Mon parcours (CGT puis FSU)

, par GODARD Pierre

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(CGT puis FSU Eboueurs Municipaux, Marseille)
Né le 20 août 1951 à Marseille (« même si je n’ai pas l’accent ! »)

Je viens d’une famille chrétienne qui se radicalise à gauche, au moment où une partie de ce monde catholique évolue, notamment sur la question de l’Algérie, vers des positions Algérie française. Mes parents évoluent au contraire vers des positions modérément militantes, en participant à des associations caritatives qui soutiennent les combats des Algériens. Ce n’était pas Témoignage chrétien ; je ne me souviens plus du nom, mais je le retrouverai.

Parmi les gens de ces réseaux, certains sont allés assez loin, jusqu’à être des porteurs de valises. Un de nos voisins, entre autres, a eu sa maison plastiquée ; nous avons hérité de leur fils pendant six mois.

Cette évolution date d’avant 68, et se combine avec d’autres évolutions. C’était au départ une famille très chrétienne, mais la contestation de l’église et de tout son bazar y monte avant 68. Et ma sœur, au lycée, rencontre des gens assez intéressants, qui étaient grosso modo des « Italiens », c’est-à-dire des militants communistes dont Breton, le critique littéraire de La Marseillaise, et Debonis, critique dans La Nouvelle Critique (une revue dans ce genre). Ainsi, sur la question du Vietnam, qui constituait un discriminant important avant 68, ils étaient favorables à l’unité de tous les courants, en solidarité avec la révolution vietnamienne.

  • À partir de quand ton père est-il conseiller municipal ?

Bien plus tard.

Les jeunes lycéens, à l’époque, se politisaient essentiellement à travers le cinéma, les débats sur la critique des films. J’étais alors au lycée Pierre Puget. Je m’intéresse à la politique, même si ce n’est pas ma passion exclusive. Mais c’est passionnant d’aller voir les films en bande, d’en discuter pendant des jours et des heures, quand on a quinze ou seize ans, à cette époque, c’est mieux que bien d’autres aventures humaines.

Arrive Mai 68. J’ai dix-sept ans. Quand ça se déclenche à Paris, nous écoutions la radio, comme tout le monde, avec mes parents à la maison. Ce sont des moments très importants : tous couchés autour du transistor, en train d’écouter la nuit des Barricades. D’autant plus qu’un des reporters d’Europe1 était Julien Besançon, et qu’il habitait le Cabot, alors que j’habitais la Panouse, à l’époque un coin extrêmement populaire (alors que c’est maintenant archi bourge) et communisant. La femme de Julien Besançon avait de la famille entre le Cabot et Sainte-Marguerite, et nous écoutions en famille Julien Besançon raconter Mai 68. Ça commence comme ça.

Dans mon lycée, il ne se passe pas grand chose. Le directeur est un phénomène : un Maurrassien qui traversait la cour en gants noirs et une sorte de cravache. Il balayait devant lui avec cette cravache parce que personne ne devait l’approcher. A l’époque, il y avait un intendant connu, Pipette, qui, lui, était communisant ou communiste, et un prof nommé Pugnier, avec qui j’avais une accroche sympathique et à qui j’avais dit que je souhaitais lire Le Capital et que je n’y arrivais pas. Il était dans une cellule du parti communiste, et avait une certaine aura car il était critique du PC, avec toutes les prudences de l’époque. Et c’est le tout premier mec qui m’a pris à part : « Je ne devrais pas te le dire, mais lis les quatre tomes du Traité d’économie marxiste de Mandel. Mais ne dis pas que c’est moi qui te l’ai conseillé. »

Et il y avait un pion, un type adorable dont j’ai oublié le nom, qui était situationniste. Il entreprend de me faire lire Debord, des trucs comme ça, et surtout me dit : « Il y a un mec que j’aime bien et que je voudrais que tu connaisses : Robert Mencherini. » Mais je ne rencontre pas Robert Mencherini en 1968.

En 68, dans mon lycée, il ne se passe pas grand chose. Les gauchistes, je ne les aime pas beaucoup. Le PC ne m’intéresse pas des tonnes ; j’y perçois très vite les rapports hiérarchiques. Même dans la bande des jeunes, par moment, des bonzes viennent dire : Fermez vos gueules ! » à propos de tel ou tel film, en indiquant la lecture juste. Mais je suis toujours attiré par les débats de ces gens-là.

En 68, je fais deux ou trois choses dont je me souviens bien. Je vais au lycée Thiers et je n’y trouve pas mon bonheur. Mais, la nuit du 30 mai, avec mon père qui était engagé dans un club appelé « Démocratie nouvelle », nous allons aider les dirigeants de la CFDT (en particulier un qui vit encore et que j’aime bien, Jean Michel, dirigeant des cheminots), à débarrasser les fichiers et les archives de la CFDT qui se trouvaient à l’époque aux Réformés. Dans la nuit, dans une Marseille complètement vide, nous planquons ces archives chez différents militants.

  • Pourquoi font-ils ça ?

C’est la nuit où De Gaulle est à Baden-Baden. Plus personne ne sait ce qui se passe.

Sur la grève ouvrière, j’ai plus appris par la suite et ces derniers temps que sur le tas. Je la constate mais ça ne me passionne. Mon vécu de Mai 68 est un vécu de jeune homme qui découvre… Nous vivions sur un chantier perpétuel de préfabrication des éléments de l’entreprise Bruno Rosland. C’est là que je me suis ratiboisé les quatre doigts. Ce chantier, sans aucun syndicat, où les quelques ouvriers maghrébins étaient séparés des autres, qui étaient séparés des cols blancs, arrête le travail car tout est paralysé (ils ne se mettent pas en grève). Ils se mettent à manger ensemble. Il y avait une ferme à côté, ils y achetaient de la viande. Une vraie fraternité s’est créée, qui a duré très longtemps avec certains d’entre eux. Mon Mai 68, c’est ça.

L’élément très fort, par la suite, c’est le 20 août (date de mon anniversaire). Je travaillais comme arpette maçon, et je me levais très tôt pour aller travailler. J’allume la radio à six heures du matin, et j’apprends les tanks dans les rues de Prague. J’avais suivi cette affaire de Prague avec intérêt, et l’affaire des chars ne passe pas. Je suis allé réveiller mes parents pour les informer.

À la rentrée de 68, il se passe plusieurs choses.

Je vais à un débat au Tahiti, à l’appel du PC et des JC, où Lucien Sève, que j’aimais bien, qui appartenait au groupe qui avait contribué, directement et indirectement, à notre formation politique, dit texto : « Je reviens de Prague et j’ai vu des gens distribuer des poignées de dollars aux jeunes pour foutre la merde, etc. » Sève dit cela devant une salle de cent personnes et moi, c’est plus fort que moi, même très mal outillé politiquement, j’ouvre ma gueule : « Quand bien même ce que tu racontes serait vrai (ce qui est impensable, avec toute la police qu’il y a là-bas), ça ne pourrait être qu’anecdotique. Ce n’est pas acceptable de dire cela. » Gros malaise. Le service d’ordre des JC se rapproche de moi, et Gilbert Copilia, de la LCR, vient discrètement et me branche : « C’est bien, ce que tu as dit. Il faudrait qu’on discute… » Et nous lions conversation, assez longtemps.

Deuxième événement : à la rentrée 68, ça se passe mal au lycée Pierre Puget où le proviseur maurassien exige grosso modo que ceux qui sont d’accord se rangent à droite, et ceux qui veulent foutre la merde se rangent à gauche, dans la cour, et menace de jeter un encrier à la figure de mon père. Je suis « échangé » contre trois ou quatre élèves de Perrier, où je suis donc muté.

L’autre grande nouvelle de 68, c’est que, de cancre, je deviens un très bon élève, en l’espace d’un an. J’ai envie d’être étudiant. Je démarre la rentrée 68 avec 8 de moyenne ; au deuxième trimestre, 10 de moyenne ; au troisième trimestre, 12 de moyenne. C’est un phénomène absolument extraordinaire, et je finis deux ans plus tard avec une mention au Bac. Alors même que, si je n’avais pas été fils de prof, je ne serais jamais passé en sixième, puis en cinquième, etc.

  • Tu n’aimais pas les études.

Voilà. Et je me rattrape (il faut le faire) très tardivement, en fin de troisième.

Je me retrouve à Perrier, lycée assez bourgeois, où je monte un comité… Je rencontre Robert Mencherini, qui est pion. Robert, à l’époque, est un personnage tout en richesse et en finesse, déjà, avec lequel je noue une conversation. Il me fait lire la brochure Rouge sur les Polonais Kuron et Modzelewski. Traumatisé par l’affaire du 20 août ; j’avais lu les quatre tomes de Mandel… les choses commençaient à s’agglomérer ; je devenais trotskisant. Mais je ne supportais pas l’extrême gauche qui se maoïsait à outrance. Au lycée, j’avais mis en place un comité Rouge, qui comptait quarante à cinquante membres. Les maos font une scission du groupe, d’environ 37 sur 40. Boum, terrain dégagé. Mais je tiens bon, tout en étant très emmerdé, car je vais à la corpo, au Secours rouge, à la fac avec les maos ; c’était l’horreur absolue, à dégueuler.

Je me souviens que tout me débectait dans l’image que j’avais de l’extrême gauche. En plus, j’étais très influencé par mon père qui, lui, avait renforcé son adhésion au club « Démocratie nouvelle » (il n’était pas encore au PS). Il se rapprochait du PS, par des contacts avec des gens comme le Rocard de l’époque PSU, qu’il rencontrait à travers son club, comme Philippe Joutard, l’historien qui était dans le club « Démocratie nouvelle » à Marseille (un mec que j’ai bien connu et bien aimé), ou comme Alain Savary, qui est venu fréquemment. Je me souviens de polémiques sur Rosa Luxemburg avec Alain Savary… ça valait son pesant de cacahouètes.

