Pour un « Juin 36 » allant jusqu’au bout !

, par MARCHETTI Jean-Louis

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Pendant longtemps les meetings de la LCR se sont conclus par un appel vibrant à « un Mai 68 qui aille jusqu’au bout ». C’était reconnaître implicitement que la plus grande grève de la classe ouvrière française n’avait pas tenu toutes ses promesses. A l’époque, les futurs fondateurs de la LCR signalaient sans hésiter qu’il avait manqué à la classe ouvrière un parti révolutionnaire, instrument indispensable pour accéder au pouvoir. La conquête du pouvoir par les travailleurs était un objectif évident pour tous ceux qui voulaient réellement changer le monde, changer la vie.

Aujourd’hui, le candidat de la LCR à l’élection présidentielle invoque volontiers les grèves de juin 1936 « qui ont imposé les 40 heures et les congés payés, alors que ces revendications ne figuraient pas au programme des partis du Front populaire ». Il est toujours bon de rappeler qu’aucune conquête sociale n’est possible sans qu’une mobilisation exceptionnelle des travailleurs ne contraigne les patrons à reculer. Mais si on isole les grèves de 1936 de leur contexte historique et de leur enjeu politique, on risque de passer à côté des principaux enseignements de cette période exceptionnelle.

Aux origines de la riposte ouvrière

Les grèves de juin 36 ont été le point culminant d’une contre-offensive de la classe ouvrière à deux agressions majeures. Une agression économique, dont le point de départ est la crise de 1929, qui débute aux USA et s’étend peu à peu à l’ensemble des économies capitalistes. L’explosion du chômage et la ruine d’une grande partie des classes moyennes va permettre aux patrons de s’attaquer aux salaires et aux conditions de travail et d’emploi.

Et une agression politique : en réponse à la crise économique et au mécontentement populaire, la bourgeoisie allemande a fait le choix du fascisme. Alors que Mussolini est au pouvoir en Italie depuis 1924, Hitler y accède à Berlin en 1933 et d’autres bourgeoisies en Europe commencent à envisager sérieusement cette solution. La menace fasciste pèse sur l’Europe.

La France n’est pas à l’abri. Le 6 février 1934, les groupes d’extrême droite ont tenté de prendre d’assaut l’Assemblée nationale, provoquant une émeute qui a fait 20 morts et des centaines de blessés. La CGT a appelé pour le 12 février à la grève générale « contre les menaces du fascisme ». Des millions de travailleurs sont descendus dans la rue. A Paris, les deux cortèges socialiste et communiste ont fusionné, engageant un processus de riposte unitaire.

Ce processus débouche un an plus tard sur la réunification syndicale au sein d’une centrale unique, la CGT, et sur la constitution d’une alliance électorale entre la SFIO (« section française de l’internationale ouvrière », qui était alors le nom officiel du PS), le PCF et le principal parti de la bourgeoisie de l’époque, le Parti radical. Ce front connu sous le nom de Front populaire a un objectif minimal : sauver les institutions de la République. Mais la poussée unitaire sur le plan syndical et politique va rendre confiance aux travailleurs et doper la combativité ouvrière.

« La révolution française a commencé »

Le 3 mai 1936, la coalition de Front populaire remporte les élections. Le soir même, rassemblements et manifestations fêtent la victoire dans les quartiers ouvriers, mais rien ne vient. Persuadé que « l’impatience populaire ne [le] gênera pas », Léon Blum – principal dirigeant du parti socialiste et futur président du conseil – consulte ses alliés, négocie les portefeuilles ministériels et multiplie les discours.

Le 11 mai éclatent les premières grèves, simultanément au Havre et à Toulouse ; le 14, elles touchent Courbevoie, le 18, Vénissieux et les aciéries de Longwy. Le 24 mai, ce sont 600 000 personnes qui manifestent devant le Mur des fédérés pour commémorer la Commune. Le 28 mai, Renault cesse le travail. Début juin, la grève s’étend à tout le pays et les ouvriers occupent les usines. Le 9 juin, depuis la Norvège où il est exilé, Trotski écrit son célèbre article « La révolution française a commencé ».

