Ordre naturel, ordre social

, par Rédaction des Cahiers du Féminisme

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Ce numéro des Cahiers du féminisme est un numéro « hors-série », pour plusieurs raisons. D’abord il est le fruit d’une réflexion commune menée conjointement par l’équipe de rédaction des Cahiers et des militant(e)s de la commission des homosexualités de la LCR. Dans le cadre de l’université d’été, à l’occasion d’un cycle de formation consacré à la question de la domination masculine, de la définition des genres, de débats sur l’histoire du mouvement gay et lesbien, ou le sens des projets gouvernementaux concernant la famille et les couples homosexuels, nous avons pu constater une grande convergence dans notre réflexion et nos questionnements ; c’est pourquoi nous avons décidé de donner pour l’occasion un sous-titre aux Cahiers du Féminisme qui deviennent donc Cahiers du féminisme, et de la fierté gay et lesbienne. Pour nous, la remise en cause de la domination masculine nécessite non seulement de changer les rapports traditionnels entre les hommes et les femmes mais également la définition normative des sexes, ou plutôt des genres. Pour de nombreuses personnes encore, avoir tel ou tel sexe biologique, suffit à définir tout « naturellement », ses choix sexuels, sa place et son rôle dans la société, etc. Mais sous l’influence des mouvements féministes et homosexuels (après celle de certains psychologues et anthropologues), ces fameuses évidences ont été balayées. On peut être un homme ou une femme et aimer quelqu’un de son propre sexe. On peut être un homme et prendre du plaisir à s’occuper d’enfants ; on peut être une femme et choisir d’investir prioritairement son énergie dans une activité professionnelle ou la politique, etc. Pour introduire cette distance entre le sexe biologique et le sexe psycho-social (résultat de l’éducation et de la socialisation subies par les individu(e)s), les chercheuses féministes anglo-saxonnes ont utilisé le concept de genre, repris aujourd’hui sur le plan international. Deux exemples empruntés à la littérature anthropologique suffiront à illustrer notre propos : Chez les Inuit (population de culture eskimo [1]), certains enfants pouvaient être « changés de sexe » à la naissance pour permettre la réincarnation de tel ou tel ancêtre disparu. Un petit garçon pouvait être ainsi élevé en petite fille et inversement une petite fille élevée en petit garçon et devenir au fil des années, un excellent chasseur. Par ailleurs, comme le rappelle Nicole-Claude Mathieu, on connait une trentaine de sociétés africaines (anciennes ou actuelles) dans lesquels se prati quent des mariages entre femmes, « pour assurer la continuité d’un lignage agnatique (patrilinéaire) en l’absence d’un mâle (décédé ou inexistant). Une femme, en payant la compensation matrimoniale, épousera alors, en tant que mari [...], une autre femme, qui produira des enfants avec un homme qui n’est que le géniteur et n’a aucun droit sur eux » [2] N. CL. Mathieu souligne que dans ces mariages, la femme-mari, malgré son sexe, hérite des prérogatives sociales du genre masculin sur le genre féminin et en détient les privilèges... On voit ainsi tout l’intérêt de distinguer le sexe du genre. Et si les conservateurs s’agitent tant à propos du PACS ou d’un éventuel mariage entre homosexuels, ce n’est pas parce qu’ils craignent la mise en cause de la différence sexuelle dans la reproduction (qui elle est toujours nécessaire, pour l’instant du moins), mais parce que cela risque de bousculer un peu plus les normes et les prérogatives sociales attachées aux différents genres dans la famille.

Nous en venons au deuxième grand point d’accord entre l’équipe des Cahiers et la commission des homosexualités : la famille ne relève pas de phénomènes « naturels » comme la grossesse ou les tremblements de terre. C’est une institution sociale dont les formes varient considérablement d’une société à l’autre. Il ne s’agit donc pas de s’interroger pour savoir si les réformes proposées mettent en péril la « famille », comme pilier « naturel » de toute la société mais si elles accroissent l’égalité entre tous les individus, quelle que soit leur orientation sexuelle, quel que soit leur genre, masculin ou féminin. Ce sont des choix de société que nous devons discuter en tant que tels et c’est ce que nous vous proposons avec ce dossier.

Ce numéro est enfin exceptionnel dans la mesure où il ne débute pas une nouvelle série des Cahiers du féminisme. Tel est le constat réaliste que nous devons faire, après plus d’un an d’interruption. Nous n’en continuerons pas moins à intervenir dans les débats, même si c’est avec des moyens plus modestes. N’hésitez donc pas à nous faire part de vos réactions...

Le 2 novembre 1998

Notes

[1Joëlle Robert-Lamblin : « Influence de l’éducation sur l’identité sexuelle, un exemple chez les Inuit », dans Côtés femmes, approches ethnologiques, édi. L’Harmattan, 1986.

[2N. C. Mathieu : « Identité sexuelle, sexuée, de sexe, trois modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre », dans L’Anatomie politique, édi. Côté-femmes, 1991.

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