Pour l’extrême gauche, j’étais un droitier, ce qui est indiscutable. Pour le PC, ce n’était plus possible. Le PS des Bouches du Rhône, Defferre et compagnie, ce n’était pas envisageable non plus. Donc, je reste dans un merdier pénible ; ce n’était pas simple et je ne le vivais pas très bien. Les maos qui me font une scission de mon groupe…

  • À ce moment, la Ligue ne veut pas de toi.

La Ligue est petite, minoritaire sur la place marseillaise. C’est l’OCT qui est majoritaire. Je rencontre Joshua à la rentrée 69. C’est à la fois fascinant et tétanisant, car l’ami Samy ne faisait pas de cadeaux, et je n’étais pas armé pour une polémique avec lui, tu t’en doutes. Je reste dans la merde, une année très pénible.

En 1971, Mencherini m’invite chez lui, à Aubagne, pour travailler. Chez lui, je découvre Nicole Mencherini, alias Euriale, qui a été, dans ma vie, quelqu’un d’influent et de riche, par l’exemple et par les combats. Je travaillais avec Robert, à l’entrée de la maison. Passe une jeune fille brune ; c’était Gilda, et j’ai vécu quinze ans avec elle… enfin, comme on pouvait vivre à l’époque. Nous n’avons pas vécu ensemble, mais avons été compagnons.

  • Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

Elle a adopté un petit gosse vietnamien, il y a une dizaine d’années. Elle habite Marseille. Elle est en grosse difficulté avec le gosse.

La Ligue me fait savoir que l’intégration est difficile, parce que je suis vraiment trop droitier. Blague à part, je leur donne raison ; j’étais un curieux révolutionnaire. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la politique, le premier livre que j’aie lu, c’était les Mémoires de De Gaulle (je dis toujours qu’il y a pire). En fait, ensuite, les vrais premiers livres politiques, c’est Malraux, toute la collection, une mémoire somme toute classique de notre époque. J’étais un droitier : par rapport à l’histoire de la révolution, de l’abolition de la propriété privée, etc., j’étais sur des bases jauressiennes radicales, c’est-à-dire toute la république sociale. Je ne l’exprimais pas comme ça, car Jaurès était très dévalué à l’époque, mais j’étais sur ces positions et, pour la Ligue, ça tranchait.

Je leur fais un coup pendable. Je redonne rendez-vous à Joshua, et je lui dis que la Ligue ne veut pas de moi. Au fond de moi, j’ai le souvenir que j’aurais peut-être pu aller à l’OCT, mais il y avait quand même toute une aile de l’OCT qui était maoisante. Or, pour moi, le maoisme était dans le sac du stalinisme ; c’était une lecture un peu sectaire, mais pas fausse sur l’essentiel. Fondamentalement, le guide suprême, tous ces machins, ça ne m’allait vraiment pas du tout. Et l’adulation, ça ne m’allait.

En même temps, tout doucement, je deviens un vrai trotskiste, fasciné par le personnage de Trotski, infiniment plus que par Lénine. Je lis beaucoup de choses, par exemple toute la collection de Pierre Broué parue aux éditions de Minuit, sur la révolution allemande, sur Trotski, sur la révolution espagnole… Je lis énormément. Et tous les bouquins sur la Shoah, un secteur de lecture important (Rousset, etc.) et sur le goulag. C’est un fondamental de formation… Victor Serge, Jan Valtin… tout cela m’habite complètement. En plus, lu sous l’angle du danger du système issu de la révolution, et critique sur le parti unique, etc.

Ce qui fait que ma place est constamment celle d’un droitier (tu dois l’avoir en mémoire).

  • Godard, c’est un peu son père.

Ce qui ferait certainement grand plaisir à mon père, car il pense que ce n’est pas cela.

En fait, ce n’était pas ça, de par l’histoire familiale. Ma mère, elle, évolue vers le féminisme. Elle rencontre des gens comme Antoinette Fouque, etc., toute une bande de maoisantes qui m’énervent au dernier degré, en même temps très intéressantes, qui font un vrai boulot et s’autonomisent à partir de rien. Avec le niveau BEPC, elle élève six enfants et, un beau jour, dit que c’est fini et se forme intellectuellement.

Mon père, lui, m’amène à rencontrer des gens intéressants, par exemple Savary avec lequel j’ai passé dix soirées à polémiquer de tout. Ce mec inspirait le respect, ce qui me manque terriblement aujourd’hui, dans le champ politique, au PC ou au PS, etc., c’est de rencontrer des gens de cette qualité morale. Ils ont disparu, et c’est assez insupportable.

J’intègre la Ligue dans les semaines qui suivent ma plaisanterie, quand j’ai dit que j’allais à l’OCT. Sous surveillance, mais c’est franc, au moins. Robert joue un rôle déterminant dans cette intégration. Je suis intégré dans une cellule avec toute la bande du CNRS.

  • Qu’est-ce qu’il est devenu, Tellier ?

Je vois son fils ; lui, on le voit une fois par an dans les manifs exceptionnelles. Je ne sais pas trop.

Je suis donc intégré dans une cellule solide, mais on me dit franchement qu’il s’agit de me mettre un peu de substance révolutionnaire dans la tronche. Ça se passe assez bien et nous nous retrouvons sur Saint-Charles, confrontés à l’OCT, aux maos.

Autre élément important : en 1973, je deviens éboueur.

  • Avant, tu es à la fac.

Je suis au lycée Perrier. Je passe le Bac avec mention, d’une manière amusante : juste ce qu’il fallait à l’écrit ; à l’oral, je tombe sur un mec de droite, avec un sujet vraiment… Gabriel Russier, et je lui fais le déroulé gauchiste. J’avais lu William Reich, etc. Le type me dit : « Je suis catastrophé par tout ce que vous me racontez, mais… 18. » En histoire-géo, je tombe sur l’agriculture en URSS [rires] et en physique, sur la théorie des quanta.

Donc, avec tout ça, j’ai le Bac avec mention et je me retrouve à la fac… non, pire, je me retrouve en préparation Agro à Thiers. Je tiens une semaine, après laquelle j’avais déjà trois cahiers de retard. Je dégage sur la fac Saint-Charles, en chimie/biologie (CDBG, à l’époque). Là, mouvance d’extrême gauche plein pot. La Ligue est nettement minoritaire, ce qui n’était pas le cas à Aix. Nous étions vraiment minoritaires, sous la pression de l’OCT, des maos, en particulier du fait des mouvements d’immigration.

Ce sont des années complexes car j’intègre la fac et je deviens éboueur. Pas du tout selon le processus du tournant ouvrier ou des établis, mais tout simplement du fait de l’évolution de ma famille : mes parents se séparent et il faut que je gagne ma croûte. Et j’y tenais. Mon père était conseiller municipal depuis 1971. A l’époque, tu téléphonais le matin, et tu étais embauché le soir ; dans ces années, on découvre que Marseille est sale et Defferre se met à développer une politique de propreté.

  • Pourquoi rentres-tu là ? Ton père était conseiller municipal, il aurait pu te faire travailler dans un secteur administratif.

C’est un choix. Je voulais rentrer comme éboueur, et je ne me suis pas trompé. Je rentre comme éboueur à la rentrée 1973, et je refuse tous les pistonnages, les planquages, etc., tout de suite, parce que j’étais très attiré par la vraie vie. J’avais une vie assez intellectuelle. Par exemple, je fréquentais le festival d’Avignon dans le sillage de mes parents depuis très jeune. J’ai souvent participé à des trucs où il y avait Jean Vilar. Des tas de choses du monde intellectuel, que j’adorais. Béjart au festival d’Avignon…

Et, parenthèse, je deviens pote, sur mon village, avec une bande d’écrivains argentins, au retour de Julio Cortázar, dont je ne recommanderai jamais assez la lecture des Armes secrètes. Je l’ai offert à quelques personnes, ces derniers temps. C’est très beau.

Je vivais dans ce monde, sans être intellectuel du tout. J’ai toujours été un gros bosseur ; je construis depuis très longtemps une baraque dans le Vaucluse. Je n’ai jamais été un intello. Chez les éboueurs, je rencontre un monde de Marseillais pur jus, un monde très mélangé, très panaché. Au sein de ce monde, il y a à la fois toute une culture politique plurielle (des socialos defferristes, des communistes dont des staliniens bornés mais aussi des mecs très chouettes, des anti-staliniens divers et variés, de gauche et de droite…) et tout le panel humain qu’on peut imaginer dans ce milieu. Je partage avec eux la violence du boulot, avant la conteneurisation. Nous ramassions tout par terre, dans des sacs en papier, dans ce que nous appelions des couffins.

Je deviens éboueur et, pire, éboueur de nuit, avec tout ce qu’il y avait dans le milieu éboueur : des voyous patentés, des marins pêcheurs passionnés, d’anciens marins au long court. Le Méridional ferme ; Defferre embauche, dans les éboueurs, des linotypistes. C’était un mélange humain d’une diversité et d’une richesse extraordinaire.

Très vite, je co-crée la CGT, qui avait existé dans les années 58 puis avait complètement disparu. Quand j’adhère, il y avait quatre ou cinq militants, et la section des retraités. FO domine. Le bouquin de Moscatti raconte bien cette épopée, et il me cite toutes les vingt pages sous tous les noms d’oiseau possibles : trotsko-machin, le grand blond… j’ai tous les noms sauf le mien.

  • Il est encore vivant ? Tu penses que je peux le rencontrer ?

Oui. Il a écrit un bouquin, que je peux te prêter, mais il faudra me le rendre, car il devient dur à trouver.

Je co-crée la CGT (nous étions quatre ou cinq). En 1976, je distribue des tracts un matin, et le chef me met un rapport. Les secteurs d’éboueurs, à l’époque, comptent à peu près 150 gars, voire 200 (énorme). Un matin, sans gêner le travail, je distribue un tract CGT que j’avais écrit ; suite au rapport, Defferre me met à pied une semaine, pour entrave au bon fonctionnement du service, uniquement parce que j’avais distribué le tract.

  • Mais quel est ton rapport avec la CGT ? Tu crées la CGT, ça ne leur pose pas de problème ?

