Retour sur Mai 68 et le rôle politique de la grève générale

, par GUESSOU Xavier

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Lorsque l’on parle des luttes de 1968, on pense le plus souvent, pour de bonnes raisons, au mois de mai français. Mais pour comprendre réellement la force des événements, il faut d’abord appréhender cette période comme un soulèvement international.

Outre Mai 68 en France, des mouvements de grève et de mobilisations multiformes eurent lieu dans bien d’autres pays. Au Japon par exemple, des organisations étudiantes furent capables, entre autres, d’empêcher un président états-unien d’atterrir sur le sol du pays, en organisant des manifestations anti-impérialistes, sans hésiter à aller au contact des forces de l’ordre. 68 a aussi été marqué par des mobilisations dans les anciennes colonies, et pas uniquement sur les questions coloniales. Les mobilisations au Sénégal ressemblèrent très fortement à celles du Mai français, avec un temps de décalage : un mouvement étudiant extrêmement massif donna une impulsion au mouvement ouvrier, à une grève générale qui obtint un certain nombre d’avancées pour la classe ouvrière.

Des soulèvements et des mobilisations importantes eurent aussi lieu dans le « deuxième monde », en URSS et dans les régimes bureaucratiques qui se réclamaient du socialisme. Ces soulèvements ne réclamaient pas le rétablissement du capitalisme, mais au contraire un pouvoir réel des travailleurs et des travailleuses.

68 ne fut donc pas uniquement un soulèvement dans un seul pays, mais un vague de mobilisations à l’échelle mondiale. Et 68 n’est pas non plus une seule année. Cette vague démarra avant, avec par exemple un soulèvement en Guadeloupe en mai 1967 qui fit des dizaines de morts. Elle se poursuivit après, comme en Italie avec le « Mai rampant », une période de conflictualité sociale et d’affrontement avec l’État et le patronat qui dura presque dix ans, alors que les étudiants et étudiantes avaient commencé à militer en direction des entreprises plusieurs années auparavant.

L’étude précise de cette période historique permet de tordre le cou à une idée reçue, selon laquelle la grève générale pourrait se résumer par la formule : « un jour tout le monde arrête de travailler ». La grève générale doit se comprendre comme à la fois comme une période et comme impliquant de vastes territoires.

La raison pour laquelle l’histoire a avant tout retenu le Mai 68 français est que la grève dans ce pays a été absolument massive. Le nombre de grévistes et de journées de travail perdues reste sans équivalent à l’échelle internationale. À ce titre le Mai 68 français joua un rôle déterminant.

La montée des luttes en France

En 1958, la Ve République était née d’un coup d’État militaire pour donner le pouvoir à De Gaulle. La réaction du mouvement ouvrier fut extrêmement tardive. Il fallut attendre plus de quinze jours pour voir la première manifestation se dérouler. Une partie de la gauche, ancêtre du Parti socialiste, soutenait De Gaulle, quand une autre partie le qualifiait de fasciste. Pendant deux ans, le niveau de grèves et de luttes fut très faible. Mais si l’instauration de la Ve République sans réaction avait été une défaite pour notre camp social, ce ne fut pas un anéantissement de la capacité de mobilisation de la classe ouvrière.

Un élément central de la bascule dans l’état d’esprit des travailleurs et des travailleuses fut sans doute la compression des salaires par le gouvernement, pour atteindre ses objectifs de modernisation de l’industrie et de maintien du contrôle du Sahara face à la lutte du peuple algérien. Une petite amélioration graduelle du niveau de vie avait permis jusqu’alors de maintenir un niveau de conflictualité sociale faible. À la fin des années 60, ce niveau de vie recommença à se détériorer, avec une augmentation du temps de travail et des menaces de suppressions d’emplois. Petit à petit, les grèves se multiplièrent par secteur. En 1963 notamment, une grève importante et très populaire toucha l’ensemble des mines du pays, contre les réductions d’effectifs et les suppressions d’emplois. Des débrayages de solidarité eurent lieu dans de nombreux autres secteurs, montrant qu’une aspiration au « tous ensemble » commençait à émerger, alors même que les organisations syndicales affirmaient que le niveau de conscience des travailleurs et travailleuses n’était pas combatif. Malgré l’absence de victoire, De Gaulle ne parvint pas à briser les grèves de solidarité.

