« De quelques problèmes des nouvelles radicalités en général et de PLPL en particulier », par Philippe Corcuff, revue Le Passant Ordinaire, n°36, septembre-octobre 2001 (mis en ligne sur http://www.passant-ordinaire.com/revue/36-272.asp) ;
« Les journalistes sont-ils tous des vendus ? », par Philippe Corcuff (Charlie Hebdo, n°617, mercredi 14 avril 2004) ; « Philippe Corcuff, critique “intelligent” de la critique des médias », par Patrick Champagne (Acrimed, 19 avril 2004) ; « Au bon sens stalinien », par Philippe Corcuff (Charlie Hebdo, n°619, mercredi 28 avril 2004) ; « Une crise de nerfs de Philippe Corcuff », par Henri Maler (Acrimed, 5 mai 2004) ; l’ensemble de ces textes sont mis en ligne sur http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=6862 ;
« La conspiration – Quand les journalistes (et leurs favoris) falsifient l’analyse critique des médias », par Serge Halimi et Arnaud Rindel (revue Agone, n°34, 2005) ; « Une accusation infondée inacceptable : à propos d’un article de Serge Halimi et Arnaud Rindel dans la revue Agone », communiqué de Philippe Corcuff (31 octobre 2005, mis en ligne sur http://calle-luna.org/breve.php3?id_breve=50) ;
« Chomsky et le "complot médiatique" – Des simplifications actuelles de la critique sociale », par Philippe Corcuff (revue ContreTemps, n°17, septembre 2006 ; mis en ligne sur http://calle-luna.org/article.php3?id_article=169) ; « Corcuff et la "théorie du complot" », par Gilbert Achcar (revue ContreTemps, n°17, septembre 2006 ; mis en ligne sur http://calle-luna.org/article.php3?id_article=226).
Entretien
On vous reproche une surmédiatisation. Comment vivez-vous ces attaques ?
Sujet compliqué...
Bon, il y a d’abord eu novembre-décembre 1995, au moment des mouvements sociaux, alors que j’étais l’un des protagonistes de la pétition de soutien aux grévistes, dite « pétition Bourdieu », en tant que président du club Merleau-Ponty créé quelque temps auparavant, en février 1995 [voir Le « décembre » des intellectuels français par Julien Duval et al., Liber-Raisons d’Agir, 1998]. Ma grande erreur est de ne pas avoir utilisé un pseudonyme les premières fois où l’on m’a demandé d’intervenir dans les médias. Sans y réfléchir vraiment, pris dans l’urgence, j’ai utilisé mon nom, et ça a entraîné tout et n’importe quoi. Parce que le nom fait écran : il donne l’idée d’une cohérence à la diversité de vos activités. Ainsi, par la suite, on m’a présenté comme « sociologue de la LCR » ou comme « philosophe de Charlie Hebdo », expressions qui n’ont pas grand sens.
1995 a eu un effet boule de neige. J’ai alors eu la possibilité de m’exprimer, de façon limitée, dans Le Monde et dans Libération, et ici à Lyon dans Lyon Capitale. Mais ça n’a jamais pris la proportion qu’on peut lire, sur Internet par exemple, où l’on parle de mon « omniprésence » dans les médias. Deux des rares fois où je suis passé à la télé, c’était dans des émissions consacrées à Eddy Mitchell. Oui... parce que pour les médias audiovisuels, je suis surtout « l’universitaire spécialiste d’Eddy Mitchell », alors j’ai participé à un reportage d’Envoyé Spécial et à une émission sur Canal+ qui lui étaient consacrés [voir Philippe Corcuff, « Le cimetière des éléphants – La philosophie sauvage d’Eddy Mitchell », revue Cités, PUF, n°19, 2004]... En dehors de ça, je n’ai pas fait grand-chose, un peu de radio sur France Culture, où j’étais invité de temps en temps en tant que sociologue ou pour mes compétences en philosophie politique. Mais ce qui m’a été le plus reproché, semble-t-il, c’est d’écrire des tribunes dans Le Monde et dans Libération. Or, entre janvier 1996 et décembre 2004, j’ai compté qu’en moyenne j’ai publié deux tribunes par an dans Libération et une par an dans Le Monde. Je n’ai donc pas l’impression qu’il s’agisse d’une « omniprésence »... Quand on lisait PLPL, on avait l’impression que j’étais sur le même plan qu’un intellectuel médiatique comme BHL, ou que des gens comme Laurent Joffrin [ex-Nouvel Observateur, aujourd’hui Libération] ou même Patrick Le Lay [ex-PDG de TF1]... D’ailleurs, c’est amusant de voir que, dans des forums alternatifs sur internet, quand des fans de PLPL parlent de moi comme de quelqu’un d’important médiatiquement, d’autres réagissent en demandant : « Mais c’est qui ce Corcuff ? ». Mon ego dut-il en souffrir, ce ne sont que des secteurs fort réduits de la population française qui connaissent seulement mon nom et encore plus réduits qui connaissent le contenu de mes prises de position publiques, et si je pense à mes travaux en sociologie et en philosophie politique, alors là ça ne pourrait remplir que quelques cabines téléphoniques...
D’autre part, si l’on suit les procès qui m’ont été faits sur internet, dans PLPL et maintenant dans Le Plan B, on a l’impression que j’ai passé le principal de mon temps, depuis 1995, dans les médias, alors que cela a constitué quelque chose de marginal dans mon activité quotidienne (sauf la période où j’ai effectué une chronique bi-mensuelle, puis mensuelle à Charlie Hebdo, entre avril 2001 et décembre 2004, où cela m’a pris un tout petit peu plus de temps). C’était presque rien par rapport à mon boulot d’enseignant, à mes travaux de recherche à mes investissements militants (SUD Éducation, LCR, ATTAC, Université Populaire de Lyon principalement), avec des trucs tout à fait ordinaires comme organiser des réunions, distribuer des tracts, coller des affiches, vendre des journaux, etc. Si on lit ce qui m’est continuellement reproché, on doit aussi penser que je vis à Paris, et que je squatte assez souvent déjeuners et dîners mondains, alors que je vis en province, que je me rends peu à Paris (surtout pour le comité de rédaction de la revue ContreTemps et pour le conseil scientifique d’ATTAC) et que je ne connais guère de « personnalités » du monde médiatique (sans doute beaucoup moins que certains de mes détracteurs comme Serge Halimi)...