J’adhère à la CGT dès mon recrutement, et le 1er mai arrive. Nous passons devant la Bourse, sur la Canebière, devant le cortège de l’UNEF, et toute l’UNEF de crier : « Godard avec les copains ! », en montrant les gauchistes et les drapeaux rouges, qui étaient contenus par le service d’ordre de la CGT. Donc, tout le monde savait qui j’étais… D’autant plus que j’avais été le leader du mouvement contre la loi Debré, avec ton copain Alain Calvié, tu t’en rappelles. Ils m’avaient vu arriver de bien plus loin que je ne le pensais, mais ils étaient bien contents.

Donc je développe ; sanction de Defferre. Et, ô surprise, le secteur où je travaille, à Saint-Louis, décide de faire grève, à quasiment 100%. Un matin, nous débrayons deux heures.

  • Quelles étaient les revendications ?

Pas de sanction contre notre camarade. C’était en juin 1976. Vers midi, une bagarre éclate entre un responsable CGT et Moscati. Malgré la bagarre, les gars continuent à me défendre : ils descendent à la mairie, croisent Defferre qui part à Paris. Defferre dit : « Je sais pourquoi vous êtes là. Vous êtes des fascistes, vous avez agressé mon camarade Moscati, qui est à l’hôpital. » Au milieu du groupe, un mec, CGTiste, ancien résistant, assez âgé, fond en larmes, chope Defferre et le secoue et lui dit : « Tu n’as pas le droit de nous dire ça ! » et montre son immatriculation des camps sur son bras ; une image émouvante. Et Defferre se comporte très bien : courageux, comme on le sait, il se met au milieu des mecs en bleu de travail et puant la merde, et il est hyper humain avec ce mec, dans un premier temps. Puis il se retourne vers nous : « Ça n’enlève rien au fait que ce que vous avez fait est inacceptable et que Godard sera sanctionné, et qu’on verra ce qu’on verra… »

La leçon de cette affaire, pour les mecs, c’est que la grève est possible.

Quatre ou cinq mois plus tard, à l’automne 1976 démarre la première grande grève sur une revendication salariale, lancée par mon équipe CGT, et nous gagnons, après une grève mémorable. J’ai toutes les coupures de presse là-haut. Le service d’ordre, c’est-à-dire Marapuzzi, vient pour permettre aux chauffeurs de taxi et aux gens de FO de sortir les camions. C’est la baston, avec des herses de pêcheur, avec les crochets grâce auxquels on racle les moules. Une bagarre hyper médiatisée. L’armée intervient, réquisitionnée par Defferre (ils sont intervenus trois fois).

Je suis propulsé leader syndical, et la grève prend.

Ceci dit (je passe, car il faut aller vite), dans la CGT arrive un double événement : la montée de la gauche, et les comités « Union dans les luttes », de Farangis et ?? Une pétition est lancée par un mec du PC et par un socialo-je ne sais quoi, chevènemento-machin ; elle rencontre un grand succès. Chez les éboueurs, nous faisons signer, et nous recueillons des centaines de signatures (700). Dans la paroisse Sainte-je ne sais quoi, en face du cimetière Saint-Pierre, un curé probablement progressiste nous prête sa salle paroissiale et nous tenons une assemblée générale des comités. Il y avait par exemple Marie-Arlette Carlotti, qui était à l’époque à la CFDT ; des dirigeants de FO. C’était un exploit de les avoir dans la même salle quelques mois avant mai 1981. Le sens de la pétition était : union dans les luttes pour les élections et pour les acquis sociaux. Ça a un gros succès dans la boîte, c’est un tremblement de terre (Moscatidirigeabt de F.O en parle dans le bouquin).

Dans la foulée, la CGT bascule pour le vote révolutionnaire. Le vote révolutionnaire de la CGT, c’était le vote Giscard.

Je passe les détails, mais je décide que ce n’est pas tenable, dans un syndicat, la CGT, où les communistes pur sucre représentaient moins de 20%.. Les socialos (au sens très large, formel et informel, des simples électeurs aux militants) représentaient plus de 50% ; il y avait une petite extrême gauche. La position de l’appareil confédéral était absolument intenable.

Pour me faire m’écraser, on me propose de me propulser à la direction de la CGT, si je me tais, si je démissionne de la Ligue et si j’adhère au PC. Le Secrétaire de l’UD CGT, Sarian, me convoque pour me proposer ce marché et je refuse. Nous lançons « l’appel de Marseille, à cette époque, lors d’une conférence de presse signée par 280 syndicalistes CGT des Bouches du Rhône ; avec un arc en ciel politique plutôt bien foutu, avec des gens de la CAF.

Cet appel est un peu discuté avant. Je prends contact avec Claude Germond et Carassus, deux dirigeants nationaux de la CGT, socialistes, qui regardent ça avec un peu d’incrédulité, et qui se disent, en même temps, que si nous sommes suffisamment gonflés pour y aller, tant mieux. Le rendez-vous avec Germond a lieu dans une salle où il tenait un meeting avec Vauzelle. Me voilà donc avec Léon Crémieux, montant à Arles sous une pluie battante pour rencontrer Germond discrètement, dans le fond de la salle, sous les auspices de Vauzelle.

Nous faisons la conférence de presse, que nous sommes obligés d’écourter, car nous sommes avertis que le service d’ordre nous cherche. L’appel a un fort succès, et je commence un tour de France, invité par de grosses structures syndicales. Le ton de l’appel de Marseille est excellent (je suis étonné, et je n’en suis que partiellement l’auteur, avec Rosy Casabona, de la CAF).

  • Et Léon Crémieux, où est-il là-dedans ?

J’étais éboueur, jour et nuit, et la CGT ne m’a pas fait de cadeau : ils m’ont fait enlever immédiatement les quelques journées syndicales de délégation dont je disposais. J’étais crevé. Léon était mon… comment dire ?

  • Mentor ? Guide ? Coach ?

C’est beaucoup dire. Il était à la CGT de l’hôpital Edouard Toulouse, probablement, à cette époque, donc c’est avec lui que je travaillais l’affaire ; il était en retrait. Mais je l’ai relu récemment, et l’appel est bon. Il n’y a quasiment pas un mot à retirer.

  • C’est battre la droite.

Battre la droite sans illusions, en nous battant sur nos revendications, avant, pendant et après. Nous pourrions le refaire aujourd’hui ; il est bon politiquement, il tient la mer.

La-dessus s’agglutinent un ensemble de syndicats nationaux de la CGT : le syndicat des correcteurs, celui des officiers de marine, et de très gros syndicats. Par exemple, je suis invité en Alsace par les mineurs de potasse, pour une réunion.

À Nemours, avec une très gros boîte, dont le syndicat comptait 3 000 syndiqués, dans l’électricité. Et tout à l’avenant. Donc, une affaire assez passionnante qui rencontre un vrai écho.

Là-dessus interviennent les événements de Pologne (l’international existait toujours dans ma vie de Marseillais). Le coup de force contre Solidarnosc se produit, et Jaruzelski arrive. Le groupe qui s’était rassemblé nationalement pour battre Giscard, avec un écho de presse assez ample, relance une nouvelle version de « l’appel de Marseille ». La déclaration dit que Solidarnosc a de graves défauts dans ses fondamentaux mais s’il y a un syndicat en Pologne, ce sont eux. Nous devons être à leurs côtés. Sur la côté de l’église et des femmes, être critiques sur leur position, mais à leurs côtés : le syndicat de masse, c’est Solidarnosc, et certainement pas Jaruzelski.

D’où une déferlante. Nous éditons un badge « CGT avec Solidarnosc ». Pendant plusieurs jours, Libération publie une colonne d’articles avec « CGT avec Solidarnosc, le nouveau syndicat ». Et nous participons à la manifestation syndicale parisienne de soutien à Solidarnosc, avec un cortège que j’évalue à 10 000 manifestants (peut-être n’y en avait-il que 5 000, je n’ai pas vérifié), un très gros cortège. Même s’il n’y a réellement que 5 000 personnes, c’est colossal, dans l’ambiance de l’époque.

  • Le cortège, c’est la CGT avec Solidarnosc.

J’avais fait imprimer le badge à Saint-Louis, à côté de mon secteur d’éboueurs. Il y avait le sigle CGT et celui de Solidarnosc surimprimé dessus en rouge, en larmes de sang.

Je suis un des porte-parole de ce courant « CGT avec Solidarnosc », ce qui m’amène à faire des meetings. Je passais mon temps dans le train (c’est à ce moment que le TGV commence à rouler). Je ne te dis pas la vie que je menais… car j’étais toujours éboueur. Et la CGT surveillait bien, avant même le patron, qu’on ne me fasse aucun cadeau.

À ce moment, je suis exclu de la CGT, dans une merveilleuse lettre, publiée dans La Marseillaise, un dernier procès stalinien, extraordinaire.

  • Signée Sarian ?

Signée « La Commission exécutive ». C’est très solennel.

À la dernière page de La Marseillaise : « Après avoir entendu le rapport du Secrétaire général du syndicat…  » Alors que mon syndicat n’a jamais réussi à voter majoritairement mon exclusion en séance. Entre ceux qui partaient pisser au moment du vote et ceux qui ne venaient pas, il n’y avait jamais le quorum. Et j’étais toujours présent, à tout. J’avais un culot, un courage extraordinaire. La dernière fois, j’ai dévalé l’escalier quatre à quatre, la horde des fadas au cul. Mais je me suis régalé.

Je rigolais, mais c’était en même temps très dur physiquement (le métier d’éboueur, que j’adorais) et politiquement. Il fallait concilier tout cela, et ma vie de jeune homme.

Donc, en 1981, je suis viré de la CGT avec pertes et fracas. Je reçois une lettre de Krasucki qui répond à ma demande contre mon exclusion en disant qu’elle n’est pas légale et pas normale. C’est une lettre assez marrante, car assez paternaliste, qui dit en substance : « tu as peut-être fait ce qu’il fallait pour te faire virer, mais je n’en suis pas juge… » Ça pouvait se lire de différentes façons, même si la lecture dominante était : « bien fait pour ta gueule ! » Mais en arrière-fond, quand même, la tonalité n’échappait à personne : « petit jeune, ça n’aurait pas été si mal si on avait pu te garder. » Mais là, hors de question.

