Libérer la production, mais aussi se libérer de la production Entretien

, par ARTOUS Antoine, Critique Communiste (rédaction), VINCENT Jean-Marie

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Dans son dernier ouvrage, Critique du travail — mais c’est une préoccupation plus ancienne chez lui, ainsi cet article de 1977 sur « La domination du travail abstrait », toute une dimension de la réflexion critique de Jean-Marie Vincent porte sur ce qu’il appelle la perte de « la centralité [du travail] dans les pays économiquement développés » et s’ordonne autour de deux axes. D’abord, une critique d’une certain tradition marxiste pour laquelle « la téléologie du travail c’est-à-dire la logique en marche de l’activité l’environnement, celle qu’on donne et qui se donne pour la manifestation la plus fondamentale de l’autoproduction de la société et de l’humanité, fournit ta clé d’une véritable compréhension du marxisme et de la conception dialectique du monde ». Ensuite, l’esquisse d’une perspective : « Il ne s’agit pas seulement de libérer la production, mais aussi de se libérer de la production en cessant d’en faire l’axe de gravité des activités sociales et de l’action des individus. »
C’est autour de ces thèmes que l’entretien a été organisé.

  • Critique communiste — Dans un article de 1977 sur « La domination du travail abstrait » tu soulignes que non seulement le travail est pas une donnée aussi naturelle qu’on le dit parfois, mais encore qu’on ne peut comprendre la place que le travail va occuper dans la modernité sans faire référence à la production capitaliste dans laquelle le travail est d’abord production de valeur.

Jean-Marie Vincent — Pour répondre à cette question, assez complexe, il faut partir d’un étonnement, l’étonnement devant le fait que le travail est considéré comme une réalité naturelle, c’est-à-dire comme quelque chose qui va de soi. Or, justement, le travail, du moins tel que nous le connaissons dans la société actuelle, ne devrait pas aller de soi car il est tout le contraire de quelque chose de naturel, c’est une réalité tout à fait artificielle ; non au sens de pure construction de l’esprit, mais une réalité artificielle au sens où l’on parle d’artefact : un produit humain, un produit de la société.

Le travail est un produit de la société dans la mesure où il est le résultat d’un ensemble d’opérations sociales, le fruit d’un arbitraire social : les activités humaines sont orientées, polarisées vers la production non pas de produits utiles ou satisfaisant directement les besoins, mais vers la production de marchandises, c’est-à-dire vers ce qui permet la reproduction du capital. C’est la production de valeurs qui est fondamentale, toutes les activités humains sont ainsi appelées à être transformées en vecteurs de valeur, à devenir des activités mesurées, calculées, étalonnées en fonction de ce quelles pourront rapporter à ceux qui possèdent les moyens de production et les moyens culturels, etc., bref tout ce qui est essentiel pour contrôler les activités humaines.

Tout est dominé par une rationalité qui est une rationalité du calcul des activités humaines. Mais, entendons-nous, il s’agit d’un calcul bien particulier des activités humaines, d’un calcul qui n’a pas pour objectif l’efficience en général mais qui entend en fait que ces activités trouvent leur point de relation et de rencontre, leur ajustement et leur entrelacement grâce à la valorisation. C’est bien parce que des activités ont une forme valeur ou produisent de la valeur quelles se mettent en relation. Les interrelations humaines sont, par suite, dominées par les échanges de valeur. Les individus dans leurs relations les uns aux autres se confrontent comme porteurs, producteurs de valeur, mais également comme individus qui ont une place dans la société en fonction des valeurs qu’ils sont capables de produire ou de s’approprier.

Lorsque l’on s’interroge sur l’intersubjectivité et les interactions des hommes entre eux, on trouve certes dans ces relations des aspects affectifs très éloignés de toute mesure, mais ces relations affectives, apparemment les plus importantes pour les individus et les plus immédiates, sont en réalité le plus souvent surdéterminées par les échanges de valeur. Le problème qui se pose alors est de savoir comment comprendre, arriver à démonter ces mécanismes faisant que presque toutes les activités sociales et presque toutes les relations interindividuelles, même les plus quotidiennes, sont dominées par la mesure abstraite des activités, donc par la forme valeur du travail, c’est-à-dire ne sont pas complètement elles-mêmes. Le travail étant entendu comme la polarisation des activités humaines vers la production de capital et de plus-value.