Comme elles ne correspondent pas à une objectivité de ma supposée « omniprésence » dans les médias, on peut faire l’hypothèse que ces attaques répétées sont plutôt liées à des compétitions au sein de la gauche radicale. Par rapport à la tentation de constituer une anti-« pensée unique » autour des positions de la direction du Monde diplomatique, mes analyses et mes points de vue hétérodoxes semblent gêner certains, qui n’ont alors trouvé comme réponse qu’une stigmatisation globale de ma personne, me caractérisant comme un « traître » et un « vendu ». C’est une logique qui a pas mal d’analogies avec les procédés staliniens. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il y ait de « complot » malfaisant là-dedans. Mes procureurs sont sans doute de bonne foi : ils doivent vraiment penser que je suis « dangereux » pour le camp de la critique du néolibéralisme. Et ils finissent alors pas me voir comme « omniprésent », tant les quelques fois où j’interviens publiquement les énervent profondément. Mais justement ce passage obligé de divergences légitimes au sein de la gauche radicale (notamment quant à la critique des médias) à une diabolisation systématique, et cela en toute bonne foi, me fait encore plus froid dans le dos qu’un comportement de manipulation cynique...
La détestation relative à l’égard de ma personne sert alors de filtre quant à ce qui sera retenu ou pas de mes écrits et de mes activités. Les lecteurs de PLPL, du Plan B ou d’Acrimed auront ainsi été alimentés par des tas de ragots sur mes supposées liaisons secrètes avec l’establishment médiatique, auront vu les mêmes portraits insultants répétés sans fin, auront pu lire des propos tronqués et sortis de leur contexte, etc., mais n’auront rien su de mon jeûne de soutien à l’opposant altermondialiste au régime militaire de Ben Ali, Sadri Khiari, à Tunis en octobre 2002 (voir http://hns.samizdat.net/article.php3?id_article=1804) ou de ma grève de la faim de solidarité avec le syndicaliste Roland Veuillet à Lyon en février 2007 (voir http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article4877)...
Ces attaques ont pris leur envol après que Philippe Val m’ait contacté pour entrer à Charlie Hebdo. A partir d’avril 2001, j’y ai fait une chronique tous les quinze jours, puis tous les mois, et j’ai fini par quitter le journal, du fait de divergences, en décembre 2004. La corrélation entre ma diabolisation et ma participation à Charlie Hebdo a des racines dans le passé : Val et Halimi étaient copains, puis ils se sont fâchés au moment de l’intervention occidentale au Kosovo (avant que je n’arrive à Charlie), et alors Charlie Hebdo est devenu pour Halimi et l’Acrimed la pire des choses. Le fait que j’accepte de travailler pour Charlie Hebdo a alors été interprété comme la preuve de ma « corruption »... Personnellement, je n’ai jamais eu de conflit direct avec Halimi, avant que le fiel ne monte peu à peu contre moi dans PLPL. Je pense que j’ai été, au départ, un « effet collatéral » du rapport Halimi/Val ; « effet collatéral » amplifié par ma prise de distance à l’égard des critiques manichéennes et conspirationnistes des médias portées notamment par PLPL.
Comment aviez-vous perçu Les nouveaux chiens de garde, de Serge Halimi ?
C’était longtemps avant... en 1997. J’avais reçu ça plutôt positivement, comme un livre amusant et critique à l’égard des gens haut placés dans les médias. Mais je n’y ai jamais vu de dimension sociologique. Le problème de ce type de critique des médias à la française, c’est qu’elle ne s’appuie pas sur une collecte systématique de données empiriques. Sauf en ce qui concerne une analyse sélective (parfois trop partiale) des textes publiés, et la mise en perspective de propos et/ou de pratiques contradictoires chez certains journalistes. Après, on a quelques éléments vagues sur des causalités supposées, du type « c’est un tel qui possède le capital de telle maison, donc si un tel dit ceci, c’est pour cela ». Mais, par contre, on ne nous dira jamais que Le grand bond en arrière de Serge Halimi a été publié chez Fayard en 2004, que Fayard c’est Hachette et que Hachette c’est Lagardère. Selon la théorie PLPL-Acrimed, ce devrait être alors Lagardère qui a dicté son livre à Halimi. Or on voit bien que ça ne fonctionne pas comme ça, pas plus pour Halimi que pour d’autres.
En fait, la critique type PLPL-Acrimed est parfois amusante mais pas souvent sérieuse, approfondie et nuancée. Sur la télévision de Pierre Bourdieu (1996), c’est complètement différent, puisqu’on y trouve l’esquisse d’une théorie sociologique du champ journalistique, même s’il y a des lacunes du côté de l’analyse de la réception des messages audiovisuels. De ce point de vue, il y a souvent une confusion, un malentendu, dans l’équivalence fréquemment posée entre Bourdieu et Halimi dans les milieux critiques. C’est tout particulièrement le cas de la notion de « connivence » : quand Bourdieu parle de « connivence », il désigne l’effet de consensus au sein du champ, par-delà les divergences, c’est-à-dire un ensemble de stéréotypes communs que partagent des gens qui sont dans un même espace et qui pourtant sont souvent en concurrence. D’ailleurs Bourdieu parle dans Sur la télévision de « corruption structurelle », tout en disant que le mot n’est pas bon parce que l’expression « corruption » suppose qu’il y a quelque chose de volontaire, or ce n’est pas exactement ce qu’il veut dire… Á l’inverse, « connivence » chez Halimi veut dire copinage, avec intention et conscience de mal agir. Il y a là une différence essentielle. Celle qui sépare une critique sociologique du champ journalistique et une critique journalistique des journalistes.
La critique d’Halimi est avant tout pamphlétaire. Elle a son utilité. Car en se focalisant sur certains aspects, en grossissant le trait, voire en caricaturant, on contribue à mieux faire voir des choses à un moment donné. Mais il faut prendre conscience aussi des limites du registre pamphlétaire, qui laisse des pans entiers de la réalité de côté et qui est souvent tenté de faire du petit bout du monde social qu’il éclaire l’axe principal de celui-ci. Et d’ailleurs ce petit bout de réalité dévoilé par Les nouveaux chiens de garde n’est pas si caché que cela, car j’ai souvent été étonné ces dernières années, au fil de rencontres épisodiques avec des journalistes différents, de croiser pas mal de journalistes partageant l’humeur critique d’Halimi. La critique des corruptions liées au copinage est un discours assez partagé dans ce milieu, et qui est d’ailleurs exprimé régulièrement dans la presse écrite ou même à la télévision. Dans Les nouveaux chiens de garde, il y a donc moins de rupture avec les prénotions, avec les évidences et les préjugés du milieu journalistique qu’on ne le croit. D’ailleurs, le livre semble avoir eu un grand succès chez les journalistes eux-mêmes. Dans une perspective analogue, le livre de Pierre Rimbert sur Libération [Pierre Rimbert, Libération, de Sartre à Rothschild, Raisons d’Agir, 2005] semble connaître un relatif succès chez les journalistes de Libération, notamment parce que on y dit du mal des « chefs » du journal.