Quelques années plus tard, nous fondons la CFDT… enfin, non, nous rejoignons un tout petit groupe de copains socialisants, qui, quelques années auparavant, avaient fondé une toute petite CFDT, avec un groupe d’éboueurs. Nous reconstruisons la CFDT, ce qui était un exploit.

  • Aparicio est secrétaire de l’UD ?

Oui, et il s’oppose à mon entrée. L’appareil confédéral de la CFDT, consulté, dit : ce n’est pas malin. Merino et Aparicio sont encore plus réservés. Et c’est le secrétaire du syndicat, René Mathieu (qui était en conflit avec Aparicio, et avec qui je serai plus tard en conflit) qui dit : « Je les prends. Je les tiendrai. »

Donc, nous fondons et construisons la CFDT, qui dirige une série de luttes d’éboueurs car, contrairement à la légende, dans les municipaux, FO n’a initié et conduit quasiment aucune lutte depuis trente ans. Je me confronte de manière difficile et pénible à ce syndicat FO qui est une émanation du pouvoir municipal, astucieusement construit sous Defferre. C’est le préfet Calveli qui crée la fédération Force ouvrière de la Santé et des Services publics, en 1947, et il a l’astuce de ne pas le rattacher ni au maire, ni au PS, mais au directeur de Cabinet…

… de la territoriale sont rarement indépendants, le rattachement se faisant généralement au maire. Lui fait un rattachement habile au directeur de Cabinet.

  • Je me suis arrêté en 1981. Qu’est-ce que c’est que cette histoire que tu m’as racontée, avec Vauzelle ?

Nous lançons la déclaration de plusieurs centaines de syndicalistes des Bouches du Rhône (200 ou 300), interne à la CGT, qui disait qu’il fallait battre Giscard, sans arrêter de lutter avant, pendant et après les élections du 10 mai 1981. Dans le processus de lancement, il y avait des socialos. Germond descend soutenir Vauzelle lors d’un meeting à Arles et nous contacte pour nous rencontrer.

Nous voilà partis à ce rendez-vous avec Germond, qui travaillait avec Carassus (lequel était associé à la direction et était l’un des deux socialistes membres du Bureau de la CGT ; il y a eu à cette époque, pendant très longtemps, deux places réservées au Bureau confédéral de la CGT). Ce rendez-vous était, sinon clandestin, du moins très discret.

Ça a été une soirée très animée. Pour Germond, le lancement de notre appel était une affaire délicate, qu’il devait jauger : était-ce bien sérieux ? Il savait qui j’étais politiquement. Et me voilà en grande discussion avec Vauzelle, Germond, etc. Et l’affaire a prospéré, puisque nous nous sommes retrouvés à Paris quelques semaines plus tard, et non sans difficulté, nous avons fusionné cette déclaration avec quelques syndicats nationaux animés par des militants socialistes, comme le syndicat CGT des journalistes, et quelques autres.

  • Quelle est la réaction de l’appareil confédéral contre toi ?

Sur le plan national, ils sont restés longtemps sceptiques. La tribune libre du Monde du samedi 21 février propulse l’affaire en première ligne et fait que notre pétition commence à connaître un vrai succès. Libé, Le Matin, toute la presse et les médias nationaux en parlent, et nous recevons de très nombreuses lettres et signatures de la pétition. Par des syndicats importants. Dans les mois qui ont suivi, je me souviens être allé visiter les mineurs de potasse d’Alsace, plusieurs UL CGT du Nord, etc., de grosses structures syndicales emblématiques.

L’appareil confédéral réagit aigre-doux.

L’Union départementale m’exclut. A ce moment, Henri Sarian est Secrétaire de l’UD. Pour Carbasse, c’est compliqué, car je l’ai connu quand j’étais militant de l’UL CGT Nord ; lui représentait les magasins Casino, et il n’était pas encore permanent, dans les années 1974-76. Trois ans avant, en 1978, j’avais été candidat aux législatives dans la circonscription de Gaston Defferre. J’étais alors un constructeur efficace du syndicat CGT des Communaux, et il me convoque pour me dire : « Petit, nous pouvons oublier ton passé, mais il faut que tu adhères au PC. » « Il n’en est pas question ». Mais ils me font bien comprendre que des ennuis sérieux m’attendent si je ne le fais pas. Effectivement, à partir de mon refus, ils se mettent à me déboulonner de toutes les structures dans lesquelles j’avais commencé à être actif, et ils me mettent sous surveillance, avec toutes méthodes classiques de l’époque, très peu tendres.

Quand l’appel est lancé, c’est la rupture immédiate avec l’appareil CGT, sous forme d’invective classique : « Les petits bourgeois qui… » etc. Mon syndicat se met à me refuser obstinément le renouvellement de ma carte (nous approchons du mois de décembre). J’écris à Krasucki qui me fait une réponse assez marrante, pas violente du tout, qui pouvait se lire de façon ambiguë. À la fois « ce qui se passe est dommage » et « mais tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, mais une autre histoire aurait été possible, voire souhaitable. » En tout cas, il n’y a jamais eu de vote vraiment majoritaire en ma présence, pour m’exclure de mon syndicat.

À ce moment, toute une bande de gens décident de se tirer, car ça n’avait plus aucun sens… Même si j’étais le seul exclu, une grande partie du syndicat CGT des Communaux décide de se tirer, écœurés par ces méthodes. Il y avait là un petit courant entre extrême gauche et libertaire (trois à cinq personnes) et surtout un courant socialo de gauche, de vrais militants ouvriers de familles ouvrières, comme il y en avait beaucoup à l’époque (sous-entendu : c’est désormais une denrée rare), qui constituaient l’épaisseur de la CGT que nous avions construite.

  • Combien étiez-vous ?

Les actuels camarades de la CGT ont récemment retrouvé les archives. Nous étions plus de 700 et notre syndicat de Communaux appartenait au cercle des grandes entreprises du département. C’est de là qu’ils m’ont enlevé, vite fait bien fait, car c’était un lieu tout à fait intéressant : il y avait là les grosses boîtes de la métallurgie de l’époque, Terrain, le port, etc. et c’est là qu’ils ne voulaient plus que j’ouvre ma gueule.

Auparavant, il y avait eu le congrès de l’UD, au cours duquel j’avais fait une intervention assez gonflée, qui s’appuyait sur la pétition « Union dans les luttes », lancée par deux gars, un socialio et un PCïsant, qui avait eu un gros succès, au niveau national. Chez les éboueurs, en particulier, nous avions obtenu pas loin de 600 signatures. Et, chose extraordinaire, nous avions une tapée de signatures FO, ainsi que CGT et CFDT, et non syndiquées.

Nous avions même réussi à tenir une réunion, dans une salle prêtée par le curé de la paroisse de Sainte-Anne. Pour la CFDT, chose marrante, c’était Marie-Arlette Carlotti qui était à l’époque CFDT à Eurocopter. Pour la CGT, c’était une bande complexe, avec des gars du PC, dont le fameux Vincent Manca, et ma pomme, comme cheville ouvrière de cette déclaration.

Vincent Manca, à l’époque, était un peu connu, et a disparu de la circulation après avoir fait des bêtises.

Cette pétition était un vrai événement dans la boîte. Être capable de faire salle archi-comble de 150 personnes, CGT, CFDT, FO, etc., et c’était le résultat d’une pratique unitaire spéciale, dans cette boîte. C’est un collectif unitaire qui avait déclenché la grève de 1976 ; ça ne trompait guère, car c’était ma patte et celle de l’extrême gauche. L’UD tolérait car la CGT avait disparu quand j’ai adhéré : il n’y avait plus que cinq adhérents chez les communaux. Defferre avait bien désherbé son jardin. Donc, quand je relance l’affaire, ils avaient bien compris qu’il fallait me laisser agir. La situation est complexe.

Cette pétition « Union dans les luttes », qui se plaçait clairement sur le terrain social et politique, crée un climat et un espace très intéressant. Bien évidemment, le système FO et Defferre nous tombe dessus à bras raccourci, mais ça tient le coup et personne ne se déjuge.

Après, il y a le 10 mai 1981. C’est la rupture progressive entre FO et Defferre, après 1981. C’est une rupture idéologique ; pour ce qui est de la gamelle, Defferre continue à nourrir l’appareil FO, qui le lui rend bien. Mais idéologiquement, ce n’est plus comme avant : FO était construit sur l’anticommunisme.

Le livre de Moscati est un bouquin fou mais intéressant. Toutes les trente ou quarante pages, une charge véhémente est menée contre moi, sous des appellations diverses et variées : le « le trotsko-bolchevique », « le trotsko-boyscout », etc.

  • Comment Defferre réagit-il ?

Traduit en langage pratico-pratique, cela signifiait bien évidemment un appel à voter Mitterrand, à l’époque où la CGT appelait au « vote révolutionnaire », c’est-à-dire au vote Giscard. Au nom du huitième degré de la dernière analyse de… et patati patata, la fraction stalinienne de la CGT appelait ouvertement à voter Giscard. Ils était discrets médiatiquement, mais avaient une façon de pinailler sur la gauche et sur Mitterrand, et de suivre Marchais dans ses opérations de division, qui était parlante.

À ce moment interviennent les événements de décembre en Pologne, le coup d’État de Jaruzelski. A ce moment, le collectif unitaire national de CGTistes pour battre la droite rebondit sur cette affaire de Pologne, sur le thème : s’il y a un syndicat en Pologne, c’est Solidarnosc, qui n’est pas sans tares graves, sur les question des liens à l’église et des femmes (ils sont réactionnaires), mais le syndicat, c’est eux, et non Jaruzelski.