  • Critique communiste — Toujours dans ton article de 1977, tu soulignes que les théoriciens les plus lucides de la bourgeoisie, comme Hegel, ont dès le XIXe siècle attribué au travail une nature profondément ambivalente. D’un côté « le travail comme pratique transformatrice — transformation réciproque du sujet et de l’objet — est apprécié de façon positive (contrairement à ce que les anciens pensaient de la poiésis) ; de l’autre, le travail industriel qui, bien qu’il soit le plus socialisé, « apparaît comme une réalité négative », comme un « reflet dégradé du premier ». Dans son immense majorité, le mouvement ouvrier s’est souvent contenté de retourner ce discours en opposant au travail industriel capitaliste une société qui, en quelque sorte, mette le travail au premier sens du terme, « le travail comme pratique transformatrice », à sa vraie place.

Jean-Marie Vincent — Le programme de la social-démocratie allemande de Gotha de 1875, dont Marx a fait une critique radicale, est un bon exemple de cette tradition dominante du mouvement ouvrier, de sa vision du travail comme producteur de richesses et comme instrument de l’homme démiurge, c’est-à-dire de l’homme qui transforme, s’enrichit à travers son activité de travail, s’approprie à travers le travail les richesses naturelles, y compris ses propres capacités vitales. On a donc l’idée d’un travail, qui serait la richesse par excellence et l’activité humaine la plus haute.

Je crois que les conceptions lassalienne ou ricardienne que l’on trouve dans le mouvement ouvrier à ses débuts sur le droit au produit intégral du travail traduisent bien cette approche. C’est l’idée que le travail est une activité consciente et centrale et que l’individu placé dans le cadre du rapport salarial se fait ravir non seulement du surtravail mais sa créativité et l’intégrité de sa personne. Il est nécessaire de rompre avec ce type de conception qui est beaucoup trop chargé de considérations normatives et morales.

  • Critique communiste — Dans Critique du travail, tu soulignes que si la tradition marxiste a pris ses distances par rapport aux socialistes ricardiens qui proclament le droit au produit intégral du travail et considèrent l’exploitation comme une atteinte à l’intégrité physique et morale du travail, elle a pourtant, dans son immense majorité, véhiculé ce type de vision du travail.

Jean-Marie Vincent — Oui. Je pense également que la tradition marxiste n’a pas vu quelque chose d’autre de très important dans le passage du travail artisanal au travail industriel : la séparation entre le travailleur et les moyens de production n’a pas que des aspects négatifs car elle permet d’envisager, du moins potentiellement, que les individus circulent dans la production et changent de tâche. Cette séparation et l’apparition du travail « libre » — en opposition au travail de l’esclave ou du compagnon — constituent à bien des égards une immense révolution. Bien sûr, cela signifie la soumission des travailleurs à une division du travail dans l’entreprise et dans l’ensemble de l’économie qui en fait le plus souvent des travailleurs n’ayant que des fonctions très limitées et subordonnées dans la production. Mais, potentiellement cette séparation permet des rotations, des échanges, etc.

Il me paraît complètement rétrograde de vouloir revenir à l’idée du travail qui serait un travail complet et totalisant au sens traditionnel du terme, dans lequel chacun ferait entièrement son objet, à la façon d’un artisan ou d’un ingénieur. Prenons l’exemple de Georges Friedmann, qui est pourtant un très bon sociologue du travail. Il avait une idée tout à fait utopique, au mauvais sens du terme, de ce qu’il appelait la recomposition du travail ; thématique, il est vrai, qui revient régulièrement sur le tapis. Tous ceux qui vont dans ce sens veulent croire que l’individu pourrait se réaliser complètement dans le travail industriel ou, de nos jours, post-industriel. Pour ma part, je pense que la réalisation de l’individu ne peut pas être centrée sur le travail, qu’elle passe bien sûr par l’autonomie dans le travail, mais également par l’autonomie hors du travail et dans de multiples activités.

