Pour changer le monde, changer de logiciel

, par BENSAÏD Daniel

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Ce texte est issu d’une intervention de Daniel Bensaïd, le 24 mai 2000, lors d’une rencontre au Centre régional d’art contemporain de Montbéliard, autour du thème « Le monde : de 1968 à nos jours, changer le monde ou l’améliorer ».

Dans son film sur Rosa Luxemburg, Margarete von Trotta reconstitue une fête socialiste du 1er janvier 1900 à Berlin. Toutes les éminences socialistes sont là. Il règne une confiance heureuse dans le siècle qui commence. Il verra — on y croit ferme — la fin des guerres, de la misère, de l’exploitation de l’homme par l’homme. L’avenir semble ouvert aux grandes espérances d’émancipation.

Vu dans le rétroviseur, ce siècle apparaît comme « l’âge des extrêmes », un calvaire de stations aux noms sinistres : Verdun, Auschwitz, Hiroshima, la Kolyma. Plus récemment, les génocides cambodgiens et rwandais. Siècle des guerres et des révolutions, disait-on ? Les guerres sont toujours au rendez-vous. Les révolutions ont mauvaise presse. L’horizon est plombé. Comme si l’histoire s’arrêtait dans l’enfer climatisé d’un capitalisme absolu et de son éternité marchande.

Depuis le début des années quatre-vingt, la Contre-Réforme libérale bat son plein. Triste époque où le présent peint gris sur gris un cauchemar toujours recommencé. Époque opaque où le futur captif d’un passé accablant piaffe sur place.

Le temps est donc venu des réactions et des restaurations.

Ce temps de la jet-set et de la net-économie s’étourdit lui-même aux rythmes d’une danse macabre. On célèbre les béatitudes de la mondialisation. La courbe mortifère des valeurs boursières devient le critère suprême de cette humanité désolée qui cligne de l’œil devant ses propres fétiches tyranniques.

Après la défaite des révolutions de 1848, le monde a déjà connu pareille sarabande. De 1851 à 1873, ce fut une première poussée de mondialisation. Le chemin de fer, le télégraphe, la navigation à vapeur furent l’Internet et les satellites de l’époque. L’apparition de la rotative et l’impératif du tirage accompagnèrent la spéculation boursière. En moins de vingt ans, on vit naître l’agence Reuters, l’agence Cook, les guides Bedecker. Ce furent aussi, à Paris comme à Londres, les grands chantiers de l’assainissement urbain. Le tour du monde se bouclait en quatre-vingt jours. Dans cette euphorie de la technique et du progrès, les révolutions se mirent au goût ferroviaire du jour en revêtant la métaphore des « locomotives de l’histoire ».

Pourtant, ce fut aussi le temps des guerres (guerres de Crimée, de Sécession, d’Italie) ; des grandes répressions coloniales en Inde, en Chine, en Algérie, à la Jamaïque ; de la mise au travail forcé et de l’écocide industriel. La spéculation déboucha sur des faillites retentissantes, sur des scandales spéculatifs, sur la guerre franco-allemande de 1870, et sur la Commune de Paris noyée dans le sang.

Cette grande poussée de la mondialisation impériale et marchande eut aussi pour effet une mondialisation des résistances, symbolisée par la fondation de la Ire Internationale des travailleurs.

Le capital ne régnait encore que sur une petite partie de la planète.

Mais le mouvement était lancé. Puissance sociale impersonnelle, le capital accélère ses rotations, conquiert les grands espaces. Il tend à « l’exploitation du marché mondial ». Il enlève déjà à l’industrie sa base nationale. Il engendre de nouveaux besoins et développe une interdépendance universelle des productions matérielles comme des productions de l’esprit.

Nous sommes parvenus aujourd’hui à une nouvelle étape de cette odyssée.

Les classes dominantes ont surmonté la grande peur consécutive à la Deuxième Guerre mondiale. Depuis vingt ans, elles sont passées à l’offensive sur tous les fronts : destruction des droits sociaux, nouvelles disciplines du travail grâce à la mise en œuvre de nouvelles technologies, suprématie militaire sans partage grâce au monopole sur les brevets et les armes de destruction massive.

Le monde n’est pas plus sûr, plus juste, et plus pacifique pour autant. Il est même encore plus inégal, brutal, et violent. Une partie importante des pays que l’on disait en voie de développement rechute dans le sous-développement. De nouvelles formes de dépendance, techniques et culturelles, s’ajoutent aux anciennes. La faim fait quarante millions de morts par an. Plus de 800 millions de personnes souffrent de malnutrition. Plus d’un milliard et demi manque d’eau potable. Les enfants sont les premières victimes des épidémies et des guerres qui ravagent les contrées les plus pauvres. Le réchauffement de la planète menace les plus vulnérables de catastrophes alimentaires et sanitaires.

En proie aux mafias et aux nouveaux riches, la Russie fait un grand bond en arrière dans la quart-mondisation.