Là, nous avons un succès phénoménal. Libération publie pendant plusieurs jours des colonnes entières de « Syndicat CGT avec Solidarnosc ». Et je continue ma mission de porte-parole de cette deuxième vague. Un jour, il y a à Paris une manif de syndicats, avec la CFDT en tête, bien évidemment, « Solidaires de Solidarnosc contre le coup d’État de Jaruzelski ». Nous y appelons, avec le sigle « CGT avec Solidarnosc ». Dans ma mémoire, nous sommes 10 000 participants (il faudrait regarder dans les archives ce que disent à l’époque les médias), en tout cas 5 000 à 10 000 personnes, et des centaines de syndicats. Libé fait, pendant deux ou trois mois, des colonnes de « Syndicats avec Solidarnosc », « CGT avec Solidarnosc ». Pour le PC, dans la CGT, c’est un événement gravissime ; ils suivaient la ligne Marchais, mais plus que la mort dans l’âme. Là, c’est un événement majeur.

Dans mon histoire, ce qui m’oriente vers le trotskisme, c’est la brochure de Jacek Kuron et Modzelewski. J’avais lu Mandel. Sur les événements de Pologne, je me retrouve à la croisée des chemins. L’affaire est très tendue avec l’appareil CGT. Nous disions à l’époque (et je le maintiens totalement, sereinement) que nous avions sauvé l’honneur de la CGT.

  • Bien sûr. Revenons sur Defferre.

Avant le 10 mai, nous faisons cela, et Defferre ne bronche pas. Ceci dit, la CGT m’enlève immédiatement le peu de droit syndical que j’avais. Je militais depuis longtemps, sans droit syndical, sur du temps perso. Ça a bien continué, d’ailleurs. Defferre ne bronche pas quand la CGT m’enlève tous mes droits : je suis porte-parole strictement sur mon temps personnel et je n’ai pas eu un jour de cadeau.

Plusieurs mois après l’affaire de Pologne, je vois arriver au secteur éboueur de Saint-Louis — qui était très gros, avec 150 à 200 mecs, tous les jours, alors qu’il n’y plus maintenant que quelques dizaines de mecs — le chauffeur de Defferre, avec une lettre qui, ô surprise, n’était pas adressée à la direction, mais à moi. C’était la proposition d’un poste de cadre, alors que j’étais agent de salubrité. La lettre me demandait (c’est en tout cas comme ça que je l’ai interprétée) de donner réponse au chauffeur.

Évidemment, je ne réponds pas. J’étais à cheval entre mort de rire et offusqué. Donc, je n’ai jamais répondu, ni au chauffeur, ni à personne. Il m’a envoyé à trois reprises des courriers pour des postes… je ne me souviens pas très précisément, mais l’un m’avait semblé assez sympathique, comme mission.

Defferre, en même temps, me fait savoir par différents circuits, dont mon paternel qui était à l’époque conseiller municipal, qu’il trouvait tout cela étonnamment gonflé, mais en même temps, il était temps que j’arrête mes gamineries et que je rentre dans la vie des grands. Et qu’il était prêt à…

J’ai une photo extraordinaire qui montre que les rapports se détendent un peu. Mon équipe était lasse de tout ce qui se passait ; nous hésitions syndicalement sur la marche à suivre, et nous sommes restés pendant un temps sans syndicat. Un jour, nous décidons de faire une plaisanterie : nous présenter à une assemblée générale de FO qui, bien évidemment, nous refuse et le service d’ordre, très poli, nous fout dehors, gêné. Ce que nous faisions était gonflé…

Après une grève de 1983 conduite lamentablement par la CGT, nous décidons de lancer la CFDT. Là, très vite, Defferre nous reçoit.

  • C’est déjà Aparicio ?

Aparicio est déjà là. Quand nous demandons à adhérer à la CFDT, nous sentons le souffre sous toutes les facettes. C’est très complexe. La confédération et la fédération ne sont pas pour. Aparicio et Merino ne sont pas pour.

  • Ils ne sont pas favorables ?

Oh, non ! Quand nous parlions de sauver l’honneur de la CGT, eux traduisaient « sauver l’honneur des staliniens ». Nous avons eu des débats plus que vifs. Ensuite, avec Aparicio, nous avons souvent polémiqué…

  • Où en étions-nous ? Defferre… « arrête tes gamineries »

Oui. À ce moment, Defferre est de plus en plus à Paris et Pezet commence à prendre les manivelles. Indiscutablement, dans le PS, il y a une évolution forte et le tout FO s’étiole.

En 1984, à l’occasion des municipales, je suis candidat de l’extrême gauche unie, dans le 14e. La campagne démarre avec un succès assez fort. Je mélangeais alors allègrement mes différentes casquettes, ce que je fais peu aujourd’hui.

Cette fois là, Defferre gagne les élections, mais perd en terme de nombre de voix : il est élu avec 2 000 voix de moins que Gaudin. Nous obtenons 2 000 voix dans le 14e, et nous nous désistons au second tour, contre les listes Manovelli, Marseille sécurité, ancêtre immédiat de l’émergence du Front National.

Le début de la campagne est une surprise très nette, de par son succès populaire. Nous avions la camionnette avec les panneaux en bois sur les côtés, la sono, et nous allions dans les cités pour rencontrer les gens qui descendaient discuter. En milieu de campagne, nous sentons le terrain se dérober au profit de Marseille sécurité.

  • Qu’est-ce qui se passe ?

C’est le début de l’effet des plans Barre et compagnie, dans ces quartiers populaires, le début de la fuite des couches moyennes hors de ces quartiers. Là où j’étais candidat, c’étaient les Rosiers, les Flamands, cette zone-là. Le quartier n’avait pas encore complètement plongé, mais la descente s’amorçait. Ces quartiers adhèrent au discours sécuritaire de Manovelli ; je l’ai relu, et, blague à part, c’est plutôt moins violent, moins virulent que Sarkozy, alors que, à l’époque, cela apparaissait comme quasi facho. La droite de Gaudin tenait un discours plus classique, plus « chrétien », ne tenait pas véritablement de discours raciste à cette époque. C’est plus tard qu’ils se sont radicalisés sur ce point.

Defferre occupait le terrain sur l’aspect sécuritaire, il n’était pas triste, mais c’est là que se révèle le déficit… et il y a un moment, de quelques semaines, où les gens se tournent vers nous, puis se détournent. Nous le sentons, et un article du Méridional le dit : avec ses conneries d’alliance avec l’extrême gauche (le PC, pas nous), récolte une extrême gauche réelle et dangereuse.

  • La misère commence, les gens perdent leur boulot, il y a le plan Barre, un glissement.

À l’époque, Georges Marion, un journaliste du Monde, était correspondant en Israël, et qui était aussi à la Ligue. Un soir, je suis invité sur Soir 3 en même temps que Mattei, le médecin ex-ministre. J’y suis allé plusieurs fois, car ils avaient compris l’intérêt de faire mousser l’extrême gauche, pour parler clair. Je tiens un discours anti-raciste classique, pas trop délirant autant que je me rappelle, humaniste… Ça vaudrait le coup de le réentendre, pour voir ce qu’on disait à l’époque. Marion m’a écouté dans la salle où était présent tout l’état-major socialo (Defferre, Sanmarco, Pezet et compagnie) et il m’a raconté, en se marrant, qu’ils étaient médusés, car à cette époque, le fait de tenir ces propos était courageux. Eux hésitaient sur le discours à tenir.

En fait, l’histoire nous a montré qu’un autre phénomène, très alarmant, était en train de démarrer : une partie du salariat ouvrier de ces quartiers dérapait du PC, du PS, vers des positions racistes.

  • Tu évoques Sanmarco. Je vais le rencontrer, quel rôle joue-t-il comme Secrétaire général ?

Il est dans l’hostilité, de façon continue. À l’époque où je suis à la CGT, je n’ai pas l’occasion de m’en apercevoir car je n’ai pas affaire à lui (il est dans les limbes). Mais cela devient clair quand nous construisons la CFDT : à ce moment, il se met à rechercher des cadres, dont certains sont encore avec nous aujourd’hui, pour venir tataner Godard. Il ne comprend pas que j’impose un syndicat face au système FO, qu’il analyse dans le livre qu’il a écrit avec Morel (L’envers du décor) de manière très intéressante. En filigrane, il dit que Defferre a raison d’utiliser ce système, mais que ce système est un carcan épouvantable (il y consacre des pages entières dans le livre). C’est une grande nouveauté, et FO ne s’y trompe pas, qui tire à boulets rouges sur le bouquin de Sanmarco et Morel. Morel, que je retrouve maintenant comme adjoint au personnel à la Communauté urbaine… Avec plaisir, car Morel, c’est autre chose.

Donc, d’un côté, il écrit des choses très lucides sur le système clientéliste pourrissant (déjà à l’époque). D’un autre côté, il est navré qu’un gauchiste conduise cette affaire, et ne comprend pas que ça ne pouvait être qu’un phénomène très particulier : pour survivre face au système FO, il fallait être barzingué. Et cela reste vrai aujourd’hui, face à la capacité d’achat, de corruption, de ce système grassement nourri par la municipalité, seul un barjot dans mon genre pouvait faire un coup comme ça.

  • Le PC ne s’y était jamais essayé.

Jamais ! D’ailleurs, il a toujours échoué car, une fois que j’ai été exclu de la CGT, la CGT n’a cessé, jusqu’à aujourd’hui, de se diviser, de se bouffer le foie, quand les équipes auxquelles j’ai appartenu successivement, sous l’étiquette CFDT puis FSU, ont continué à prospérer, malgré une adversité exceptionnelle, dont nous parlerons plus loin.

Donc, pour Sanmarco, il faut prendre la CFDT, l’enlever à Godard. D’ailleurs, ils ont failli réussir, un peu plus tard, alors qu’il n’était déjà plus tout à fait aux affaires. Il y a eu une conjonction de la fédération Interco de la CFDT et d’une partie du PS local pour me foutre dehors, en 1991. Ça démarre sur un élément que je n’ai pas vu venir : la guerre du Golfe. Nous faisons un communiqué sur le thème « La paix vaut mieux que la guerre. », qui visait à indiquer que cette guerre était une horreur et que nous n’avions rien à y faire, rien à en attendre, mais franchement, c’était quelque chose de très modéré.

