Pragmatisme et politique marxiste : fabriquer les questions que nous sommes capables de résoudre

, par PIGNARRE Philippe

Recommander cette page

On doit à Gilles Deleuze et Félix Guattari la formule souvent citée « penser par le milieu ». Mais on ignore souvent que cette formule traduit la manière dont ils ont hérité du pragmatisme américain tel qu’il a été formulé par William James et, surtout, par John Dewey le grand philosophe progressiste mort en 1952. Comment présenter en quelques lignes ce qui nous semble être le noyau rationnel de l’approche pragmatiste avant de tenter une approche pragmatiste d’une question de société dans le but de mettre à l’épreuve certaines conceptions marxistes révolutionnaires ?

Deux traits nous ont frappé à la lecture de Dewey. Les pragmatistes ne se laissent jamais convaincre par une théorie : ils travaillent sans relâche à trouver les moyens de mettre les théories à l’épreuve. Ils ne font ensuite jamais appel à la « réalité » pour mettre fin à une controverse comme un certain matérialisme voudrait laisser croire que l’on peut procéder. Pourquoi ? Si on demande à un Occidental moderne de décrire la réalité, il commencera certainement à parler du monde qui l’entoure comme l’aurait fait un Grec de l’Antiquité. Mais très rapidement un moderne et un antique parleraient de choses très différentes n’ayant plus beaucoup de rapports entre elles. Il en serait de même si on posait cette question de « la réalité » simultanément à un Occidental et à quelqu’un appartenant à une culture très différente de la nôtre. Ce que nous appelons « réalité » n’est donc pas fiable. Elle est trop mouvante, changeante : ce que nous mettons sous ce nom évolue en même temps que nos connaissances, en même temps que nous inventons des moyens nouveaux de l’agripper. Il ne s’agit pas là d’un quelconque « relativisme » comme certains matérialistes inquiets l’ont cru. Les pragmatistes ne font pas confiance à la réalité car personne ne sait ce qu’est la réalité dès que l’on s’éloigne de la banalité (et même le banal risque d’être bien différent entre des personnes de cultures différentes) ; personne ne peut prétendre parler en son nom. Cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas, mais que c’est se mettre à la place de Dieu que de parler en son nom. Les pragmatistes, s’ils ne sont pas matérialistes dans le sens que nous venons de voir, ne sont pas pour autant des idéalistes. La notion centrale de la philosophie de Dewey est celle d’expérience. C’est l’expérience (qui peut se développer aussi sous la forme de l’expérimentation) qui permet de départager. L’expérience est constitutive du rapport entre les moyens et les fins. Elle est le « milieu » des choses pour reprendre le mot de Deleuze et Guattari. Les scientifiques quand ils débattent entre eux ne se lancent d’ailleurs jamais le mot de « réalité » à la figure, ils savent qu’ils seraient vite ridicules auprès de leurs collègues s’ils prétendaient parler au nom de la réalité. Ils parlent toujours au nom de leurs « expériences » qu’ils proposent à leurs collègues de reproduire. Seules les expériences leur permettent de devenir les porte paroles des phénomènes qu’ils observent.

La notion d’expérience permet de penser dans le même mouvement ce qui est propre au travail des scientifiques et le sens commun. Il n’existe plus de coupure entre la manière dont un petit enfant explore son environnement et apprend à le maîtriser et la manière dont les scientifiques fabriquent de la pensée. C’est la mort de l’épistémologie au sens de Bachelard ou de Canguilhem (la pensée scientifique se construisant contre le sens commun). Dewey pourra à la fois écrire une Logique très ambitieuse et être à l’origine d’une école-laboratoire qui tirera tous les enseignements pédagogiques de cette notion centrale d’expérience. Cette notion d’expérience (et d’expérimentation) lui permettra aussi d’établir un lien entre la manière dont on sait que les espèces évoluent depuis Darwin et la manière dont les humains fabriquent de la pensée. Il n’y a plus de dualisme.