Dans le cadre d’une crise majeure du système capitaliste, avec le fascisme solidement installé en Italie et en Allemagne, l’enjeu est bien de trancher la question « qui doit gouverner ». Le spectre de la révolution hante tous les esprits et terrorise les patrons dont les usines sont occupées et qui sont prêts à tous les compromis pour en reprendre le contrôle.

Malheureusement, la prise du pouvoir par les travailleurs n’est au programme d’aucun des deux principaux partis ouvriers, pas plus que de la direction de la CGT. Les uns et les autres vont donc jouer leur partition pour obtenir un retour rapide à la normale. C’est la direction de la CGT qui tire la première salve. Léon Blum, qui n’a pas encore formé le gouvernement, réunit les dirigeants de la CGT et du patronat à Matignon le 7 juin. Un accord est signé dans la nuit.

Cet accord comporte l’engagement du patronat à établir des contrats collectifs de travail, des augmentations de salaires « commençant à 15 % pour les salaires les moins élevés pour arriver à 7% pour les salaires les plus élevés » et une reconnaissance des droits syndicaux au sein de l’entreprise. A peu de choses près, ce qui sortira également des accords de Grenelle en mai 1968. Pas un mot des réformes structurelles qui figurent pourtant dans le programme de la CGT.

Mais, comme ce sera le cas en 68, les travailleurs estiment que le compte n’y est pas. Malgré l’appel à la reprise de la direction confédérale, la grève se poursuit et s’étend de plus belle. Pour récupérer ses usines, le patronat s’engage alors dans des négociations de branche, qui lui coûtent beaucoup plus cher. Mais c’est le gouvernement Léon Blum, enfin formé, qui va obtenir le retour des ouvriers au travail par une série de mesures sociales contenues dans les lois votées en hâte par la Chambre des députés, le 11 puis le 12 juin.

Un débat au sein de la social-démocratie

Ces mesures ne tombent cependant pas du ciel. Pour la masse des travailleurs il s’agit d’abord de vivre mieux, dans la perspective plus lointaine d’une transformation de type socialiste, présente à une échelle très large moins de vingt ans après la victoire de la révolution russe, alors que la véritable nature du stalinisme est très loin d’être perçue. Mais pour la SFIO, elles participent d’un autre projet.

Depuis quelques années, la social-démocratie européenne tente d’élaborer un programme revendicatif et économique qui permette de répondre à la crise économique en améliorant le fonctionnement du système sans le remettre en cause, c’est à dire sans s’attaquer à la propriété privée des moyens de production. Le débat qui se mène au sein du PS et de la direction cégétiste de Léon Jouhaux oppose les partisans d’un programme revendicatif minimal qui satisfasse les revendications essentielles (et qui feraient partie de ce que l’on appelle aujourd’hui un « plan d’urgence ») et ceux qui estiment nécessaire une planification de l’économie capitaliste pour lui permettre de surmonter sa crise.

Dans l’arsenal des planificateurs, les nationalisations de certains secteurs de l’économie figurent en bonne place. Mais le Parti radical ne veut pas en entendre parler, le PCF non plus d’ailleurs. Léon Blum va donc piocher dans le programme revendicatif des mesures qui tournent autour de deux idées que nous connaissons bien :

  • la baisse du temps de travail pour contraindre les patrons à embaucher. D’où les 40 heures et les congés payés ;
  • la relance de l’économie par la consommation. C’est le bienfait attendu des augmentations de salaires...

Mais la crise économique qui demeure sans solution n’offre pas de marges de manœuvre et la bourgeoisie va s’employer aussitôt à reprendre les conquêtes ouvrières.

La contre-offensive patronale

Il n’y aura pas de nouvel « accord Matignon ». Le gouvernement choisit de légiférer, malgré les réticences du Sénat. Les grèves s’arrêtent. Les patrons récupèrent les usines et les leviers de l’économie, et ils engagent immédiatement la reconquête.

Le premier objectif est d’éviter la contagion en Europe et d’isoler la révolution espagnole qui se lève en juillet 1936 en riposte au coup d’état franquiste. C’est ce à quoi va s’employer le gouvernement de Léon Blum. La politique de non-intervention appliquée par la France et l’Angleterre organise le blocus de l’Espagne républicaine, alors que l’Italie et l’Allemagne n’hésitent pas à intervenir militairement dans la guerre civile espagnole.