  • Critique communiste — Si le mouvement ouvrier a été dominé par le type de vision du travail dont nous venons de parler, tu soulignes que Marx, tout au moins dans sa période de maturité, la remis en cause.

Jean-Marie Vincent — C’est en effet le cas si on lit certains textes très importants de Marx comme ceux des Grundisse sur le machinisme et les systèmes automatiques, ou comme certains passages du Capital et des Théories sur la plus-value, ou encore des textes épars dans la correspondance.

Dans sa période de maturité, Marx a très bien compris que transformer la société n’était pas mettre les travailleurs à la place du capital, mettre le salariat au pouvoir ou encore organiser la société autour du travail salarié et du travail abstrait. Transformer réellement la société, c’était, pour lui, plus particulièrement transformer les relations entre travail et non-travail, faire que ce dernier ne soit pas simplement comme un temps de récupération, un temps d’évasion ou de loisir, considéré comme fuite par rapport au travail, mais que temps de travail et temps hors du travail forment ensemble une temporalité que les individus arrivent à maîtriser.

  • Critique communiste — Ce qui veut dire que, contrairement à ce qu’écrit Jacques Rancière par exemple (il n’est pas le seul), Marx a dépassé l’horizon de l’avant-garde ouvrière de l’époque, qui était essentiellement marqué par la volonté d’arrêter le mécanisme de « dépossession de leur travail et de leur intelligence » produit par l’industrialisation. Mais, pour ce faire, il a dû également remettre en cause l’approche qu’il avait lui-même dans un texte comme les Manuscrits de 1844 du travail capitaliste comme travail aliéné.

Jean-Marie Vincent — Dans ce texte, la conception de Marx du travail aliéné est l’idée que dans la société capitaliste le travail est perte de soi-même. A travers le travail, l’individu se trouve non seulement, confronté à l’oppression et à l’exploitation, mais il voit ses propres forces appropriées par le capitaliste.

Par la suite, l’approche de Marx deviendra plus complexe. Même si la formule se maintient parfois, la problématique de l’aliénation au sens fort du terme, à la façon dont elle existe dans les Manuscrits de 1844, disparaît peu à peu car Marx se débarrasse d’une vision de l’activité humaine qui serait essentiellement une activité de production d’objets. Cette activité lui paraît beaucoup plus multiforme, l’activité de production, c’est-à-dire le travail sur des matières premières et sur le monde objectif, n’étant qu’un des éléments, une partie des activités humaines.

Le travail aliéné est remplacé par une autre thématique : la confrontation, l’opposition du travail concret et du travail abstrait, dont Marx dit qu’il y a là une de ses découvertes essentielles. Il est important de comprendre que ce couple n’indique pas une opposition entre le « bon » travail et le « mauvais » travail, mais signifie que toute une partie importante des activités concrètes de l’homme devient le support du travail abstrait qui renvoie non à une moyenne sociale, mais au fait que les activités humaines servent à produire de la valeur et à reproduire du capital.

On n’est plus alors face à l’idée du travail aliéné, mais face à au couple travail concret/travail abstrait qui, je le répète, n’est pas l’opposition entre le bon et le mauvais travail. Les deux sont indissocialblement liés. La libération du travail est pour Marx la disparition de ce couple, le fait que l’activité de production devienne une composante d’un ensemble d’activités des hommes qui seraient des activités libres.

Dans son livre De l’aliénation et la jouissance, Pierre Naville essayait déjà d’expliquer que la véritable libération du travail n’est pas le travail autogéré, au niveau de l’usine ou de l’atelier appartenant aux ouvriers. La démocratie dans le travail, la véritable libération du travail est la disparition du couple travail concret/travail abstrait au profit d’activités libres à différents niveaux permettant les échanges entre individus, des rotations, etc. Là est l’idée fondamentale de Marx qui fait s’évanouir le thème de travail aliéné.

  • Critique communiste — Voyons plus en détail ce que tu appelles la centralité du travail et sa crise.