Mais vous ne pouvez résumer le travail d’Halimi au pamphlet médisant contre les élites médiatiques...
Halimi pointe bien quelques réseaux de relations, mais ne les analyse pas vraiment systématiquement, empiriquement et théoriquement. Comme le dit Bourdieu à propos de Karl Kraus, il s’agit d’une « critique d’humeur », qui « ne saisit pas très bien les structures ». Par exemple, j’ai vu récemment que Le Monde des livres accordait une demi page au dernier ouvrage d’Alain Touraine. Alors que dans le milieu académique, il y a de moins en moins de gens qui s’intéressent à ce qu’écrit Touraine. Alors la question est de savoir pourquoi Le Monde va se croire obligé de parler de Touraine quand il sort un livre ? Parce que c’est un « nom » ? Parce que ceux qui écrivent dans Le Monde des livres ont été formés à une époque où Touraine comptait sociologiquement ? Parce que la maison d’édition de Touraine à une attachée de presse ayant des relations stabilisées avec certains journalistes du Monde ? Parce qu’il y a un copinage plus appuyé entre qui et qui ? Mais comment passe alors ce fameux copinage : par des coups de fil directs ou autrement... ? Il me semble, en tout cas, que c’est plus compliqué que le simple copinage, qui est d’ailleurs rarement démontré empiriquement mais le plus souvent postulé. Il y a sans doute des formes de copinage, mais il faudrait mieux en localiser la portée, plutôt que de tendre à les projeter sur l’ensemble des pratiques comme un facteur explicatif central. Ce qui serait alors intéressant à analyser, ce serait de voir comment des réseaux d’amitiés et d’inimitiés participent bien à la structuration du travail journalistique, mais sur un mode « naturel » et non pas conspirationniste, en venant notamment s’appuyer sur des ensembles d’évidences communes, de visions du monde communes, eux-mêmes insérés dans des modes de vie communs, etc.
Chez Halimi, il n’y a ni travail statistique systématique, ni comptes-rendus systématiques d’observations directes des comportements. Quant au gros du travail d’Acrimed, c’est surtout l’analyse de contenu d’articles, et la mise en parallèle de propos ou d’actes de certains journalistes avec des choses qu’ils ont déjà dites ou faites ailleurs ou avant. L’intérêt est réel, mais limité. Chez Noam Chomsky, dont je ne partage pas nombre d’analyses, il y a plus de données chiffrées sur la presse américaine, par exemple. Pour ce qui est des réseaux de copinage, c’est en partie informé de l’intérieur, mais en grande partie aussi une généralisation d’intuitions et des déductions à partir de tout petits indices. Par exemple, si on retrouve tel nom dans tel comité de rédaction, on postule un réseau de copinage etc. Mais une pamphlétaire libertaire, Valérie Minerve Marin, a retourné des procédés assez similaires contre Acrimed, Halimi, etc., dans son texte « Une "gauche de gauche" au-dessus de tout soupçon » (avril 2004, mis en ligne sur http://calle-luna.org/article.php3?id_article=126). Á trop jouer la pureté contre ses adversaires, quand on est obligé, comme la plupart des agents sociaux, de faire des compromis quotidiens avec le monde tel qu’il est, on se fait piéger sur ses propres « impuretés », et celui qui vous piège pourra toujours se faire piéger lui-même par un supposé plus « pur », etc. Une humilité qui éviterait d’utiliser essentiellement le thème de « la pureté » comme une arme contre ses adversaires intellectuels et/ou politiques serait plus ajustée à l’état des contraintes sociales pesant sur chacun d’entre nous, même si c’est sous des formes et dans des intensités variables.
En tant que sociologue, je ne pense pas que cela soit le copinage qui structure principalement le monde social en général et le monde des médias en particulier. Se focaliser sur le copinage, c’est une vision très journalistique et peu sociologique des ordres sociaux. Par exemple, dans la perspective de la sociologie critique de Bourdieu, le copinage n’est qu’un sous-produit de la connivence structurale et non-consciente propre au champ journalistique. Ce serait la partie immergée de l’iceberg, et il faudrait pouvoir penser les relations entre cette partie immergée (bien réelle) et les structures de cet iceberg social. C’est justement ce qu’a commencé à faire Bourdieu avec son esquisse de sociologie du champ journalistique. Dans cette perspective, même des gens qui se croient extrêmement différents, et qui n’ont pas de relations de copinage, sont alors amenés, par de tels mécanismes sociaux, à penser des choses similaires. En tant qu’étudiant nourri de ressources sociologiques, François Ruffin a produit une observation participante critique intéressante sur le Centre de Formation des Journalistes [François Ruffin, Les petits soldats du journalisme, Les Arènes, 2003]. Il y montre comment chez les gens qui sortent de ce centre se constituent des évidences, des stéréotypes et des contraintes, qui sont des facteurs d’uniformisation. Par exemple, la recherche du « court » et du « rapide », un certain anti-intellectualisme, l’évidence de ce qui rentre dans « l’actualité », le fait que ce qui touche aux ouvriers sera vu comme « archaïque » contre d’autres choses perçues comme « modernes », le thème de « l’urgence », etc.. Les apprentis-journalistes et les journalistes apparaissent ainsi davantage des marionnettes de conformismes professionnels (et sociaux plus larges) que des manipulateurs cyniques.
Bourdieu développe une théorie critique du sujet, sur lequel pèse (à l’extérieur, dans la logique des champs, et à l’intérieur, dans les habitus intériorisés) des déterminismes sociaux, alors que la sous-théorie du copinage rétablit une sorte de sujet tout-puissant (à la manière de la figure de l’homo oeconomicus des économistes libéraux et néolibéraux), sous la forme de sujets corrompus et manipulateurs.
Comment avez-vous vécu les attaques contre vous ?
