Rupture(s)…

, par SITEL Francis

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« Rupture : division, séparation brusque (d’une chose solide) en deux ou
plusieurs parties ». (Le Petit Robert)

Une interrogation se fait jour quant au devenir du pouvoir sarkozyste : une rupture dans la rupture est-elle prévisible ? À gauche, pour continuer à s’illusionner, on en caresse l’espoir. À droite, pour confirmer l’avantage, on en
agite la menace.
À droite est donc interrogée l’hypothèse d’un possible enlisement de la
volonté de rupture portée par N. Sarkozy. Plusieurs facteurs susceptibles de
l’étayer sont évoqués. D’abord les lourdes inerties du système français et
de ses administrations. Ensuite le soupçon que l’audace sarkozyenne pourrait
s’amollir dans les délices du pouvoir. Enfin la menace que, les deux se
combinant, le pouvoir recule devant l’inévitable épreuve de force sociale.
C’est ainsi que André-Gérard Slama, aimable et cultivé éditorialiste
des matinées de France culture, ne se lasse de délivrer dans la presse
écrite quelques austères avertissements. Dès le lendemain de la présidentielle,
dans les colonnes du Figaro, il invitait le président nouvellement
élu à avoir le courage d’« injecter de la conflictualité » dans la société
française. À présent, dans la revue Le Débat, il avoue son inquiétude
que la rupture soit un vain mot, tant son âme d’honnête homme est
troublée par la politique d’ouverture de N. Sarkozy : « La rupture me paraît
également improbable pour des raisons qui tiennent à la culture de la droite
dans son ensemble, dont le fondement est le contournement du conflit. L’ouverture
mise en oeuvre dans la composition des commissions parlementaires ou
dans la promotion de tel ou tel, de Jack Lang à Dominique Strauss-Kahn, ne répond pas seulement au souci d’affaiblir le PS
 » [1].
De cela on retiendra au moins une chose : N. Sarkozy n’est pas un homme seul, les nombreux conseilleurs qui l’accompagnent, loin de se plaindre de son exubérance frénétique, voient en celle-ci le vecteur nécessaire de la transformation sociale qu’il convient d’imposer au pays et craignent de la voir vaciller.
Rupture improbable, nous dit A.-G. Slama ?
Pourtant, il en a déjà fait beaucoup, N. Sarkozy !
Rupture avec le chiraquisme. Elle a permis la victoire de cette droite
qui a eu l’audace de se présenter comme nouvelle : par une affirmation
outrancière de ce qui se prétend du volontarisme politique, elle s’est arrachée
à ce qu’elle a dénoncé comme un immobilisme. Ce qui a permis ce que le même A.-G. Slama analyse, de manière on ne peut plus pertinente, comme une capacité à « fédérer les droites ». D’où cet étrange bricolage d’autoritarisme, bonapartiste, de passion pour l’argent, orléaniste, et de complaisance identitaire, peut-être légitimiste, sûrement frontiste...
Ensuite, dès les premiers jours de l’exercice de ce pouvoir monopolisé,
une pratique elle aussi de rupture : celle d’« un président qui gouverne »... Enfin, à l’occasion de ses visites outre Atlantique, un alignement annoncé sur la politique de Bush, qui conduit aux bords d’une possible participation à une guerre contre l’Iran si celle-ci devait être décidée par l’Administration américaine...
À tout cela, d’importance, manque il est vrai ce que veut en priorité la droite décomplexée : une rupture sociale !
Si on la voit pousser les feux de la rupture, c’est de peur que le volontarisme
politique, étroitement lié à la personnalité particulière de Sarkozy, ne trouve trop rapidement ses limites face à la force des choses. Ainsi, Nicolas Beytout, éditorialiste autorisé du Figaro, rappelle à Sarkozy ce que ce dernier sait et ne saurait oublier : l’obligation de tenir les promesses faites. Pour souligner qu’à propos de la réforme des universités, du service minimum en cas de grève, de la diminution du nombre des fonctionnaires, le gouvernement a louvoyé, tergiversé, bref a mis de la continuité dans le vin de la rupture. Et de faire sentir au pouvoir l’épée dans les reins : « Il n’empêche, on voyait bien que, dans la crainte d’un mouvement social, le pouvoir manoeuvrait. Et l’on venait à se dire que le poids des entourages et la prudence des vieux routiers du social finiraient par nous façonner des demi-mesures là où on nous avait promis des ruptures » [2]. À bon entendeur, salut ! Il s’agit de ne pas « entraver la France » dans sa « capacité de mouvement »... Mouvement vers « le nouveau modèle social français ».
Dans un éditorial de Challenge [3], Denis Kessler, ancien n° 2 et idéologue du MEDEF de 1994 à 1998, synthétise la formule du dit modèle : « Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme... À y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ».
Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas de surenchère, mais de cohérence.
Pour la droite, il faut faire cela, tout cela, dont l’aboutissement seul est susceptible de confirmer et consolider l’entreprise engagée... Car celle-ci l’est par « un centre d’impulsion survoltée », pour reprendre une formule de Marcel Gauchet, et donc reste fragile tant qu’elle n’a pas subi l’épreuve de l’affrontement social, qui doit infliger une défaite aux salariés et renforcer le régime. Cette même droite ne peut ni ne veut donner du temps au temps, car elle voit déjà poindre les premières difficultés : une situation économique qui, se dégradant, va ridiculiser la promesse des 3 % de croissance répétée par Sarkozy, le scandale d’EADS qui va ternir gravement l’idéologie de l’argent qui récompense le mérite, les états d’âme et divisions dans l’UMP, et plus profondément au sein de la société, résultant de la brutalité avec laquelle agit le pouvoir sur bien des questions sensibles, en particulier celle touchant à « l’identité française » Et, surtout, oeuvrant au plus profond de cette même société, les multiples résistances à ces ruptures. Résistance des forces du travail, qui savent ce qu’est « perdre sa vie à la gagner » et en subissent la pénibilité. Résistance des puissances de la solidarité, entre collègues, entre générations, entre pourvus et privés de papiers. Résistance aussi de tous
ces métiers, dans les transports, l’enseignement, la Fonction publique en
général, accusés d’égoïsme et de conservatisme.
La rupture, qui doit couronner les ruptures multiples d’ores et déjà engagées, est attendue... Sur le terrain social. De manière certainement décisive. Elle devrait éclairer ce qu’est cette « France d’après » que nous découvrons. D’une part, la nature profonde de cette droite qui s’est installée au sommet de l’État à l’occasion de l’entrée de Sarkozy à l’Elysée. Et, précisément, cette autre part, qui se trouve dans l’obligation de l’affronter, cette rupture...

F.S.

Notes

[1« Droite, gauche : la nouvelle donne. Marcel Gauchet, Alain-Gérard Slama : un échange », in Le
Débat
, n°146, septembre-octobre 2007.

[2Nicolas Beytout, « Rupture sociale », in Le Figaro, 19 septembre 2007.

[3Denis Kessler, « Adieu 1945, accrochons notre pays au monde ! », Challenge, 4 octobre 2007.

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