Sur le plan économique, la bourgeoise ne joue pas le jeu que l’on attend d’elle. Loin de relancer la production, elle organise la fuite des capitaux. Le gouvernement s’en tient à une politique de respect des marchés et de défense du franc, c’est à dire des intérêts des rentiers.

C’est un nouveau gouvernement, nommé par la même chambre, le gouvernement Chautemps, qui va s’attaquer à la restauration des « grands équilibres financiers ». On traque le moindre sou dans la poche de l’ouvrier et on laisse les banquiers jongler avec des millions. Les augmentations de salaires sont rapidement rongées par l’inflation et l’austérité est imposée aux fonctionnaires. Les dérogations à la loi sur les 40 heures se multiplient. « L’étalement » des congés devient la règle. Mais la bourgeoisie ne se contente pas de ces premiers succès.

Les décrets-lois de Daladier

Maintenant que la menace ouvrière s’éloigne, le Front Populaire perd son utilité. Le parti radical opère un renversement d’alliance et constitue avec la droite un gouvernement de combat contre la classe ouvrière. C’est le gouvernement Daladier.

La menace de « la guerre qui vient » est l’arme utilisée pour rétablir l’ordre et « remettre les Français au travail », ce qui n’empêche pas Daladier de signer les accords de Munich avec Hitler ! Mais l’objectif est de liquider les acquis de juin 36. Sitôt les accords de Munich signés, qui ne font que rendre la guerre inévitable, c’est ce à quoi va s’attacher ce gouvernement.

Le 12 novembre 1938 Paul Reynaud, ministre des finances, déclare : « nous vivons en régime capitaliste (...) pour qu’il fonctionne, il faut obéir à ses lois. Ses lois c’est le profit, c’est le risque individuel, c’est la liberté des marchés. » Ce discours sert de préface à une série de décrets-lois qui constituent une violente attaque contre les travailleurs. C’est l’indignation dans le camp ouvrier.

Mais la direction de la CGT va canaliser la volonté de lutte de la classe ouvrière dans une ultime bataille formelle, la journée de grève du 30 novembre. Une grève sans manifestation, sans occupation d’usines, sans réunion. Une grève qui doit gêner le moins possible l’économie. Une grève pour la forme.

La grève est durement réprimée par le gouvernement et tourne au désastre. Le pouvoir et le patronat en profitent pour licencier des dizaines de milliers de militants qui ont osé les défier. Ce sera le dernier sursaut de la classe ouvrière.

Tout le monde connaît la suite. La drôle de guerre. Une partie de la bourgeoisie n’hésite pas à s’écrier « plutôt Hitler que le Front populaire » puis à saluer « la divine surprise » de la défaite. C’est finalement la chambre élue en mai 1936 qui votera les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain.

Pour changer la vie, qui doit gouverner ?

Il aura suffi de deux ans à la bourgeoisie pour prendre sa revanche. Cela aussi fait partie des leçons de juin 36. Il n’y a pas de victoire sociale sans une mobilisation exceptionnelle, dont la grève générale et l’occupation des usines, en juin 36 comme en mai 68 sont de bons exemples. Mais ce que confirment toute l’histoire contemporaine et la période que nous sommes en train de vivre, c’est que rien n’est acquis pour les travailleurs tant que la bourgeoisie conserve le pouvoir économique avec un Etat à son service.

Le seul moyen pour la classe ouvrière d’améliorer durablement sa condition, comme de résoudre l’ensemble des problèmes de l’humanité, c’est de s’emparer du pouvoir. Et pour s’emparer du pouvoir, il faut s’appuyer sur un gouvernement qui défende becs et ongles les intérêts du prolétariat.

En juin 36, les travailleurs français ont fait confiance au gouvernement du Front populaire et ils ont été trompés. Pour ne pas subir les mêmes déboires, il faudra porter au gouvernement des partis qui n’hésitent pas à s’en prendre aux intérêts de la bourgeoisie et à rompre avec les lois du système capitaliste. Voilà la leçon complète de juin 36.

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