout foutre en l’air, et ils ont vite foutu le camp. Il y avait aussi des pablistes, qui s’étaient fait virer du Parti communiste, comme Simone Minguet, et d’autres. Ils ont été membres de la tendance SR et, au bout d’un moment, ils m’ont dit : « Pourquoi ne revenez-vous pas dans l’Internationale ? ». Alors on a commencé des réunions de discussion, et on a repris tous les problèmes. Finalement, on a constaté que notre principal accord, c’était la question de l’Algérie. On a décidé de mettre le reste entre parenthèses. Et je suis entré avec une partie de ce qui avait été le Groupe bolchevik-léniniste et des camarades qu’on avait ralliés dans le PSU. On est entrés à plus d’une douzaine en 1961, mais sur la base de positions politiques très claires. Et on rentrait dans une organisation où, tout à coup, je m’apercevais - parce que je ne le savais pas avant -, qu’il y avait une bagarre au sommet avec Pablo ! (rire) Je me souviens que Simone Minguet m’a dit : « Tu ne reviens pas parce qu’il y a cette opposition à Pablo ? » (rire). J’ai dit : « Je ne le savais pas vraiment, mais, de toute façon, j’aurais été contre lui ! » et j’ai été contre lui. D’ailleurs, Simone Minguet a, elle, suivi Pablo en 1965. Et maintenant, c’est extraordinaire, parce qu’on se retrouve sur les mêmes positions, nous, tous les vieux militants trotskystes, passés par différents courants (sauf le lambertisme), dans ou tout près de l’Internationale.