Je m’y suis difficilement et progressivement habitué. J’avais été mis en contact avec PLPL dès le n°0 en juin 2000, par Thierry Discepolo des éditions Agone de Marseille. Et je me suis alors abonné. Certaines tonalités du journal (la non signature des articles, la thématique de la pureté, des trucs faux sur des gens que je connaissais, comme Christophe Aguiton ou Daniel Bensaïd, etc.) me posaient problème au fil des numéros (qui ne parlaient pas de moi à l’époque), et j’ai indiqué assez vite à Discepolo que je ferais vraisemblablement un texte critique pour ouvrir un débat avec eux. J’ai alors publié en septembre 2001 un article critique dans Le Passant Ordinaire (une revue alternative bordelaise) portant sur à peu près un an d’existence de PLPL (voir http://www.passant-ordinaire.com/revue/36-272.asp). La revue a proposé à PLPL de répondre, ils ont refusé. Avant, ils semblaient ne pas se préoccuper de moi, même si j’avais des échos par Discepolo selon lesquels ma récente participation à Charlie Hebdo depuis avril énervait certains.
Á partir de l’article du Passant Ordinaire, ils se sont mis à m’attaquer systématiquement, à avancer des informations fausses (notamment que j’étais conseiller de la rédaction du Figaro, tout en écrivant dans l‘hebdomadaire de la LCR, Rouge ! la première partie était un mensonge et la deuxième une vérité...) et même à m’insulter. Les insultes m’ont quand même affecté au début. On est plus faible qu’on ne le croit souvent, trop attaché à son image public, vraisemblablement parce qu’on a des doutes sur soi, la qualité de son travail ou l’intensité de son engagement. Pour ma part, je vis souvent des culpabilités croisées, entre mon investissement dans des travaux intellectuels et mes engagements militants. Or, on m’attaquait sur ma supposée nullité intellectuelle : je ne connaissais rien à Bourdieu, ni à la sociologie, je n’existais que grâce aux médias... Et j’ai été encore plus affecté par la thèse selon laquelle je n’aurais jamais été militant, que ce n’était qu’une invention médiatique, alors que je milite depuis l’âge de 16 ans dans différentes organisations. Et puis, peu à peu, je me suis habitué. Je ne lisais plus PLPL, mais certains m’envoyaient épisodiquement par mail ce qu’on disait de moi, et puis il y avait des fans de PLPL qui réagissaient violemment dès que le site Bellaciao mettait un article de moi en ligne, en appelant à la censure des propos du « traître » et du « vendu » que j’aurais été et qui n’avait rien à faire sur un site radical...
La dernière chose qui m’a affecté, c’est un papier d’Halimi et Rindel, cette fois signé, dans la revue Agone en 2005. Ils expliquaient que j’avais l’habitude de tronquer les citations dans mon travail intellectuel, en prenant un seul exemple : une citation de Chomsky dans un de mes textes. J’ai vérifié (car on peut toujours faire des erreurs) et je me suis aperçu qu’ils mentaient sur l’unique exemple donné et qui était supposé incarner mon rapport général aux citations. J’ai dû réagir, parce que tronquer des citations dans une activité intellectuelle, c’est une accusation déontologiquement grave. J’ai fait un communiqué qui rétablissait la vérité des faits et qui demandait un rectificatif dans Agone et des excuses publiques aux auteurs (voir http://calle-luna.org/breve.php3?id_breve=50). Mais rien n’est venu...
J’avais pensé qu’avec mon départ de Charlie Hebdo, en décembre 2004, ça allait se tasser, mais non, pas tout à fait, le ressentiment est tenace...
Pourquoi avez-vous quitté Charlie Hebdo ?
J’ai toujours fait ce que je voulais à Charlie Hebdo. A travers une chronique d’inspiration philosophique et sociologique, j’essayais notamment de formuler un certain rapport critique avec les préjugés et les lieux communs de la gauche radicale et de l’altermondialisme. Mais c’était une critique interne, parce que Charlie Hebdo était partie prenante de l’altermondialisme, en tant que membre-fondateur d’ATTAC. Et puis, peu à peu, Philippe Val a évolué : l’altermondialisme est devenu un ennemi, car progressivement assimilé à l’islamisme et à l’antisémitisme... Tout cela a commencé à prendre forme en novembre 2003, lors du Forum social européen de Saint-Denis, alors que Tariq Ramadan avait été invité à participer à des débats. Pour ma part, j’ai continué à défendre des positions altermondialistes dans le journal, avec des tonalités autocritiques.
La divergence concernait aussi les méthodes intellectuelles. Car le premier accrochage avec Val a été antérieur au Forum social européen, sur un point ou Val et Halimi étaient d’ailleurs d’accord : la critique conspirationniste du journal Le Monde. Ainsi quand je critiquais une dérive conspirationniste chez Chomsky ou chez Halimi, c’était les schémas conspirationnistes en général que je mettais en cause, et non pas telle ou telle orientation politique de Chomsky et d’Halimi, avec qui je pouvais au contraire converger politiquement. Or Charlie Hebdo, et Philippe Val tout particulièrement, a fait campagne pour le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen sur Le Monde [La face cachée du Monde, Mille et une nuits, 2003]. Au début, je n’avais pas lu le livre, mais Val était sur tous les plateaux de télé pour en faire la pub... C’était un gros pavé, mais j’ai quand même décidé de le lire attentivement, parce que je me sentais engagé par la campagne du journal en sa faveur, seul Michel Polac exprimant de fortes réserves. Ça m’a pris deux semaines. J’ai trouvé qu’il y avait quelques dizaines de pages, sur la fin, intéressantes, dévoilant des logiques économiques très contestables portées par Jean-Marie Colombani. Toutefois la plus grande partie de l’ouvrage avait des tonalités plus écoeurantes, en voulant absolument trouver dans le passé, voire l’enfance, des personnes (principalement Edwy Plenel et un peu Jean-marie Colombani) les sources supposées de leurs supposées turpitudes présentes et de leurs supposées stratégies « machiavéliques », le livre étant structuré autour d’un complot mené par Colombani-Minc-Plenel (Minc n’étant toutefois que marginalement traité). J’ai alors fait état de ma lecture à Val, en essayant de revenir au livre phrase à phrase, et je me suis aperçu qu’il n’avait fait que le parcourir et qu’il ne le maîtrisait pas dans le détail. Je croyais avoir été d’accord avec Val jusqu’alors sur la critique du conspirationnisme, mais je me suis aperçu que le conspirationnisme quand c’était Chomsky-Halimi, c’était mal, mais quand c’était Péan-Cohen contre Le Monde, c’était bien... Et pourquoi Le Monde ? Remontait immédiatement à la surface chez Val une anecdote : quelques années auparavant, lors d’une « crise » au sein de Charlie, un papier critique état paru dans Le Monde. Le Monde est alors devenu pour Val un « adversaire » et, au moment de la sortie du Péan-Cohen, Val semblait encore porté par le ressentiment contre le fameux article... Cela ne m’a pas empêché de faire une chronique prenant le contre-pied du journal sur le livre de Péan-Cohen.