Le démantèlement méthodique du droit du travail et de la protection sociale au nom de la refondation sociale développe les inégalités au sein même des pays riches. Chômage, exclusions, précarités : le Sud est désormais dans le Nord. Aux États-Unis, la gestion pénale de la pauvreté se traduit par une population carcérale de 1,5 million de détenus (ce qui, proportionnellement, signifierait en France entre 300 000 et 400 000 prisonniers !).

Cette logique libérale est celle d’une privatisation généralisée du monde. Non seulement des entreprises publiques, mais de la santé, de l’éducation, de la culture, de l’espace. De l’air, avec le projet d’un marché des droits à polluer. Du vivant, avec les visées de brevetage et d’exploitation privée des découvertes sur le génome. Du droit, avec l’affaiblissement de la loi commune au profit des contrats privés. De la violence, avec la prolifération de milices et entreprises de sécurité. De la solidarité, avec le recul de la Sécurité sociale devant les fonds de pension qui jouent les retraites à la roulette boursière.

Dans cette foire aux apparences et aux vanités, la fonction critique de l’art s’émousse. Le dépeçage méthodique de l’espace public met en péril la vie démocratique. À quoi bon voter, lorsque les gouvernants eux-mêmes se réfugient derrière les diktats et les caprices des marchés financiers. Cette crise de la citoyenneté — dont on invoque d’autant plus le nom que son contenu devient introuvable — a pour contrepartie les paniques identitaires et les affrontements communautaires. La politique, menacée de disparition entre les automatismes marchands et les prêches moralisants, s’ethnicise et se confessionnalise. La guerre de tous contre tous, la guerre des religions et des tribus, n’est que l’envers logique d’une mondialisation marchande qui dissout les différences dans une diversité indifférente.

Le siècle qui s’achève fut donc un siècle de mise à l’épreuve des attentes d’émancipation universelle. Le XIXe avait vu, entre 1848 et 1863, une apothéose de l’humanisme classique, avec l’abolition de l’esclavage et du servage. L’héritage des Lumières signifiait un accès à la dignité, une visée du bonheur, un universalisme des droits de l’homme et des droits sociaux. Cette aspiration s’est heurtée aux conséquences de la concurrence et de la révolution industrielle. L’économie morale et sociale n’y a pas résisté.

Tout comme Hegel avait pu voir dans la Révolution française un magnifique lever de soleil, les « dix jours qui ébranlèrent le monde » ont diffusé sur tous les continents leur message de libération. Au seuil du nouveau millénaire, personne ne sort indemne du désastre et des désillusions. Les mots eux-mêmes sont malades. Comme si le triomphe d’une nouvelle langue infernale nous obligeait à réapprendre ce que parler veut dire.

Le cadavre décomposé de la Révolution d’Octobre a empuanti le siècle achevé. L’éclaircissement des déraisons jumelles du stalinisme et du nazisme ne relève pas d’un pieux devoir de mémoire, mais d’un travail de compréhension nécessaire d’un triple point de vue. Pour le passé : l’histoire n’est pas un récit délirant, plein de bruit et de fureur, mais le résultat intelligible de phénomènes sociaux. Pour le présent : les conséquences en chaîne de la contre-révolution bureaucratique des années trente en Russie ont contaminé l’époque entière, et durablement perverti le mouvement ouvrier international. Pour le futur enfin : le préjudice porté par cette contre-révolution au rêve d’émancipation sociale pèsera longtemps encore sur les épaules des nouvelles générations.

Comme l’écrit Éric Hobsbawn : « On ne saurait comprendre l’histoire du court XXe siècle sans la révolution russe et ses effets directs et indirects. » Son Âge des extrêmes, si utile soit-il, n’en demeure pas moins prisonnier des limites d’une « histoire historienne », alors que nous avons besoin plus que jamais d’une histoire stratégique qui rétablisse la part des possibles et des bifurcations. Dans Trotski vivant, Pierre Naville souligne fortement ce rapport critique de la politique à l’histoire : « Les avocats du fait accompli, quels qu’ils soient, ne manquent jamais. C’est que les historiens, paradoxalement, ont une vue plus courte que les hommes politiques ». Quand le mouvement va de l’avant, ils trouvent naturel le sens de l’événement, mais quand il faudrait savoir aller à contre-courant, ils lui cherchent querelle en traquant le contretemps, l’action prématurée, l’excès de volonté : « Cela donne à l’historien la possibilité d’étaler sa sagesse rétrospective en énumérant et cataloguant les omissions, les fautes, les maladresses. “Ces historiens du fait accompli” s’abstiennent d’indiquer la voie juste qui aurait permis de conduire un modéré à la victoire ou, au contraire, la politique révolutionnaire raisonnable qui aurait pu l’emporter dans une période thermidorienne. »

Comme l’histoire qui se fait, au jour le jour, n’attend pas le résultat de ces méditations, il faut garder le fil rouge qui permet de démêler la pelote, de plus en plus embrouillée, de notre époque désastreuse. À un journaliste qui lui demandait quelle valeur de gauche il faudrait promouvoir d’urgence, Marguerite Duras répondit simplement : « La lutte des classes. » « Pardon ? », demanda l’interlocuteur interloqué. « À part rétablir la lutte des classes, je ne vois pas… », insista-t-elle. C’était en 1992. En ce début de siècle obscur, l’impératif de Marguerite s’impose avec plus d’urgence que jamais. Plus le front de classe se brouille et se défait, plus nous aurons les conflits sans merci et les guerres absolues, des nations, des tribus et des religions. C’est une catastrophe qu’il est encore temps de conjurer.