Et nous nous retrouvons avec une campagne de presse incroyable dès le lendemain de ce communiqué. La Provence est complètement manipulée ; en off, les journalistes me disent qui sont les auteurs des billets anonymes. En fait, c’était un coup monté pour tenter de me dégager.

  • Defferre est mort. Qui mène la bagarre ?

À ce moment, la cheville ouvrière de cette bagarre n’est pas le PS, j’en suis certain. C’est centralement FO, et la partie archéo du PS, inquiète du fait qu’une série de dirigeants socialistes laissent courir leurs militants avec nous. Une bonne partie du service d’ordre du PS est chez nous, à ce moment, et c’est aujourd’hui encore l’armature du syndicat.

  • Revenons en arrière : comment l’appareil de la CFDT réagit-il ?

Ce que je t’ai dit : ils ont donné un avis, mais m’ont quand même laissé adhérer. Il y a un truc bizarre : le gars qui dirigeait le syndicat Interco (qui est tout petit — 20 ou 30 cartes sur le département), un rocardien, se fait fort de tenir l’affaire et nous propose la chose suivante : les éboueurs, vous faites ce que vous voulez ; mais le reste, vous ne faites rien — n’allez pas développer un syndicat ailleurs que chez les éboueurs, par exemple dans les écoles (là, il aurait fallu qu’il travaille, et il n’en avait pas envie).

Bien évidemment, dans le sillage des éboueurs, le syndicat se développe…

  • Tu ne l’écoutes pas.

Ce n’est pas que je ne l’écoute pas, c’est juste la vie… Avec une particularité : nous réalisons des scores très importants chez les cadres, à partir d’une base exclusivement éboueurs, et d’un vieux noyau de gens de l’animation (qui est d’ailleurs toujours là), dans les quartiers, avec lesquels nous trouvons un terrain d’entente. Ils se situent entre extrême gauche et socialisants, massivement. Le pôle des éboueurs et ces gens-là deviennent naturellement l’ossature du syndicat.

La fédération le prend très mal et débarque pour nous virer. Nous leur jouons un tour pendable, en faisant semblant d’accepter de me virer. Ça se passe dans ce local ; je feins de partir abattu… Ils réunissent une assemblée générale du Conseil syndical. Se sentant victorieux, ils abattent les cartes comme des bureaucrates balourds, en indiquant leur objectif réel : transformer ce syndicat en un syndicat clientéliste. A ce moment, l’immense majorité des gens, la masse du syndicat, ne suit pas la fédération et rompt avec elle.

Ça se passe… je dirais en 1991-92.

  • Autrement, il n’y a pas de fait notable.

Si ce n’est que j’étais devenu demi-permanent CFDT, et que je redeviens éboueur à plein temps. Ma carrière s’est déroulée comme ça : par trois fois tout le boulot de construction syndicale et je finis par me retrouver à la base. Mais le boulot n’a pas été fait pour rien, puisque les équipes tiennent debout.

  • Ils te retirent le mandat ?

Oui, sec et net. C’était ça ou nous étions dehors.

  • Et Jacqueline Giraud, que je vais rencontrer ?

Tu peux.

Après, la bizarrerie, c’est que nous tenons bon dans les années qui suivent. Bien évidemment, ceux de l’appareil qui avaient construit cette opération ne finissent pas très bien et sont perpétuellement en crise (ce qui est propre à ce genre d’appareil très bureaucratisé). Nous tenons fortement le coup, nous nous développons, et nous rentrons à l’UD, puis à l’URI, comme responsables (en particulier ma pomme). Pendant une dizaine d’années, je suis à la direction de l’UD, où ça se passe très bien. Des courants oppositionnels s’étaient déjà constitués dans la CFDT, l’un autour d’Héritier, qui est un ancien chevènementiste, et l’autre plus nettement « gauche de la gauche », dirions-nous aujourd’hui. Voire extrême gauche.

Gilles Marcel ne fait pas du tout partie de ces courants-là. Il fait partie de l’héritage de la CFDT de 68, des militants qui n’ont jamais été soixante-huitards, mais ont tous les points de repère culturel en termes de démocratie, de management du syndicat, de conduite du syndicat, fondamentalement. Gilbert Jean, Gilles Marcel, etc. et toute la bande des cheminots, des transports, constituent l’agglomération d’une équipe autour d’un fonctionnement démocratique du syndicat, d’acceptation des décisions prises démocratiquement en assemblée générale. Si ça votait contre la confédération, on suivait le vote des salariés et non la confédération. Des choses aussi connes que ça…

Un fonctionnement assez principiel quand nos équipes allaient trop loin. A ce moment-là, dans la CFDT, il se passe une chose très importante, qui se produit aujourd’hui dans la CGT : dans ces années-là, les patrons prennent la CFDT en main ; c’était déjà bien engagé, mais on est dans le moment décisif. Ce qui signifie : écartent les dirigeants encombrants, valorisent ceux qui leur conviennent. L’appareil confédéral en rajoute sur cette dynamique, et nous, nous la combattons ensemble. C’est le seul endroit en France où le courant Héritier, et bien au-delà (Jacqueline Giraud a été liée aux Lyonnais, mais était jospiniste). Et nous faisons corps tous ensemble.

Nous arrivons au congrès de Montpellier, le grand rendez-vous, et nous mettons Notat en minorité. Nous sommes la seule URI dans laquelle les deux courants ont fusionné, ce que je découvre à Montpellier. C’est-à-dire que j’arrive à Montpellier dans une réunion de l’opposition, où je croyais aller discrètement, les mains dans les poches, vérifiant que je n’étais suivi par personne… et je découvre dans la salle Aparicio, Gilles Marcel, Jacqueline Giraud, etc.

Moi qui ne voulais pas embrigader qui que ce soit dans quoi que ce soit, et eux qui ne savaient pas trop où ils allaient — Aparicio en avait plein le cul de se faire tataner la gueule et avait décidé de faire cette jonction. Il est bizarre de ce point de vue car il a une vraie flamme de militant de base ; il est resté militant, ce qui force le respect. D’ailleurs, toute la bande se revoit deux ou trois fois par an. Nous nous engueulons copieusement… mais c’est extrêmement sympathique.

Donc, je me retrouve dirigeant de l’UD et de l’URI, et l’expérience est extraordinairement intéressante, et très enrichissante avec cette équipe, pour laquelle j’ai eu le plus grand respect, même si ça a mal fini, car nous nous sommes fait dessouder.

  • Tu étais au congrès de Digne ?

Je n’y étais pas, pour une raison très simple : pendant le congrès se déroule à Marseille une très mauvaise plaisanterie, le conflit de 2003. Ce sont les jours où se prépare à Marseille la venue simultanée de Thibaud, Aschieri, Olive (de l’UNSA), et Mailly, de FO. Alors que les éboueurs de Marseille sont en grève reconductible.

Nous avons loupé la préparation de ce congrès car nous étions en train de quitter la CFDT (mon syndicat la quitte à 90%), sur un motif très simple : ils refusent un vote démocratique dans la fédération, car ils savent qu’ils vont le perdre ; donc, nous nous tirons. Nous sommes donc en plein processus de départ et nous décidons que l’essentiel des responsables du syndicat vont à Digne parce qu’il y a Chérèque (il y a une cassette à ce propos, excellente, où tu verras Roger, Michel, etc.). Moi, je reste à Marseille et je tiens tous les jours des assemblées générales d’éboueurs dans lesquelles viennent des non grévistes. FO ne sait pas quoi faire avec ces non grévistes, et est en train de faire son éternelle plaisanterie : grève générale insurrectionnelle, et prépare la mauvaise plaisanterie où une partie de la CGT, en accord avec eux, met un service d’ordre FO devant la tribune (dont un tiers ou la moitié ont la carte UMP, chantent l’Internationale — alors qu’ils n’en connaissent pas un mot, hurlent « Grève générale ! Thibaud démission ! » à la fin du rassemblement, avec le feu vert de la CGT, dont le SO aurait pu les déblayer en trente secondes. Ce sont tous les mecs de Bruno Gilles qui font cela, et la bande à Argy, qui font cette plaisanterie.

Je chope tous les médias un par un pour leur dire de venir aux assemblées générales, pour se rendre compte que la moitié, les deux tiers, les trois quarts du service, ne sont pas grévistes. Chez les éboueurs, nous avons loupé la grève sur les retraites parce que nous étions en train de nous tirer de la CFDT. Aucun journaliste ne vient, ce qui est toujours « formidable » à constater, et la plaisanterie qui a lieu crée un très gros malaise. Le meeting se termine à midi et, à treize heures, sur France Info, FO dénonce la trahison de la CGT qui n’a pas voulu appeler à la grève générale. Une histoire de faux-culs et de mensonges, du début à la fin, comme Marseille en a le secret ; cela crée un mythe, celui de la surenchère de combativité : la CGT avec les dockers, FO avec les éboueurs… On va voir, car FO n’est pas majoritaire chez les éboueurs, alors que les élections ont lieu dans trois mois.

  • Quel est le jeu de la CGT ?

C’est un jeu ambigu, à cheval sur le mythe de la réunification. Je pense qu’ils sont en train d’évoluer, dans ces derniers mois, mais pas forcément pour d’excellentes raisons.

Pendant dix ans, nous avons vécu la fameuse poignée de main sur la Canebière (tu t’en rappelle ?) entre le cortège FO, Carbasse et Dossetto… un cinoche incroyable. Qu’on puisse croire à ce cinéma dont tout le monde sait qu’il ne correspond à rien, FO étant gangrené par l’UMP de la tête au pied… ! Dans la CGT, ça reposait sur le mythe du dépassement de la scission, qui avait en fait un avantage : avec FO, il n’y a pas de surprise. Ce qui permettait de gérer les affaires tranquillos.

Mais au même moment, dans les grosses manifs de 2003, la FSU était plus importante que la CGT. Deux cortèges comptaient : celui de la CGT et celui de la FSU, mais par moments, la FSU était plus grosse. C’est à ce moment que nous rejoignons la FSU, pas parce qu’elle était plus grosse dans les cortèges, mais parce qu’il y avait l’affaire de la territorialisation des TOS et compagnie, et que nous pensions rejoindre une organisation parfaitement démocratique… Non, je ne peux pas venir dans une actualité brûlante. Mais à ce moment, il se passe ça.