Les syndicats n’appelaient à l’époque que très rarement à des journées de grève interprofessionnelles ou à des grèves reconductibles. Elles se cantonnaient, déjà, à des journées de grève sectorielle et sans lendemain. Le 2 décembre 1964, l’aspiration au « tous ensemble » réussit à imposer aux fédérations CGT et CFTC des services publics une grève et une manifestation... qui fut interdite par De Gaulle. En réaction, les syndicats appelèrent à une journée de grève totale dans les services publics le 11 décembre. Ce fut une réussite, avec l’ensemble des services publics presque totalement à l’arrêt et même des débrayages dans certains secteurs du privé, sans appel à la grève ! Sous la pression de la base, plusieurs fédérations syndicales cherchèrent à donner une suite à cette journée. Elles décidèrent d’appeler à deux journées de grève consécutives les 27 et 28 janvier 1965. Mais les confédérations nationales divisèrent les forces en appelant à des dates de grève différentes à Paris et ailleurs. À l’image d’une rivière dont les bras se divisent en différents affluents, la pression diminua et se dispersa.

1966 et 1967, on assista à une augmentation et à un durcissement des conflits de classes. Au Mans et à Limoges par exemple, des affrontements eurent lieu entre les paysans et les forces de l’ordre, puis dans la foulée entre des salariés de Renault et la police. Pour la première fois depuis 1936, une grève avec occupation d’usine eut lieu à Besançon, avec une jonction partielle avec les étudiants et étudiantes. Cette situation commença à faire paniquer les directions syndicales : la date des élections législatives approchait et elles ne voulaient surtout pas de grève en période électorale.

Mai 68 n’est donc pas venu de nulle part, mais dans ce contexte de conflictualité importante et de grèves dans plusieurs secteurs.

La jeunesse, élément de bascule

La jeunesse étudiante s’était principalement politisée autour des luttes anticolonialistes. L’UNEF joua un rôle très important entre 1956 et le début des années 60 dans les mobilisations contre la guerre d’Algérie. Toute une génération de jeune s’éveilla à la conscience de classe par ce biais, puis en solidarité avec la révolution vietnamienne contre l’impérialisme états-unien. L’autre élément intéressant est que, juste avant 1968, les organisations révolutionnaires devinrent majoritaires dans le milieu étudiant.

Le 22 mars, à l’université de Nanterre, naquît un mouvement de coalition de groupes révolutionnaires, anarchistes, trotskistes et autres, pour mener des initiatives. Le jour même, à l’occasion d’une manifestation étudiante contre la guerre du Vietnam, des étudiants cassèrent la vitrine d’American Express. Six furent arrêtés, dont l’ancien secrétaire de la Jeunesse étudiante chrétienne, devenu secrétaire du Comité Vietnam, et Xavier Langlade, militant de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) et étudiant à Nanterre. Une assemblée générale se tint à l’université de Nanterre pour exiger leur libération. Elle décida d’occuper la fac, avec une série d’exigences démocratiques et de réappropriation de l’université. Plusieurs militants furent poursuivis en commission disciplinaire, dont le plus célèbre est Daniel Cohn-Bendit.

Dans ce contexte, le président de l’université, Pierre Grappin, décida d’autoriser un meeting de l’organisation d’extrême droite Occident, provoquant une vive réaction du mouvement étudiant, qui s’organisa pour en empêcher la tenue. Le 2 mai, Grappin, décréta la fermeture de Nanterre. Les étudiants et étudiantes se réfugièrent à la Sorbonne et organisèrent le 3 mai un meeting réunissant plusieurs centaines de personnes contre la fermeture de leur université. Des affrontements avec la police eurent lieu, avec plus de six cents arrestations, et une réaction d’indignation et de solidarité très massive.