Quelque chose a commencé alors à se casser dans mes rapports avec Val. L’anti-conspirationnisme à géométrie variable de Val a d’ailleurs continué à s’exprimer bien après, puisque certains de ses éditoriaux ont mis en scène des complots islamiste-islamique (avec une tendance à l’amalgame entre les deux), altermondialiste, trotskyste, antisémite, etc. plus ou moins liés entre eux. Val est d’ailleurs devenu aujourd’hui un Huntington européen de centre-gauche [voir le célèbre livre du penseur américain des relations internationales, Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations – The Clash of Civilizations - 1ère éd. américaine : 1996], prophète d’un conflit à trois : entre la Civilisation Démocratique Européenne (d’où son soutien virulent au Traité Constitutionnel Européen) et la Barbarie islamiste-islamique, avec un troisième protagoniste mixte, les USA, entre néo-conservatisme à base religieuse et acquis démocratiques. L’arrivée de Fiammetta Venner et de Caroline Fourest courant 2004 à Charlie Hebdo a vraisemblablement contribué à systématiser cette réorientation politique.
L’affaire Péan-Cohen d’abord, puis les désaccords sur l’altermondialisme à partir du Forum social européen ont conduit à ce que Val me parle de moins en moins. Adepte du pluralisme en théorie, il a du mal à accepter en pratique les désaccords avec des personnes proches. Ma chronique, qui était au départ bi-mensuelle est devenue mensuelle, puis on m’a demandé de passer de 5000 à 2000 signes. Alors que la chronique partait de la citation d’un philosophe ou d’un sociologue, développer un propos sur l’actualité à partir de Spinoza en 2000 signes, ça commençait à devenir difficile... Un court texte (un de mes rares textes d’un peu plus de 2000 signes ! intitulé « Complot : la pensée tu niques », repris sur http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=11219) ridiculisant notamment la thèse du complot islamiste-islamique en général et les propos de Fiammetta Venner en particulier a été censuré par le rédacteur en chef, Gérard Biard. Et j’ai alors décidé de partir avant d’être viré et de rentrer dans une crise qui aurait généré du ressentiment. Or, comme l’avait mis en évidence Nietzsche, le ressentiment est plus destructeur pour celui qui le ressent que pour celui contre lequel il est tourné...
Il est d’ailleurs utile ici d’ouvrir une parenthèse sur la place du ressentiment dans l’humeur critique actuel à l’égard des médias. Car j’ai souvent observé un mélange explosif de fascination et de ressentiment à l’égard des médias parmi certains de leurs critiques manichéens les plus virulents. Une anecdote est de ce point de vue significative : courant 2003, en tant que récent membre du conseil scientifique d’ATTAC (depuis décembre 2002), j’ai un premier contact direct par mail avec Bernard Cassen, président d’honneur de l’association et directeur général du Monde diplomatique. Dans ce message, je le vouvoie et il me répond qu’à un double titre, en tant que membres tous les deux de la corporation de la presse et qu’en tant que militants, nous devrions nous tutoyer. Il y aurait quelque chose comme une pente ethnocentrique dans une certaine critique manichéenne des médias : on finit par faire comme si ce tout petit monde, un tout petit monde qui fascine et qu’on hait en même temps, était le centre du monde…On a ici des analogies avec les analyses de l’historien américain Christopher Lasch, dans son livre La culture du narcissisme [éditions Climats, 2000 ; 1ère éd. américaine : 1979], quand il aborde la question de « la fascination narcissique pour la célébrité », en mettant en évidence les basculements incessants entre attirance et haine. Ce qui distinguerait nettement pour Lasch le culte classique des héros et l’attrait narcissique contemporain pour ceux qui sont connus…
Mais revenons à mon départ de Charlie Hebdo. Mon problème n’était pas tant le désaccord, car si j’avais pu continuer à m’exprimer librement dans Charlie, avec le même espace, être en désaccord avec Val ne m’aurait pas posé de problème. Ceux qui, à l’époque dans les milieux critiques, me reprochaient de travailler à Charlie Hebdo le faisaient souvent au nom de la thèse selon laquelle il faudrait être d’accord avec les idées majoritairement exprimées dans un journal pour y participer. Ce n’est pas mon avis, car si je mets certes des limites (pour moi, notamment l’extrême-droite, mais ça ne me gène pas, par exemple, de m’exprimer dans Le Figaro), à partir de ces limites, il me semble qu’on apprend plus dans la confrontation avec des gens avec qui on est en désaccord qu’en baignant dans des petits milieux consensuels qui tendent à vous enfoncer dans vos évidences... Le double problème emboîté à Charlie était autre : je pouvais de moins en moins exprimer mes analyses divergentes et on me demandait de réduire fortement le format de mes textes, pour en faire des sortes de billets d’humeur, dans lesquels la spécificité intellectuelle de mon intervention aurait disparu. Donc je suis parti, en faisant un communiqué expliquant mes raisons (voir http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=11217).
Mais mon départ a peu été publicisé, mes « amis » de PLPL ne s’en sont pas fait l’écho, et j’ai continué de recevoir par internet des insultes de gens qui s’imaginaient que je passais mon temps à dîner avec Serge July ou BHL, en compagnie de Val. Comme si j’avais fait partie et comme si je continuais à faire partie de l’establishment médiatique...