Donc, en 2003, nous sommes en train de la quitter, mais nous sommes toujours à la CFDT. Lors de la fameuse manif devant le stade vélodrome, le service d’ordre de la CGT nous prévient que si nous nous pointons dans le cortège (Gilles Marcel, ma pomme et compagnie), notre cortège sera dissous par la CGT bien avant d’arriver sur le vélodrome, et que certains (notamment moi) ont intérêt à faire gaffe à leur gueule. C’était incroyable, il y a quatre ou cinq ans.

  • Je demanderai à Carbasse ce qu’il pense de tout ça.

Je me demande si, à cette date-là, ce n’était pas déjà l’actuel.

  • J’ai rendez-vous avec Avelino Carvalho.

Ces gens-là fréquentent un peu les démarches du NPA. Je ne sais pas… Mon contact avec eux est un peu crispé. Il a failli tourner et pourrait à tout moment tourner vers quelque chose d’intéressant, mais il y a un os entre nous : ils connaissent très bien mon histoire à la CGT. Par exemple, sur ce que je te raconte, peu de choses les surprendraient. J’en ai discuté explicitement avec certains, mais tu imagines bien que ça crée une difficulté. Certains d’entre eux m’ont proposé de créer les conditions pour en discuter ; cela ne s’est bien sûr jamais fait, mais ce serait très heureux. Je n’ai pas renoncé à ce que, un jour, sous les auspices de quelqu’un comme Robert Mencherini, nous puissions ouvrir un débat sur cette histoire-là.

  • L’histoire des rapports des syndicats entre les syndicats et la mairie ?

L’histoire contemporaine du syndicalisme dans les Bouches du Rhône.

Je suis très alarmé. Ce que j’ai vécu à la CFDT, plein pot, cette prise en main par les patrons, dans le privé… Dans la territoriale, ce qui nous distingue, c’est que nous avons lutté avec un acharnement incroyable contre la prise en main de nos sections par les maires. Il est très facile dans une commune (grosse, moyenne ou petite), d’acheter un syndicaliste dans la territoriale. Sinon l’acheter, du moins de s’en faire un ami et un allié indéfectible. Tout cela se fait insensiblement, souvent via des méthodes très pourries. Par exemple, on fait comprendre à un jeune syndicaliste qui démarre que le permis de construire que son beau-père a demandé, il ne l’aura pas si il fait chier avec la grève… Tu vois le genre de pression terrible.

  • Ce n’est pas lié à la décentralisation ? Ça a toujours été comme ça ?

Je ne parle pas que de la territoriale. Nous avons un énorme problème sur le maintien de l’indépendance syndicale, et c’est un problème d’actualité. Tout le monde parle de la charte d’Amiens ; mais quand tu vois les corrompus des territoriaux de FO se réclamer de cette charte, c’est accablant. Nous avons un vrai problème d’indépendance syndicale, tous syndicats confondus, sans aucune exception, à ma connaissance. SUD est certainement à l’abri de ce processus.

  • Parce qu’il est petit ?

Ils ne sont pas si petits que ça. Non, mais leur histoire, le genre de personnel et de vigilance qu’ils ont les a, jusque-là, protégés, comme la CFDT jusqu’aux années 1970. Elle était difficilement corruptible, avec ses origines chrétiennes, catholiques ou protestantes, austères et gauchistes (autogestion et compagnie). Et c’était une autre époque, où le collectif primait sur l’individuel.

Je pense que SUD échappe en grande partie à la dérive, mais ils sont conscients de la nécessité de rester vigilants et le disent. Un des débats majeurs du syndicalisme est celui-là, beaucoup plus que les programmes : si on ne résiste pas à ça, on est mort.

Ce que j’ai beaucoup aimé dans le travail avec les équipes de l’UD et de l’URI, c’est le fait que nous regardions ça en face, consciemment. Quand une équipe cédait aux offres patronales, nous allions les voir et leur dire quelle était la vérité. Nous ne gagnions pas toujours, mais nous empêchions que cela se banalise dans la CFDT. Quand nous sommes partis, la chose a mal tourné.

  • Tu penses que le problème est d’actualité dans tous les syndicats.

Dans tous les syndicats, sans exception. Plus tu es gros, plus tu es influent, plus cette affaire te concerne.

Il n’y a pas que ce problème. Il y a de gros problèmes d’unité et de recomposition syndicale. Nous vivons une décomposition quasi ininterrompue depuis… certains ne la datent que de 1995, mais on peut la situer à la moitié des années 1970. Face aux plans Barre successifs, nous n’avons pas gagné et depuis, à part 1995, et le CPE, nous ne faisons que reculer, qu’aller dans la décomposition. Ça commence à faire beaucoup.

  • Quelle est ton analyse ? A la fois le rôle négatif de la gauche, qui fait croire et ne fait pas…

Il est certain qu’il y a une dialectique entre ce qui se passe politiquement et ce qui se passe syndicalement.

  • Et aussi le changement social : la classe ouvrière n’est plus celle des ateliers Terrain, de la réparation navale…

À mon avis, ce n’est pas mortel. Je pense que ce salariat est tout à fait organisable. C’était le côté sympathique de la CFDT des années 1970 et du début des années 1980 : la compréhension de la féminisation du salariat, des attentes nouvelles ; ce à quoi la CGT a été plus lente à réagir (elle a encore pas mal d’efforts à faire). Il y a un processus d’adaptation nécessaire des formes d’organisation et des pratiques syndicales, mais c’est tout à fait possible. On le voit bien à travers des expériences tout à fait intéressantes, par exemple dans le commerce.

Il faut régler les problèmes de fond sur la question des appareils nationaux, fédéraux et confédéraux, qui posent d’énormes problèmes en termes d’indépendance.

  • J’ai été surpris. Je me suis mis à distance, en partant en Guyane. Quand je suis revenu, je suis allé donner un coup de main au congrès de la FSU. Je vois arriver B.Thibauld (secrgén de la CGT), qui sort d’une bagnole, avec un service d’ordre. Je suis dans l’organisation et je fais la petite main. Et on nous dit que, à l’instar de Thibaud, des camarades forment une sorte de cordon sanitaire. Mais où sommes-nous ? C’est un syndicat, pas un chef d’État.

Oui. J’ai connu la fin des grands dirigeants syndicaux des années 1970, qui pouvaient se balader sans costume trois pièces et cravate, sans chauffeur ni garde du corps… Il ne faut pas être naïf : l’évolution de la société rend cela plus difficile, mais ils avaient une proximité avec les salariés, ils pouvaient aller manger avec eux dans des cantines, parler vrai à certains moments, etc. L’évolution des superstructures syndicales est indiscutablement un des problèmes de la non adhésion des salariés. Les gens se sentent mal représentés.

L’affaire est complexe, car, en même temps, je perçois une vraie demande de syndicat. Je ne suis pas forcément pessimiste sur l’avenir, car il y a une vraie demande de syndicat. Par exemple, les journées interprofessionnelles les gens les boudent un peu, voire pas mal. Ils ne prennent plus l’entièreté de ce qu’offre un syndicat, et quand un syndicat n’est pas capable d’offrir ce que les gens attendent, il crève.

  • Tu parlais des bureaucraties syndicales (jargon utilisé il y a longtemps). FO, c’est clair, mais ici, dans le département des Bouches du Rhône…

Il faut faire gaffe ; mais ce qui serait bien, ce serait d’organiser un colloque là-dessus, avec Mencherini.

J’ai décidé de jouer au maximum la survie de cette équipe syndicale, qui a une histoire extrêmement intéressante. En 2003, quand nous avons quitté la CFDT, à 90% du syndicat, nous avons été attaqués par la CGT à Istres, par FO et par la CFDT un peu partout ; tous les syndicats nous sont tombés dessus, et nous allons de procès en procès, qui sont mis à profit par les patrons pour nous enlever nos heures de délégation, nos moyens matériels, jusqu’à ce local, que nous avons dû occuper pendant presque trois semaines pour le sauver. Maintenant, ils tentent de nous empêcher d’être candidats aux élections. C’est une bagarre de fous, mais qui a un sens pour moi, dans la continuité de cette histoire d’un syndicalisme indépendant.

  • Et la FSU ? Sans rentrer dans les détails.

Nous y rentrerons en off, car il y a des soucis. Matériellement, ils nous aident, mais pas politiquement.

Tu files la transcription à Robert. Il faut faire colloque de débat, bien construit, bien préparé.

  • Comment expliques-tu que tu aies résisté à tout ça ?

D’abord, ce n’est pas une histoire personnelle. Si j’étais resté seul, je serais militant politique à plein temps. Il s’est constitué une vaste équipe, très plurielle et intéressante, autour de ce projet de fond : construire un syndicalisme qui ne trempe pas dans la soupe. C’est attachant. Massivement, cela concerne des gens qui ont une histoire chrétienne de gauche.

  • C’est l’équipe dont tu parles, qui suit ton combat.

Qui suit… non, qui a construit ensemble. De la CGT à aujourd’hui, très peu sont encore là : c’est une poignée, trois ou quatre personnes. De ceux qui ont été virés de la CGT, très peu ont survécu, ne serait-ce qu’à cause de la retraite. Il y a sept ou huit ans, nous étions encore une vingtaine dans le syndicat. Entre la retraite, l’âge, les décès… cette génération a été écrémée.

Mais nous sommes restés liés.

Le deuxième élément, ce sont les origines : ce moule « chrétien de gauche » qui a fait que nous avons trempé là-dedans, sur une démarche collective, de transformation de la société, un peu idéaliste sans aucun doute. Et, pour ce qui me concerne, c’est une construction politique par l’extrême gauche, qui vaccine. Et le fait d’être constamment en contact : la semaine prochaine, nous rencontrons Caselli, Guérini, Tessier, etc., sans arrêt. Mon image d’extrême gauche me protège : les gens de gauche n’essaient même pas de m’acheter. Dans ce milieu-là, ça aide à vivre.