On a aussi pu dire assez justement que le pragmatisme était un conséquencialisme : toute proposition doit être jugée à ses conséquences. C’est évidemment un des sens du mot expérience. Le critère de la vérité est un critère pratique, quel que soit le domaine abordé : philosophique, scientifique, politique, etc. Confrontés à une question comme celle du voile à l’école, on a vu les Français, quelle que soit leur appartenance politique, essayer de décliner les principes soit de la laïcité, soit de la libération des femmes, pour tenter d’en faire découler une position logique sur le voile. Peine perdue : sur le chemin qui mène des principes à l’application pratique, de multiples bifurcations ne cessent de se présenter amenant les divers protagonistes, au sein des mêmes courants politiques y compris à l’extrême-gauche, à prendre des positions extrêmement diverses, sinon franchement contradictoires. Un pragmatiste, lui, n’aurait jugé les diverses propositions concernant le voile — comme son interdiction à l’école —, qu’à l’aune de leurs conséquences.

Même si l’exercice est assez vain, on pourrait imaginer ce que serait devenu un marxisme qui aurait rencontré, sans l’éviter, le pragmatisme. Le marxisme aurait alors peut-être évité ce que l’on pourrait appeler, pour faire vite, sa « durkheimisation ». Il est intéressant de constater que Durkheim a identifié deux ennemis irréductibles : la sociologie de Gabriel Tarde (qui a l’avantage de mettre l’accent sur la construction du social et du global à partir de micro-événements dont il faut comprendre les mécanismes de généralisation — le social n’est jamais donné, il n’explique rien mais c’est lui qui doit être expliqué) et, justement, le pragmatisme qui est avant tout une pensée du politique et de la démocratie. Le pragmatisme est l’ennemi du rationalisme qui constitue pour Durkheim le cœur du « génie français ». Mais cette rencontre entre marxisme et pragmatisme, ou plu généralement entre anticapitalisme et pragmatisme reste peut-être une œuvre à faire. C’est en tout cas le sens à donner à cette contribution.

Le pragmatisme ne suffit sans doute pas à définir une politique (je ne crois pas à la formation d’un parti qui se définirait uniquement comme un parti pragmatiste). Mais je ne vois pas non plus comment on peut faire de la politique sans être pragmatiste. Sans le pragmatisme, la politique est toujours en risque de disparition, dévorée par la théorie. Le pragmatisme devrait être un élément constitutif de toute démarche politique. Il me semble ainsi urgent de constituer une pragmatique de l’anticapitalisme. De ce point de vue le pragmatisme pourrait nous aider à échapper au risque qui menace en permanence l’anticapitalisme : la pédagogie du dévoilement. Pour cette dernière, le travail politique consiste à aider les « masses » à prendre conscience de leur situation de domination, ou d’aliénation : il suffirait de déchirer le voile pour qu’enfin le marxisme triomphe. Ce discours articule conscience et inconscient avec des mots parfois même puisés dans le vocabulaire de la psychanalyse. Cela suppose toujours un savoir constitué de manière transcendantale et déposée soit entre les mains d’une « avant-garde » (ayant accès à la science marxiste, selon la vulgate kautskyenne souvent citée par Lénine et reprise par Mandel dans ses textes sur la construction du parti révolutionnaire) soit entre les mains de sociologues éclairés par la théorie de Bourdieu. Rien n’est plus éloigné du pragmatisme que cet anticapitalisme-là. John Dewey qui, en 1939, a dirigé la commission qui a défendu Trotsky contre les accusations de Staline, a aussi discuté les thèses du fondateur de l’Armée rouge exposées dans Leur morale et la nôtre. Il y relève cette phrase :

« La moralité émancipatrice de prolétariat a un caractère révolutionnaire... Elle déduit une règle de conduite des lois de développement de la société, c’est-à-dire d’abord de la lutte des classes, la loi de toutes les lois ».