Mon expérience à Charlie Hebdo m’a sans doute aidé à mieux comprendre de l’intérieur les difficultés d’une intervention de type intellectuelle dans les médias (notamment à cause de la dictature du « court », qui est vue par les protagonistes comme un problème « technique » et non pas une question intellectuelle, ce qui consolide sa force pratique et son évidence), le poids des stéréotypes (y compris parmi ceux qui s’efforcent sincèrement de les soumettre à la critique comme Val grâce à son goût de la philosophie), les pathologies liées aux concurrences et aux problèmes de reconnaissance, etc. Je ne suis pas au départ un spécialiste de la sociologie des médias, et je me suis mis seulement depuis peu à pratiquer une étude de réception d’une série télévisée, mais j’ai une certaine connaissance de la littérature disponible en sciences sociales. Et ces ressources sociologiques associées à mon expérience m’ont fortement éloigné de la critique manichéenne et néo-gauchiste des médias. C’est dans cette perspective que j’ai approfondi pour la revue ContreTemps ma critique des analyses de Chomsky (voir http://calle-luna.org/article.php3?id_article=169) dans une controverse avec Gilbert Achcar
(voir http://calle-luna.org/article.php3?id_article=226). D’ailleurs, on rencontre chez PLPL-Le Plan B-Acrimed-Halimi-Rimbert etc. des problèmes analogues à ceux que j’ai rencontrés à Charlie Hebdo : une critique des complots mis en scène dans les médias au moyen d’une rhétorique du complot, une critique du simplisme médiatique au moyen de procédés simplistes, une critique de la diabolisation des points de vue dissidents au moyen de la diabolisation d’autres points de vue, une critique de l’anti-intellectualisme en recourant à des méthodes disqualifiant la rigueur intellectuelle, une critique de la manipulation médiatique des faits recourant à un usage approximatif, voire fantaisiste, des faits, une critique des mensonges médiatiques au moyen de mensonges, etc. Et la sélection des « informations » qu’ils vont considérer comme pertinentes et présenter à leurs lecteurs (et donc aussi les informations qui vont être laissées dans l’ombre) dépend pour partie d’inimitiés et d’amitiés stabilisées, comme ce qu’ils reprochent aux « médias dominants », sans que d’ailleurs que cela soit nécessairement conscient chez eux, comme dans les dits « médias dominants ». Au contraire, plus c’est fait « naturellement », en toute bonne foi, mieux ça coule. Qui saura quelque chose grâce au Plan B, à Acrimed ou au Monde diplomatique de la fraude au profit du groupe dirigeant Jacques Nikonoff-Bernard Cassen qui a entaché le dépouillement des votes pour le conseil d’administration d’ATTAC en juin 2006 et qui a conduit à un changement de majorité au sein de l’association (voir mon texte « La démocratie à l’Attac ? », 08-12-2006,
http://www.lescahiersdelouise.org/boite-a-idees-casse-01.php) ? Qui saura grâce au Plan B, à Acrimed ou au Monde diplomatique qu’un de leurs sociologues critiques préférés, Loïc Wacquant, a signé dans Libération un appel à voter Ségolène Royal dès le premier tour de la présidentielle de 2007, aux côtés d’un théoricien du social-libéralisme comme Pierre Rosanvallon (voir l’appel « Le 22 avril, assumer notre responsabilité », Libération, 19-06-2007) ?, etc. etc. La critique manichéenne et néo-gauchiste des médias ressemble beaucoup à ce qu’elle dénonce, et participe aussi, ce faisant, à la dégradation intellectuelle du débat public associée au poids grandissant des médias.
Que pensez-vous des films de Pierre Carles ?
Ca dépend lesquels. Son plus beau film, sur les fragilités d’un grand intellectuel et ses engagements, est à mon avis celui sur Bourdieu : La sociologie est un sport de combat (2001). Pas vu pas pris (1998) était aussi un film intéressant, parce qu’il mettait en évidence, par le montage des interviews, le décalage entre des discours généraux, gluants de morale, et des lâchetés pratiques. Par contre, le film contre Daniel Schneidermann [le producteur d’Arrêt sur Images sur France 5], Enfin pris ? (2002), était beaucoup plus contestable, et tenait surtout du règlement de comptes personnel à l’égard de cet ancien ami de Carles. C’était tout particulièrement injuste alors que, tout en ayant des faiblesses, Arrêt sur images est une des meilleures émissions françaises de télévision, proposant justement un rapport critique aux images. Ce n’était pas le meilleur exemple de corruption médiatique, mais comme souvent dans la critique manichéenne et néo-gauchiste des médias les plus proches finissent par devenir les plus haïssables...
Mais Arrêt sur Images, n’est-ce pas une forme de soupape, une caution pour la télévision, qui peut ainsi se dire critique ?
C’est ce qui se dit dans certains milieux gauchistes. Mais, par exemple, si l’émission s’arrête, est-ce que la télévision va s’effondrer pour autant ? On m’a fait un reproche similaire sur la presse écrite : en écrivant des tribunes dans Libération ou Le Monde, je leur apporterais une caution de gauche. Un peu narcissique, comme nombre de mes collègues universitaires, mais quelque peu conscient des effets minuscules de mes interventions publiques, je crains fort que, si je ne publie plus de tribunes dans Libération et dans Le Monde, ça ne changera pas grand-chose : ni à l’état de la société capitaliste, ni même au point d’équilibre social-libéral de la ligne éditoriale de Libération et du Monde. Ce ne serait donc déjà pas des cautions ou des soupapes complètement nécessaires au maintien de l’ordre capitaliste ou de telle ou telle institution médiatique. Dans ce cas, est-ce que développer un point de vue critique dans des médias reconnus, ça ne fournit pas aussi des ressources critiques potentiellement utilisables par des lecteurs et donnant une moindre hégémonie aux discours dominants dans l’espace public ?
Tout discours critique est susceptible de « récupération » par un ordre social dominant. Face à cela il y a alors au moins deux options possibles : 1) si l’on croit que notre société fonctionne comme un « système » complètement unifié, omniprésent et omniscient, par rapport auquel il n’y a plus d’extériorité (comme dans le film Matrix), toute critique est nécessairement fonctionnalisée par « le système », est inéluctablement « récupérée », transformée en soupape et caution, qu’il s’agisse de Schneidermann sur France 5, de Corcuff dans Libération, d’Halimi dans Le Monde Diplomatique, d’Henri Maler sur le site de l’Acrimed, ou encore des articles de Rouge ou du Monde libertaire, etc. ; mais 2) si l’on pense avec Bourdieu que notre société est composée d’une pluralité d’ordres dominants (champ économique, champ politique, champ médiatique, champ intellectuel, etc.), avec des interactions mais aussi des contradictions, alors cela devient un enjeu à chaque fois ouvert que les discours minoritaires et critiques avancés dans telle ou telle institution donnent une légitimité supplémentaire à ces institutions ou, au contraire, qu’ils permettent de développer des failles critiques et des contradictions. Et si l’on pense que les démocraties libérales propres aux sociétés occidentales contemporaines ont représenté, grâce à des luttes sociales et politiques, un petit progrès par rapport aux sociétés autoritaires antérieures, qu’elles recèlent des acquis minimaux mais réels en matière de droits humains, alors on penchera encore plus facilement du côté de la deuxième option. Ce qui est mon cas.
Mais le discours d’Arrêt sur images est-il vraiment critique, par exemple lorsqu’ils mettent face à face un sociologue et une victime ?