Depuis quelques années, les vents ont pourtant commencé à tourner. S’il en fallait un signe irréfutable, il suffit de constater que Bernard-Henri Lévy n’écrit plus sur Aron mais sur Sartre. L’esprit de Seattle s’est mis à souffler. Et son message court la planète : « Le monde n’est pas une marchandise ! »

La formule est à prendre au sérieux. Au pied de la lettre, même. S’il n’est pas une marchandise, quel est-il, le monde ? Que doit-on souhaiter qu’il devienne ? Et quelle humanité entendons-nous devenir ?

Les épidémies, les peurs alimentaires, les catastrophes humanitaires et écologiques sont les symptômes les plus criants d’un désastre annoncé. Le monde pourrit à mesure qu’il se mondialise. Il va sur la tête. Il est hors de ses gonds, désajusté. Son étalon et sa mesure ne permettent plus de régler les échanges entre les hommes entre eux, ni entre l’espèce et ses conditions improbables de survie et de reproduction.

La mesure ? L’étalon ? La commune mesure du capital, sa mesure de toute chose, est celle de la valeur, du temps de travail abstrait. Celle de l’horloge qui spatialise et découpe un temps homogène et vide. Cette mesure devient inadéquate et irrationnelle. Alors que les gains de productivité permettent de produire en une heure ce que l’on produisait naguère en dix heures, alors que le travail est de plus en plus socialisé et de plus en plus complexe, alors qu’il incorpore de plus en plus de travail mort sous forme de connaissances et de savoir accumulés, comment réduire toute cette richesse sociale à sa mesure marchande. Dès 1858, Marx annonçait que cette mesure misérable serait cause de convulsions et de violences encore inconnues.

Comment confier aux arbitrages immédiats du marché, la relation de la société à son environnement, alors que les questions écologiques majeures (modification du climat, maintien de la diversité des espèces, sauvegarde de la fertilité des sols, gestion de l’eau, entretien des forêts, développement des énergies, stockage des déchets) relèvent du temps long, de rythmes séculaires ou millénaires ?

Comment confier à la gestion marchande, par le biais du brevetage et de l’exploitation privée, le patrimoine commun génétique, l’usage médicinal des plantes, la recherche sur l’embryon humain et le clonage. À quand un marché des clones des gènes ? Celui des organes et du sang fonctionne déjà. Quelle humanité de science-fiction pourrait bien naître de cette alchimie marchande ?

Comment et pourquoi attribuer à l’exploitation privée des savoirs, des savoir-faire, des connaissances, qui sont le résultat d’une recherche collective (souvent sur fonds publics) accumulés au fil des générations ? Cette privatisation du savoir ira forcément de pair avec une privatisation et une concentration sans précédent du pouvoir.

Le monde n’est pas une marchandise ? Cela doit vouloir dire très concrètement que la culture, la santé, l’éducation, le vivant, la recherche, ne sont pas (ne doivent pas être) des marchandises. La seule alternative possible à cette logique marchande est celle du bien commun, du service public, de l’appropriation sociale. L’ancien commissaire européen, Ricardo Petrella, développe cette idée du « bien commun » : la terre, l’air, l’eau, sont des biens communs de l’humanité, tout comme le vivant. Les grèves de l’hiver 1995 ont mis à l’ordre du jour une défense du service public et de la solidarité sociale. Cela signifie plus généralement que l’appropriation sociale démocratique doit prendre le pas sur le pouvoir discrétionnaire de la propriété privée.

Les déceptions et les défaites du siècle écoulé ne seront pas effacées d’un coup d’épongé magique en quelques années. Les espérances renaissent à ras-du-sol. Ce sera long, disait le prophète Jérémie.

Pourtant, la mondialisation des résistances apparaît à Seattle, Millau ou Prague. Internet peut aussi devenir l’outil d’un nouvel internationalisme. Confrontés aux grands semenciers producteurs d’organismes génétiquement modifiés, comme Novartis ou Monsanto, les paysans français du Larzac se découvrent une cause commune avec les sans-terre du Brésil, avec les paysans indiens, ou avec les paysans mexicains expropriés. Les nouveaux syndicalistes coréens dialoguent presque chaque jour avec les brésiliens.

Améliorer le monde ou le changer ? Pour l’améliorer, il devient plus que jamais nécessaire de le changer. L’impuissance de l’Organisation des Nations unies ou les lamentations impuissantes des dirigeants de la Banque mondiale devant la pauvreté et les inégalités, le confirment amplement. Il faut donc changer le monde, ou, pour le dire avec les mots d’aujourd’hui, changer de logiciel.

2000

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