Dans ce débat sur la « fin » et les « moyens », c’est cette raison en surplomb (une nouvelle version des « vérités éternelles » que Trotsky avait pourtant dénoncé quelques paragraphes plus haut !) que Dewey refuse, à juste titre :

« puisque la lutte des classes est considérée comme le seul moyen pour atteindre la fin (l’émancipation de l’humanité) et puisque l’idée que c’est le seul moyen est atteint par déduction et non par un examen inductif des moyens et des conséquences dans leur interdépendance, le moyen, la lutte des classes, n’a pas à être examinée de manière critique au regard de ses conséquences objectives effectives. Il reçoit une absolution automatique qui l’exempt de tout examen critique ».

Trotsky avait sans doute été frappé de trouver plus « immanent » que lui dans le raisonnement sur la morale, donc certainement plus matérialiste ! Un de ces derniers textes est un télégramme où il demande à ce qu’on s’attelle à cette question du pragmatisme. Il sera assassiné avant de le faire éventuellement lui-même.

Un débat récent illustre la différence que peut créer le pragmatisme sur ce qui mérite d’être appelé « politique ». La notion de « vote utile » est, d’un point de vue politique pragmatiste, une monstruosité. Opposer « vote utile » à « vote pour ce que l’on pense » (et non pas à « vote inutile » comme on pouvait s’y attendre) devrait être considéré comme une catastrophe pour tous ceux qui veulent constituer une « politique » anticapitaliste. En fait, les « masses » seraient d’accord avec leur « avant-garde » révolutionnaire, mais ils ne le manifesteraient pas pour des raisons futiles, liées à des rapports de force, liées à des illusions qui ne seraient pas encore totalement dissipées. Du coup, ce qui est reproché aux électeurs, c’est bien de faire de la politique : manœuvrer, utiliser des moyens en calculant les conséquences qui en résulteront et non pas en fonctions de fins définies très abstraitement. On reproche aux électeurs, d’expérimenter, de penser par le milieu, et de ne pas être dans le « vrai », dans l’absolu. Bref, le paradoxe terrible est que ceux qui se considèrent comme une avant-garde reprochent aux électeurs de faire de la politique avec tout cela que cela implique alors que eux, dans le même mouvement, cessent d’en faire. D’un point de vue pragmatiste, constater que les électeurs font un « vote utile », est un sujet de réjouissance. A l’inverse, penser qu’il existe un niveau plus profond que celui de la politique telle qu’elle s’exprime dans un vote utile, et que ce niveau plus profond coïnciderait plus ou moins avec un savoir transcendantal détenu par les marxistes révolutionnaires est, pour un pragmatiste, une catastrophe. Regretter que les électeurs votent utiles, c’est-à-dire calculent les conséquences de leurs actions électorales, soient à la manœuvre, c’est se réfugier dans l’attente hypothétique du grand chambardement où enfin les « choses vraies » se révèleront. C’est confondre les tempos très particuliers du discours religieux et ceux du discours politique. Pour un pragmatiste, la politique n’est pas un travail de révélation du vrai mais de fabrication du possible. La politique est par définition anti-utopique (contrairement à la religion). Si les marxistes révolutionnaires n’apprennent pas à faire de la politique et se contentent de faire de la dénonciation, leur seul avenir est celui, inquiétant, d’une secte : vivre sur une promesse d’initiation (ici le dévoilement total ou la révolution) qui ne vient jamais.

Pour nourrir le débat sur ce que pourrait être un anticapitalisme pragmatiste, nous allons maintenant reprendre un exemple qui se situe hors de la politique électorale et concerne le travail militant quotidien : celui des prostitué(e)s. Nous allons examiner la brochure éditée par la commission femmes de la LCR sur la prostitution (« Prostitution : s’en sortir ») qui nous aidera à illustrer notre point de vue car elle se situe aux antipodes d’une démarche pragmatiste.

Les auteurs commencent en écrivant :

« Dans le contexte de la mondialisation capitaliste, la prostitution s’est répandue et développée dans le monde entier du fait de l’accroissement des inégalités économiques et sociales. » (p. 3)

C’est une manière très habituelle mais très ultimatiste de poser le problème car cela ne laisse que très peu d’espace pour des actions et des luttes : la seule solution est de mettre fin à l’accroissement « des inégalités économiques et sociales » qui est posé comme une sorte de préalable. Tout est donc renvoyé à la victoire décisive sur le capitalisme. Mais en attendant que faire ?