Du 3 au 10 mai eut lieu une semaine d’affrontements et de manifestations, avec un appel à la grève générale en milieu universitaire de l’UNEF et du SNESUP. Elle s’acheva par l’érection d’une soixantaine de barricades dans la nuit du 10 mai, avec le soutien de la population à la mobilisation.

Dans le monde du travail, c’était enfin l’occasion d’exprimer la combativité ouvrière pour en finir avec un régime usé. C’est ce qui explique l’élan de solidarité très important dans la population, malgré l’attitude attentiste des directions réformistes, mais aussi d’une majorité des groupes révolutionnaires, face à la mobilisation.

L’élan de solidarité d’une majorité de travailleurs et travailleuses se reconnaissant dans cet affrontement avec l’État poussa à appeler à une grève le 13 mai : cela donna lieu à une manifestation massive, avec près d’un million de manifestants et manifestantes à Paris, et la présence d’étudiants et étudiantes dans les cortèges ouvriers, que la CGT n’osa pas dégager. Une vague de grève déferla à partir de ce jour-là.

Une grève générale sans précédent

Mai 68 est souvent présenté comme une révolte sociétale de la jeunesse. Mais la mobilisation étudiante fut surtout un détonateur, la jonction entre mondes étudiant et du travail ayant été en réalité très faible, et souvent empêchée par la CGT. Surtout, le mouvement fut d’abord une grève salariale, avec une plate- forme revendicative assez classique. Celle de l’usine Renault Billancourt, reprise dans beaucoup d’autres entreprises, demandait :
— pas de salaire inférieur à 1 000 francs (1 270,81 euros en parité de pouvoir d’achat) ;
— le retour immédiat aux 40 heures sans diminution de salaire ;
— la retraite à 60 ans ;
— le paiement des heures de grève ;
— la liberté syndicale...

Les salariés des entreprises de la métallurgie, en particulier de l’automobile, furent les premiers et quasiment les derniers à être en grève. Mais celle-ci toucha littéralement tous les secteurs, y compris les footballeurs, les personnels du ministère de la Justice, les artistes... Daniel Bensaïd parlait de Mai 68 comme de la première grève générale du XXIe siècle, une grève de 6 à 9 millions de travailleurs et travailleuses, contre au maximum 3 millions en 1936 et 2,5 millions à la Libération, avec environ 150 millions de jours perdus. La grève des mineurs en Angleterre en 1974 en représenta environ 14 millions, le Mai rampant italien environ 37 millions...

Face à l’ampleur du mouvement, la répression fut assez faible. La classe dirigeante avait compris qu’elle ne devait pas entrer frontalement en opposition avec les grévistes, car elle n’avait pas la possibilité de remplacer 9 millions de travailleurs et travailleuses pour refaire tourner les usines. Trois interventions policières sérieuses eurent tout de même lieu : une au début pour reprendre le contrôle des instruments de communication, puis deux à Renault Flins et à Peugeot Sochaux, avec des morts.

Pendant toute la phase ascendante de la grève, la classe dirigeante fut prise de panique. De Gaulle ne dit rien jusqu’au 24 mai, jour où dans un discours il annonça des négociations entre patronat et syndicats sous l’égide du gouvernement. Les « accords de Grenelle » furent plutôt un protocole unilatéral pré- senté aux directions syndicales, avec :
— le passage du salaire minimum (SMIG) de 2,20 à 3 francs de l’heure, soit 519 francs (659,55 euros PPA) pour 40 heures par semaine ;
— l’augmentation générale des salaires pour le secteur privé fixée à 7 % ;
— le paiement de 50 % des jours de grève ;
— l’exercice du droit syndical dans l’entreprise ;
— pour la Sécurité sociale, le ticket modérateur réduit de 30 à 25 %.