Ça dépend des émissions. Il est vrai que le dispositif, quand il met face à face différents protagonistes, peut tendre à symétriser les discours tenus dans une forme de relativisme des points ce vue. Là-dessus Bourdieu a vu juste, car on va tendre à mettre sur le même plan des catégories de discours assez divers en en faisant de simples « opinions », qu’il s’agisse effectivement d’« opinions » ponctuellement exprimées ou de savoirs accumulés au cours de longues recherches. Il faudrait, dans le dispositif même de l’émission, pouvoir mieux distinguer différents types de discours, en resituant aux savoirs scientifiques, aux conceptualisations philosophiques comme à d’autres compétences intellectuelles leurs logiques spécifiques. Mais en même temps, on ne peut pas considérer comme anormal qu’un acteur social puisse interroger le savoir d’un sociologue à partir de son expérience. Un sans-papiers pourchassé par la police, une femme violée, un ouvrier soumis au travail à la chaîne, un jeune issu de l’immigration post-coloniale discriminé systématiquement, etc. aurait un droit légitime à la parole dans un espace démocratique idéal. Si l’on suit la philosophie politique radicalement démocratique développée par Jacques Rancière, notamment dans son livre La Mésentente [Galilée, 1995], la science ou la philosophie doivent toujours pouvoir être interrogées, en ce qui concerne la vie de la cité, par ceux qui ont été exclus des savoirs savants. Il faudrait pouvoir mettre en tension deux moments, en évitant tout à la fois le relativisme des discours et une hiérarchisation au profit des discours savants dans l’espace du débat public : 1) le moment rationaliste, qui rappelle les spécificités des savoirs scientifiques, des analyses philosophiques et d’autres compétences intellectuelles ; et 2) le moment démocratique-libertaire, qui réinsère ces éléments dans un débat public ouvert à tous, dans la perspective idéale de « l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant » comme le dit Rancière. C’est un peu dans ce sens que s’oriente modestement le dispositif des universités populaires telles qu’elles ont été relancées par Michel Onfray : 1 h de cours, puis 1h de débat à chaque séance.
Le problème des journalistes comme Schneidermann, c’est qu’ils croient un peu trop à leur neutralité, et donc qu’ils perçoivent mal les effets d’un dispositif qui tend à symétriser (et donc à relativiser) les différents points de vue mis en présence. Ça fait partie de leurs évidences. Je pense que si le cynisme existe parfois, il n’est pas si présent que ça. Le plus massif, ce sont les évidences, les habitudes, les routines, les stéréotypes, etc. Même quand il y a des manipulations explicites, elles viennent le plus souvent s’enraciner dans un socle d’évidences, au croisement d’un jeu social particulier et d’un itinéraire socio-biographique singulier.
Par exemple, lors du référendum sur le Traité Constitutionnel Européen, certains journalistes, qui croyaient « savoir », et donc pouvoir être « objectifs », étaient vraiment persuadés que si les gens étaient contre le traité, c’est qu’ils avaient mal compris, qu’ils étaient un peu bêtes, ou encore qu’ils étaient « nationalistes » et « archaïques », ou encore qu’ils avaient des arrière-pensées malhonnêtes. Je pense à quelqu’un comme Bernard Guetta sur France Inter qui semble avoir vécu cette période comme s’il était en mission pour le Bien… C’était tellement évident pour ces journalistes qu’ils ne pouvaient même pas concevoir les choses autrement. Mais il n’y a pas eu besoin que quelqu’un, dans l’ombre et cyniquement, donne des ordres pour qu’il y ait une telle hégémonie médiatique en faveur du « oui ». C’était plutôt une « orchestration sans chef d’orchestre », telle que l’envisageait Bourdieu…
Mais revenons au problème de « la caution » qu’on donnerait au Monde ou à Libération en y écrivant de temps en temps des tribunes critiques. Il me semble que souvent cette critique est nourrie de présupposés moraux, voire moralistes, d’inspiration judéo-chrétienne, qu’on devrait pouvoir à leur tour interroger de manière critique. Il m’apparaît qu’on peut entendre dans certains arguments quelque chose comme « Corcuff, en s’exprimant dans Libération et dans Le Monde, en retire des gratifications symboliques : de la reconnaissance, du plaisir d’être lu et connu, etc. ». Effectivement, si c’est parfois difficile d’écrire pour la presse (car cela ne correspond pas à mes formats universitaires habituels), une fois publié cela peut m’apporter des satisfactions, notamment quand j’ai des échos positifs de lecteurs. Mais les critiques manichéens et néo-gauchistes des médias ne retirent-ils pas aussi des satisfactions de leurs textes, qu’ils soient signés ou anonymes ? Or, pourquoi ça serait « mal » de retirer du plaisir de ce genre d’activités, comme d’autres activités (d’enseignement, de recherche, militantes, etc.) ? C’est comme si on nous disait : « ce qui est authentique suppose des sacrifices, voire de la souffrance, et tout ce qui procure du plaisir est inauthentique ». Il y aurait bien alors, implicitement, un fond de culpabilisation d’inspiration judéo-chrétienne dans ce schéma. Mais qu’a à faire une action politique que je tire ou non des satisfactions de mes interventions publiques ? Pour moi, la vraie question politique concerne plutôt l’utilité éventuelle de ces interventions, qu’elles procurent des satisfactions ou de la peine. Ici je me réfère à la notion d’« éthique de la responsabilité » chez le sociologue Max Weber [dans sa conférence de 1919 sur « Le métier et la vocation d’homme politique »], c’est-à-dire une éthique qui se pose avant tout la question des effets de ses actes. De toute façon, les analyses d’inspiration bourdieusienne de Daniel Gaxie en sociologie politique [dans « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, février 1977] ont mis en évidence que même les gens qui, dans le militantisme, font des sacrifices et rencontrent des désagréments du fait de leur engagement, ont en même temps des satisfactions, dans une certaine consolidation de l’image d’eux-mêmes, une reconnaissance par les autres, etc. Il vaudrait donc mieux se débarrasser d’un soupçon particulier dans le cas des tribunes d’intellectuels dans la presse, en évitant ainsi de nourrir ce soupçon par une valorisation judéo-chrétienne de la souffrance et d’une dévalorisation corrélative du plaisir. La question politique serait plutôt de savoir si c’est utile ou non de faire une tribune dans Le Monde ou dans Libération pour argumenter en faveur du « non » au TCE ? Et est-ce que si personne ne contre les arguments du « oui » au sein des médias les plus légitimes, ces médias vont s’effondrer et le TCE être rejeté ? Je ne pense pas...