C’est la dynamique collective, fondamentalement… Ce qui est agréable, c’est que nous sommes en train de faire la jonction avec une couche de gens nettement plus jeunes, qui ont quinze ou vingt ans de moins que nous, et qui, y compris aux élections, vont être les porteurs du mouvement. Maintenant, je vais m’effacer ; je ne serai pas tête de liste aux élections, et nous laissons arriver une nouvelle génération, qui est construite sur ces valeurs-là.

  • D’où viennent-ils ?

Ce sont par exemple des Beurs. En tête de liste, il y aura un copain d’origine sénégalaise, des copines beurs, etc. Qui ne viennent pas du moule chrétien, un moule très évident dans notre histoire actuelle.

Il y a ça, et aussi une dynamique. Nous avons radicalisé jusqu’à un certain point et les événements des mois à venir vont aussi être intéressants. En effet, FO a compris que nous nous installons dans le paysage et que nous sommes un vrai danger. Les politiques, ils s’en branlent ; c’est pour la gamelle. Encore deux ou trois pas, et il ne sera plus possible de s’arranger. Or, l’arrangement est très sonnant et très trébuchant pour eux, énorme. L’enrichissement d’un mec comme Argy n’est pas marginal. Ce n’est pas le doublement du salaire ; c’est tout autre chose.

Il m’a dit : « Je ne vais pas à la gamelle chez les socialos. » Alors, je lui ai dit : « Tu es maqué avec Gaudin. »

Il a été présent au premier rang, à tous les meetings de Gaudin. Lui, c’est sonnant et trébuchant, point à la ligne. Il va dans toutes les écoles de formation de FO en parlant de l’intérêt du trotskisme, des combats, de son appartenance à la Ligue « qui m’a formé »… un délire de malade. Il manifeste avec l’Internationale, mais c’est gamelle matin et soir.

Si tu vas le voir, tu vas te retrouver avec un truc complètement péguant, car tu vas avoir une tonne de mensonges, dont tu vas avoir du mal à te débarrasser.

J’ai trouvé des documents internes à FO dans lesquels il se raconte, pour ses cinquante ans, pour son mariage… Pour son mariage, Guérini, Gaudin, ça se passe au vélodrome, tout est offert ; le buffet est offert par les sociétés de restauration qui livrent la mairie. Leur avocat est celui qui défend tout le foncier de la Ville de Marseille. Quand tu regardes, c’est comme un film sur le parrain.

Ou alors, quelqu’un fait le boulot. Entre nous soit dit, ça peut être intéressant, car il y a un vrai problème sur le devenir de cette ville, entre la faiblesse de ses élites (bourgeoises ou ouvrières, tout confondu) et un vrai terreau de corruption. Quiconque le nie… c’est un débat avec les journalistes qui disent qu’ils n’ont pas de preuves (mais qui ne les cherchent pas).

Mais, de la place que nous occupons, avec cet énorme beefsteak que sont les municipalités, nous savons qu’il y a danger car les esprits sont tout sauf vaccinés contre…

  • Tu penses que c’est la même chose pour les autres grosses collectivités (le Conseil général et le Conseil régional) ?

C’est très variable. À la Région, la corruption est beaucoup moins prégnante ; là-bas, ce sont plus les connivences avec le pouvoir, les nominations au copinage. C’est quand même moins grave. Alors que dans une commune, il peut y avoir des évaporations de pognon, dans le circuit de la propreté (par exemple) sur des sommes qui sont tout sauf marginales, à l’échelle des individus (3, 4 ou 5% des marchés, cela fait des circuits de corruption considérables, qui existent – et tout le monde le sait).

  • Pourquoi les journalistes ne cherchent-ils pas de ce côté ?

Parce que c’est mettre les pieds en dehors de tout. C’est vraiment dangereux, même physiquement, à la limite. Tu peux être cuit, comme journaliste, sur la place. Alors que tout le monde sait. Nous avons des valoches d’histoires à raconter.

  • Même les mairies PC ? Je vais voir le maire d’Aubagne.

Oui. Eux, c’est une sphère spéciale qui est peut-être moins pire.

Quand ça bénéficie à des circuits politiques, ce n’est pas beau, pas bien, tout ce qu’on veut… Mais quand ce ne sont plus que des affaires d’ordre privé, c’est autre chose. La même somme qui s’évapore vers un parti, c’est une affaire (ex : Urba), qui n’est pas jolie… Mais même si ce pognon sert à des choses que je n’aime pas du tout, c’est un circuit politique. Quand ces circuits deviennent strictement privés, on rentre dans des sphères beaucoup plus violentes, où les freins de la démocratie ne fonctionnent plus du tout. Ils ne fonctionnent pas très bien quand ça va dans les caisses d’institutions politiques ou soi-disant associatives, mais quand c’est privé, tu es devant un autre problème.

  • Aparicio tente de me faire rencontrer Bernardini.

À ce moment-là, tu fais un parcours, de la droite à la gauche, en passant par ailleurs. En effet, Bernardini à gauche, ça devient difficile. Surtout, fais gaffe, car tu vas te retrouver avec une matière première ingérable.

  • Je ne prends que des gens de gauche déclarés. Leur comportement, leur parcours, ne sont pas forcément…

Le problème, c’est que Bernardini, devant un micro, ne te racontera pas grand chose. Il est assez passionnant, a une connaissance extrêmement fine des circuits existant sous les tables, mais il n’est pas con.

(BERNARDINI comme MENNUCCI refuseront de me recevoir, note de l’auteur de ces ITW en 2019).

  • Comme il a été marginalisé, il peut me dire des choses. Mais je ne suis pas à l’affût de révélations. Ce n’est pas une enquête.

Le problème, c’est qu’il faudrait que les pieds soient mis dans le plat un jour. C’est une nécessité démocratique. Tu ne formeras plus de dirigeants, sauf à l’extrême gauche, justement, parce que nous sommes en dehors de cela. Alors que je suis politiquement un jaurésien contrarié, fondamentalement, depuis toujours. La Ligue a longtemps hésité à m’intégrer, mais maintenant, je suis loin d’être le plus à droite dans la Ligue.

  • Tu y es toujours.

J’y suis toujours. Je ne l’ai jamais quittée. Dans la Ligue, tu parviens à former des dirigeants, et c’est une raison importante pour laquelle je ne suis jamais parti.

Dans les syndicats, tu y arrives encore, avec les limites que je t’ai décrites. Et c’est une des questions majeures du syndicalisme. Tu ne peux pas former de dirigeants à côté d’autres qui s’enrichissent, ou qui se laissent aller à des malversations.

Après, c’est très compliqué. En ce qui concerne le brave type qui demande l’embauche pour son fils, nous traitons ces questions en imposant qu’elles soient collectives. Il faut choisir : si tu demandes au maire l’embauche de ton fiston, ce qui est compréhensible pour un père ouvrier sans relations, sans les réseaux que peuvent avoir certains autres, tu n’es plus Secrétaire du syndicat. C’est le genre de frontière qu’il faut savoir garder, et cela doit se faire en l’annonçant très en amont, de façon à ce que tous connaissent la règle. Là, tu protèges la santé de ton syndicat. C’est ce que nous faisons.

Il nous arrive d’aller négocier le recrutement du fils d’un mec, pour des raisons sociales (ex : une femme très malade, comme nous avons eu à le faire récemment pour une famille en situation désespérée), mais nous le faisons collectivement. Tout le monde sait ce que nous faisons. Après, ça marche ou non (avec Gaudin, ça ne marche pas).

  • Ça marche avec des maires qui s’y prêtent.

Oui, mais il y a là-dessus un espace pour un jeu acceptable. Mais pour que ce soit acceptable, il faut que tout soit dicible. Dans les écoles de formation, nous disons que cela doit être racontable à une assemblée générale.

  • Je ne trouve pas cela critiquable. En revanche, le dirigeant qui s’en met…

Tu en as : des dirigeants de la CGT à Istres, à Aix, alors que la CGT est soi-disant vaccinée en bloc. A la CGT des communaux d’Aix, ils sont vendus. Tout le monde le sait, c’est officiel, et l’appareil ne parvient pas à les éliminer. La CGT des éboueurs privés, pour ne parler que de mon secteur, est composée de corrompus et, visiblement, tout le monde le sait bien. Tu vois la dégénérescence que cela crée…

  • Tu imagines, pour le personnel politique. Eux sont au cœur du système. Le syndicalisme peut bénéficier, mais les politiques gèrent directement de l’argent public.

C’est pour cette raison que je dis : chacun à son poste, et que j’enrage contre les journalistes. Je ne vois pas pourquoi nous nous bougeons le cul pour continuer à être libres de dire ce que nous avons à dire, et pourquoi eux ne le font pas. Les journalistes devraient avoir des syndicats à la hauteur, qui leur permettent d’ouvrir leur gueule. Ils ne s’en donnent pas les moyens, pas du fait d’une corruption, mais parce qu’ils préfèrent garder les avantages acquis.

Encore que, quand Argy offre des places pour Béjart (à 150 €), à quasiment tous les journalistes de la place marseillaise… c’était la première fois de ma vie que je ne pouvais pas aller à un spectacle pour des raisons de fric, alors que Béjart est pour moi emblématique. Quelques semaines plus tard, j’apprends que tous les journalistes qui comptent ont reçu des offres de la secrétaire d’Argy expliquant que « monsieur Argy se fera un plaisir de vous offrir, si vous voulez… » (il faut le lui demander). Ils y sont allés.

Ce sont tous ces circuits que je pense qu’il faut parvenir à casser, un jour ou l’autre.

  • Sinon, le syndicalisme est cuit, mort.

Pas que le syndicalisme ; l’associatif aussi, qui est dans un état déplorable (j’y ai milité dans les quartiers nord). Tous les contre-pouvoirs sociétaux, dès qu’ils deviennent des forces sociales qui comptent, sont menacés : en avant les brouettes d’offre.