Voilà qui était bien loin des revendications de Renault Billancourt... Les directions syndicales sentirent donc qu’il serait difficile de faire passer ces accords. Le secrétaire général de la CGT se rendit à Billancourt pour voir si les propositions pouvaient recueillir l’assentiment des travailleurs. Ce fut un refus total. Mais au lieu d’augmenter la pression par un appel réel à la grève générale, puis d’annoncer la reprise de négociations à l’échelle nationale, en disant au gouvernement qu’il devait lâcher plus, la direction de la CGT lança des négociations branche par branche et boîte par boîte. La situation passa d’une grève générale à une somme de grèves locales, ce qui est extrêmement différent. Ce processus fit petit à petit reprendre le travail dans les entreprises où le niveau de mobilisation ou de structuration était le plus faible, isolant progressivement les secteurs les plus combatifs.

Une fin du mouvement faute d’initiatives

D’un certain point de vue, la technique de De Gaulle avait fonctionné. Il annonça des élections législatives anticipées, que les organisations majoritaires acceptèrent. Le 27 mai, toutes les organisations hors du PCF et de la CGT appelèrent à une manifestation qui se termina en meeting au stade Charléty à Paris, rassemblant environ 70 000 personnes. Deux jours plus tard, la CGT et le PCF organisèrent leur propre manifestation, encore plus massive avec 400 000 à 800 000 personnes défilant sous le slogan de « De Gaulle démission, gouvernement populaire ». De Gaulle s’enfuit en Allemagne, à Baden-Baden. Au lieu de tourner la manifestation vers les lieux de pouvoir, les directions la firent terminer à Saint Lazare. Le signal aurait pu être bien différent si le jour où De Gaulle avait quitté la France, une manifestation de 800 000 travailleurs et travailleuses était entrée à l’Élysée ! L’idée de pouvoir ouvrier aurait été rendue crédible... Plutôt que de donner rendez-vous aux élections.

Faute d’autres perspectives, la grève finit par s’affaiblir et les accords de Grenelle s’appliquèrent, avec quelques réelles avancées concernant notamment les augmentations de salaires pour les plus mal payés. Ceux des ouvriers agricoles, par exemple, augmentèrent de 56 %, même si une partie de ces augmentations fut rapidement rattrapée par l’inflation. Au niveau du droit syndical, quelques avancées furent obtenues, comme les locaux syndicaux au sein des entreprises. Mais de manière globale, les conquêtes restèrent faibles au regard du mouvement.

Des leçons pour la stratégie révolutionnaire

68 reste un sujet inépuisable, à étudier plus en détails, notamment pour ce qui s’est passé dans les autres pays, pourvoir en quoi des mobilisations aux formes très diverses se sont influencées les unes les autres. Durant cette période, la situation à l’échelle mondiale n’était pas loin d’être révolutionnaire. Ses leçons sont nombreuses et précieuses.

Premièrement, ce mouvement prouve que la grève générale est possible et que les travailleurs et travailleuses continuent de jouer un rôle central dans la capacité de tout bousculer, contrairement à un argument selon lequel la classe ouvrière serait trop intégrée au capitalisme.

Deuxièmement, la grève générale peut pousser un pouvoir, y compris un pouvoir fort, à capituler. De Gaulle lui-même faillit partir. Ce moment prouve donc qu’il est possible de chasser un gouvernement et même d’abattre un régime.

Troisièmement, s’il n’y a pas dans les entreprises et dans la jeunesse de force capable de formuler une orientation qui ne consiste pas seulement à gagner des concessions du système, mais à tenter de le renverser, de proposer d’autres perspectives que l’horizon fixé par les directions réformistes, il est quasi impossible que ce type de mouvement se transforme automatiquement en révolution.

Xavier Guessou, « Retour sur Mai 68 et le rôle politique de la grève générale »
Anticapitalisme & révolution, n° 33, mars 2022, p. 28-30.
Xavier Guessou, « Retour sur Mai 68 et le rôle politique de la grève générale »
Anticapitalisme & révolution, n° 33, mars 2022, p. 28-30.

P.-S.

Anticapitalisme & révolution, n° 33, mars 2022, p. 28-30.

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