Les auteurs poursuivent :

« Cette distinction entre prostitution libre ou propre et prostitution forcée ou sale ramène à des choix individuels ce qui relève en réalité de rapports sociaux qui structurent notre société : les rapports entre les classes et entre les sexes. » (p. 10)

La proposition qui structure cette phrase est que le monde ne peut être vu que sous deux dimensions : celui, minuscule, des choix individuels, de l’individu (auquel correspond la psychologie) ou celui, gigantesque, des rapports entre classes et entre sexes (sociologie). On n’imagine aucun espace intermédiaire qui pourrait être celui ou peut vivre et se déployer l’action politique, ou puisse se développer le mouvement qui va et vient entre les moyens utilisés et les conséquences qui en découlent. Il ne reste plus alors que deux choix : aller chez un psychanalyse ou attendre la révolution. Les auteurs pensent décrire un progrès dans la prise en compte de la situation :

« Ne pas interdire l’exercice de la prostitution est le fruit d’une bataille des féministes qui a fait évoluer le regard porté sur les personnes prostituées. Ces dernières n’ont plus été considérées comme coupables d’inciter à la débauche et de diffuser des maladies vénériennes au sein de la population, elles n’ont plus été hors-la-loi et donc condamnées à des amendes ou des peines de prison pour prostitution, elles ont été au contraire considérées comme victimes — de difficultés socio-économiques ou encore de la violence des souteneurs ou des clients. C’est ce statut de victime qui est aujourd’hui remise en cause dans le débat sur le libre choix [...] Revendiquer le libre choix, pour les personnes prostituées, est un moyen de ne pas se sentir ou de ne pas se dire victimes, situation difficile à assumer... » (p. 9)

Le statut de « victimes » serait donc un progrès. Malheureusement la notion de victime est très ambiguë et elle est très peu présente dans la tradition marxiste et révolutionnaire, à juste titre. On ne parle jamais de la classe ouvrière comme d’une « victime », ce serait ressenti comme une dévalorisation de son potentiel politique. Pour un pragmatiste, le mot de victime a l’inconvénient de figer une catégorie de personnes dans un statut qui ne leur permet plus la moindre expérimentation. Au lieu d’être un groupe ayant un devenir, il n’y a plus que des individus enfermés dans le malheur qui les définit. Le mot victime fait aujourd’hui les bonheurs de la psychologie et on a même vu apparaître des psychologues spécialistes de « victimologie ». Ce terme a une fonction très précise : il permet de désigner des personnes qui ne sont plus capables de parler en leur nom, dont la parole est suspecte justement parce qu’elles sont victimes. Ainsi il faut trouver d’autres personnes pour parler à leur place, leur parole n’étant, par définition, pas fiable : on ne peut pas leur faire confiance. Comme celles des fous, elle ne doit pas être prise comme un témoignage intéressant sur la situation que ces personnes sont en train de vivre, mais seulement comme un symptôme d’une impuissance qui va permettre à l’expert extérieur de parler en leur nom. Comment a bien pu se faire l’introduction de la notion de victimes dans le vocabulaire révolutionnaire ? C’est peut-être que l’on avait déjà trop pris l’habitude de parler à la place des autres ! Le mot « victime » connecte un peu trop facilement la tradition marxiste avec la psychologie et l’humanisme mais l’éloigne du pragmatisme. Il est tout à fait extraordinaire que la même chose se soit passée il y a quelques années avec les toxicomanes. On pourrait ici remplacer « prostituées » par « toxicomanes » et on a le discours que la gauche tenait autrefois. Pourquoi autrefois ? Parce qu’il se trouve, qu’avec le sida, les « toxicomanes » ont pris la parole et ont exigé de ne plus être considéré comme des délinquants, ni comme des victimes, ce à quoi tenaient tant les psychanalystes qui voulaient continuer de parler (de leur souffrance !) en leur nom. Quand se sont créées les associations Limiter la casse et Auto-support des usagers de drogues, les « toxicomanes » ont demandé à ce qu’on les appelle des « usagers non repentis de drogues illégales », non pas des victimes mais des citoyens comme les autres. Ils redevenaient un groupe capable d’expérimentation.