Il faut donc se méfier du jugement moralisateur implicite qui associe automatiquement plaisir et corruption. J’ai réfléchi à tout ça, parce que ce sont des questions qu’on m’a posé : est-ce que tu as du plaisir quand ton nom apparaît dans la presse, quand des gens te lisent, quand ils parlent positivement de ce qu’ils on lu, etc. ? Je suis obligé de reconnaître ma faiblesse narcissique et de répondre que ça me procure bien quelques satisfactions. Mais cela ne veut pas dire que je vais écrire n’importe quoi, ou faire n’importe quel compromis pour avoir ces quelques satisfactions. J’ai bien démissionné de Charlie Hebdo à un moment, malgré le réel plaisir que j’avais de faire ces chroniques et la nostalgie que je continue d’en avoir... Plus largement, quand je passe du temps à écrire un livre, je préfère qu’il y ait un maximum de gens qui le lisent. Et je pense qu’Halimi aussi, fait des livres pour être lu par beaucoup de monde, c’est pour ça qu’il a publié chez Fayard, et pas chez Textuel !
Il pourrait publier chez Textuel ?
Bien sûr qu’il pourrait ! C’est une petite maison indépendante et il pourrait même publier dans la collection que je co-anime avec Daniel Bensaïd, « La discorde », mais c’est lui qui refuserait. Ainsi on a proposé à Henri Maler, l’un des principaux animateurs d’Acrimed, de faire un entretien pour le numéro de ContreTemps consacré aux médias [« Société de l’information. Faut-il avoir peu des médias ? », n°18, février 2007], numéro qui n’a pas du tout été coordonné par moi, mais par le chercheur Fabien Granjon. Dès février 2006, Henri Maler a refusé, au nom de l’ensemble de l’Acrimed. Il a notamment écrit : « Depuis plusieurs années, dans tous les médias qui lui accordent leur hospitalité et, particulièrement, dans les médias qu’Acrimed et quelques autres (PLPL en tout premier lieu) soumettent à leur critique, Philippe Corcuff, directement ou allusivement, ne manque jamais une occasion de dénoncer notre activité ». Et Maler ajoutait : « Je précise que c’est la première fois que nous nous sentons obligés de le faire, s’agissant d’un média que nous n’avons aucune raison de considérer comme collectivement hostile, bien au contraire ». Tout d’abord, je n’avais pas l’impression que c’était moi qui menait campagne contre eux... Et puis je ne suis qu’un des membres du comité de rédaction de ContreTemps, et par la suite Gilbert Achcar a bien publié dans la revue une critique virulente de mes analyses de Chomsky, proche des vues de l’Acrimed. Ainsi, depuis l’affaire du Passant Ordinaire, à chaque fois qu’on leur donne la possibilité de s’exprimer et de débattre, ils refusent. Autre exemple : des gens d’ATTAC ont proposé d’organiser un débat public entre Halimi et moi. J’ai accepté, mais le débat n’a jamais eu lieu...
Et que penser du fait que Serge Halimi publie chez Fayard ?
C’est son problème : il a peut-être raison de s’efforcer ainsi d’avoir une plus grande audience ? Mais il ne peut plus écrire que je suis un « vendu » parce que j’ai travaillé à Charlie Hebdo (journal qui appartient principalement à Philippe Val, Cabu et Bernard Maris), et qu’il incarne la pureté quand il publie chez Fayard, qui dépend de Lagardère... Il a aussi publié chez Agone, qui est petite maison d’édition critique à Marseille au catalogue très intéressant. Mais je comprends qu’il recourt à l’infrastructure Fayard, s’il veut que son livre soit mieux diffusé et vendu que chez Agone ou Textuel. Je ne l’attaque pas pour cela. Mais c’est sa thèse sur le poids omniprésent et direct des propriétaires des médias et de l’édition sur leur contenu qui ne tient pas : sa pratique personnelle chez Fayard le prouve. Il a bien pu publier chez Fayard une critique virulente du néolibéralisme et des médias avec Le grand bond en arrière. Et Le Monde diplomatique fait bien partie du groupe du Monde, journal si honni et dont le point d’équilibre politique est bien social-libéral. Et Daniel Mermet, aux émissions si stimulantes d’un point de vue critique, et qui laisse une certaine place à l’Acrimed, au Plan B ou au Monde diplomatique, travaille bien sur France Inter, si critiqué. Il y aurait donc bien du jeu dans les logiques dominantes, des marges de manœuvre critiques dans les médias les plus légitimes, des contradictions entre les ordres dominants dans notre société, la pratique même des critiques manichéens et néo-gauchistes des médias le montre contre leur théorie.
Dire que les compromis des autres « c’est sale », et taire ses propres compromis, ça ne tient pas. Ça sous-entend qu’il y aurait des purs, des gens propres qui seraient totalement extérieurs à tout ça. Or, dès qu’on commence à gratter un peu, on trouve chez tout le monde ce genre de compromis... Mais certaines personnes, quelques lecteurs particulièrement crédules, croient parfois à cette fiction de la pureté. Et c’est par ce type de personnes que j’ai été par moments insulté : soit directement sur ma boîte mail, soit sur des forums alternatifs sur internet.
Plutôt que d’alimenter contre des « adversaires » cette fiction de la pureté et les procès corrélatifs, qui donnent une tonalité néo-stalinienne à une certaine critique des médias, en passant sous silence ses propres compromis, il vaudrait mieux ouvrir un débat public et contradictoire dans les milieux radicaux sur les frontières entre compromis et compromission. Qu’est-ce qu’un compromis acceptable avec les institutions existantes, à partir du moment où aucun agent social ne peut être extérieur au monde social ? Qu’est-ce qui devient une compromission, c’est-à-dire un arrangement qui finit par compromettre les fins radicales qu’on poursuit ? Dans un monde socio-historique, contingent, marqué par l’incertitude, il n’y a vraisemblablement pas de réponse claire et définitive à de telles questions. Mais plutôt que les dénonciations réciproques tellement en vogue, l’ouverture de tels types de débats dans les différentes situations que nous traversons nous permettrait peut-être de clarifier, voire de rectifier, nos positionnements respectifs, souvent solitaires, parfois dans l’urgence, grâce à l’appui critique de la discussion. Ce serait une sorte de réflexivité critique collective en acte. Et assumer des compromis inéluctables tout en refusant des compromissions : c’est récuser la tentation du relativisme entre les différentes positions. Car s’il n’y a pas de pureté, toutes les impuretés ne se valent pas.
Lire aussi :
- Sur la télévision, P. Bourdieu.
- Les nouveaux chiens de garde, S. Halimi.