Comment échapper à cette malédiction qui ramène tous les problèmes soit à de la psychologie, qui fabrique des victimes, soit à de la sociologie bien trop générale ? En trouvant le bon cadrage du problème qui est toujours une préoccupation pragmatiste, qui caractérise par exemple le travail des scientifiques. Penser par le milieu, c’est chercher le cadrage qui permette à un problème de se déployer sur son mode particulier, tel que l’on puisse concrètement agir : ni trop large, ni trop étroit. Si le cadrage est trop large, on aura à coup sûr raison, mais cette raison ne communiquera avec aucune possibilité originale d’action : on ne pourra avoir avec les intéressé/e/s qu’un rapport pédagogique, leur apprenant qu’ils ne sont qu’un exemple d’une situation plus générale. S’il est trop étroit, on laissera probablement échapper les dimensions du problème que l’ordre public a déjà instrumentalisées ou définies comme insignifiantes. Cadrer un problème, c’est le créer, non pas sur un mode arbitraire mais sur un mode pertinent, faisant apparaître des articulations susceptibles de susciter des appétits de changement, créant le sens des possibles là où règnent les grosses oppositions.

Mais il est impossible de trouver seuls un tel cadrage. Pour penser les devenirs possibles des consommations de drogues, il faut penser avec les usagers de drogues, ni contre eux, ni à leur place. Pour penser la prostitution, il faut certainement la penser avec les prostituées. Cette question n’est évoquée qu’une seule fois par les auteurs de la brochure mais c’est en négatif et suivi d’une précaution redoutable :

« Il ne s’agit donc pas de dénigrer la parole des personnes prostituées, notamment lorsqu’elles réclament une véritable politique sociale en leur faveur. Nous refusons, en revanche, de cautionner l’argument du libre choix qui occulte les dynamiques sociales en œuvre et qui risque de masquer l’extrême précarité dans laquelle se trouve l’ensemble des prostituées. »
(p. 11)

C’est seulement dans cette phrase allusive (« la parole des prostituées » : comment ? dans le cabinet du psychanalyste ? reprise par des journalistes ? ou dans un groupe collectif qui fabrique de la mise en politique ?) que l’on peut imaginer que les prostituées aient quelque chose dire, qui sera évidemment plus facilement pris en considération (« notamment ») si elles sont d’accord avec nous. Mais la vraie question de l’organisation des prostituées, comme il y a eu organisation des usagers de drogues, n’est pas vraiment abordée. Ainsi se condamne- t-on à penser « seul » et « sans » ; ainsi se condamne-t-on à en pas pouvoir trouver la vraie dimension du problème permettant de faire de la politique et pas seulement de la dénonciation. On s’en tient à une discussion de principes, et plus grave, à un type de discussion qui assigne ceux et celles qui la mènent à une position de pouvoir imaginaire (ce que nous ferions si nous étions au pouvoir).

En revanche, lorsque l’on apprend à penser par le milieu, à « penser avec » les protagonistes d’une situation, défini/e/s non comme victimes mais comme ceux et celles sans lesquel/le/s on ne pourra pas décoller des dénonciations, des généralités qui laissent la situation telle qu’elle, la pratique vise non à réglementer mais à transformer : c’est une pratique de transition, et elle a une puissance de propagation. Les pragmatistes sont les champions de la transition !

Ce sont d’ailleurs ceux-là même qui ont appris comment aider les usagers de drogues à s’organiser et à prendre la parole collectivement qui commencent aussi à faire ce travail avec les prostituées. Il existe des groupes d’Aides ou d’Act Up qui vont à la rencontre des prostituées au Bois de Boulogne en particulier, mais cela n’intéresse manifestement pas les auteurs de la brochure. C’est pourtant de cette expérience-là qu’il aurait aussi fallu parler pour apprendre quelque chose.

Les auteurs terminent leur brochure en se posant la question : « Faut-il pénaliser le client ? » :

« Sur cette question, deux positions sont apparues au cours du débat dans la LCR » (p. 23)

Suit l’exposé des deux positions. Mais comment va-t-on trancher ? En continuant à argumenter entre marxistes ? La méthode choisie — partir des principes — ne permet en aucun cas de tracer le chemin permettant de commencer à répondre à cette question qui ne peut être jugée qu’à ses conséquences (et qui n’est pas forcément la plus intéressante : elle nous a été soufflée par nos ennemis, et elle nous voue à nous imaginer « experts » !) et à beaucoup d’autres, plus intéressantes. Ces nouvelles questions n’apparaîtront que lorsque l’on sera entré dans une politique d’empowerment, lorsque nous aurons participé au mouvement de transformations des prostituées — au départ jugées toutes semblables parce que toutes rapportées aux mêmes grandes causes — en quelque chose de nouveau : un groupe collectif où on n’entend plus les soupirs de la victime mais où se manifeste enfin une parole articulée.

A partir du moment où une question politique commence à se déployer et est prise en charge par un collectif de personnes concernées, elle se ramifie, devient plus riche et plus compliquée – dans un sens positif. D’autres personnes ou groupes peuvent être rencontrés, s’engager dans la mobilisation et être transformés à leur tour. Il ne s’agit pas de s’en faire purement et simplement le relais, mais il devient possible de travailler autrement, d’imaginer parce que ce groupe est devenu également capable d’entendre ce qui nous importe à nous marxistes révolutionnaires : ce que nous craignons, ce que nous savons, ce que notre mémoire nous interdit d’oublier. En paraphrasant un Marx pragmatiste, on pourrait dire que les militants « ne doivent se poser que les questions qu’ils sont capables de résoudre », mais cela implique de travailler en permanence à constituer des collectifs et des groupes qui permettent non seulement de répondre aux questions mais aussi d’apprendre quelles sont les questions auxquelles il faut répondre. C’est aussi cela que veut dire penser par le milieu.

Mais pour cela il faut abandonner l’alternative : ou bien une grande cause qui rassemble, ou bien la dispersion désespérante : apprendre, construire les problèmes concrets, connecter « par le milieu » et non en faisant remonter la multiplicité des problèmes « au même », ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire « parce qu’il faut bien », en gardant la nostalgie de l’époque où tout pouvait être rapporté à la lutte des classes bien comprise. Si cette nostalgie perdure, cela ratera, comme ratent les pédagogues qui veulent « faire passer » un message indiscutable en faisant semblant de le mettre en discussion. Il faut un travail sur notre mémoire, sur toutes les « démonstrations » qui ont servi à conférer aux raisons d’être anticapitalistes le pouvoir de nous dire comment agir. Et il faut se souvenir de tous ceux que ces démonstrations ont écartés, alors qu’ils avaient vu, avant nous, leur caractère fallacieux. Il faut nous souvenir de tous ceux que le pouvoir que nous avons conféré à des raisons trop générales ont écartés, et dont nous avons expliqué l’écart par un « moralisme petit bourgeois ». Aucune pratique pragmatiste ne peut accepter un problème tel qu’il est posé, et c’est ce qui rend le monde intéressant : c’est le début de rencontres passionnantes pour les anticapitalistes, des rencontres qui leur font perdre le goût de ces solutions générales qui évitent de tenir compte des conditions particulières discutées par les intéressés eux-mêmes. Le défi d’une pratique politique pragmatiste est de les transformer en ce qu’ils n’auraient jamais du cesser d’être : des experts de situations particulières. Eux seuls peuvent nous apprendre à réfléchir intelligemment aux problèmes posés sans croire à l’avance que nous savons tout, que nous pouvons tout expliquer. Ce qui intéresse le pragmatisme c’est la manière dont on peut agripper un problème, pour le déployer ensuite dans toutes ses dimensions sans le ramener à des explications générales. Pour un pragmatiste, quand un problème ne laisse place qu’à la dénonciation, c’est le signe d’un échec. Car si la dénonciation était un moyen efficace, il y a longtemps que le capitalisme aurait crevé !

Pas de licence spécifique (droits par défaut)