Jean-Marie Vincent — La centralité du travail ne veut pas dire seulement que, dans la société actuelle, tout le monde est obligé de travailler pour vivre ; c’est également la domination du travail abstrait, de la valorisation sur toute la vie. Si on reprend la thématique wéberienne de l’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, il me semble évident que des individus qui sont obligés de travailler sont en même temps des individus qui doivent contrôler rationnellement leur vie, c’est-à-dire arriver à investir leurs efforts de façon rationnelle afin de bien se vendre, de mettre toute leur vie sous l’angle de la réussite au travail, de la réussite professionnelle afin de monter dans la hiérarchie sociale, donc dans la hiérarchie du travail, voire de franchir le pas, en devenant des utilisateurs du travail des autres, des capitalistes.

La centralité du travail, c’est tout subordonner à la réussite dans le travail, y compris les rapports affectifs dans la famille. Si l’on veut réussir socialement et professionnellement, vendre de manière efficace son travail, il faut disposer du travail domestique : la centralité du travail est par conséquent aussi la subordination des femmes dans le travail domestique, le maintien dans la famille de certaines relations d’origine patriarcale. Aujourd’hui c’est tout cela qui est remis en cause...

  • Critique communiste — Avant d’aller plus loin, je voudrais que tu apportes une autre précision. Tu viens de faire référence à Max Weber, au début de l’entretien, et tu as parlé de mesure, de calcul des activités humaines. Ce qui me frappe, c’est la façon dont de nombreux auteurs, y compris se réclamant de Marx, reprennent comme telle la thématique wéberienne de la rationalisation des activités humaines basée sur le calcul. Or, dans divers textes, tu prends à contre-pied cette approche, en parlant d’une conception qualitative de la valeur, en expliquant que la quantification n’est qu’un problème second car, pour qu’elle puisse exister, il faut que le travail humain devienne la marchandise force de travail, travail abstrait producteur de valeur.

Jean-Marie Vincent — En effet, on oublie souvent de poser la question qui devrait se poser lorsqu’on entend dire que le travail d’un individu vaut quelque chose, que l’on peut le mesurer et que l’on peut calculer des activités hétérogènes et diversifiées en les ramenant à un étalon commun. Il faut se demander comment il est possible de calculer ainsi l’activité humaine. Il faut s’étonner du fait que l’activité humaine puisse être quantifiée.

Certains renvoient alors au temps de travail. Mais qu’est-ce que le temps de travail ? On ne travaille jamais de la même façon, avec les mêmes instruments. Même lorsqu’on travaille sur la même machine, il existe des différences dans le temps. Certes, on peut quantifier les heures de travail d’un individu, pourtant cela ne fournit pas la clé permettant de comprendre, au niveau de l’ensemble de l’économie, comment on peut attribuer des prix à des heures de travail. Cela ne donne pas non plus la clé permettant de savoir pourquoi un type de travail est mieux payé qu’un autre.

Marx parle bien du travail simple et de travail complexe mais, en disant cela, sans s’en rendre clairement compte, il révèle que c’est la société qui dit que des travaux sont simples et d’autres non. Pourquoi le dit-elle ? Au nom de l’utilité de tels ou tels travaux ? Mais à quoi sont-ils ? Va-t-on faire référence à la qualification ? Les seules données objectives auxquelles on peut alors renvoyer concernent le temps de formation, mais la formation est un privilège très inégalement réparti.

On se trouve bien devant le fait que la mesure de la force de travail relève d’un arbitraire social, de rapports sociaux spécifiques et d’opérations sociales faisant que certains travaux sont très bien évalués et d’autres beaucoup moins.

L’élément premier n’est donc pas la quantification, mais la constitution du travail comme valeur, plus exactement la constitution du travailleur en force de travail possédant une valeur, c’est seulement dans un second temps qu’arrivent la mesure et la quantification. De nombreux économistes montrent que l’agrégation de travaux humains différents est, à la limite, impossible : pourtant cet impossible se réalise en permanence, parce que justement il existe un arbitraire social présidant à ce processus.

  • Critique communiste — Poursuivons avec l’évolution du statut du travail. Dans des articles récents [1] tu renvoies aux analyses de Marx dans les Grundisse, qui constatait déjà que le travail sous sa forme immédiate, celle du rapport direct à l’objet, à l’instrument et au produit du travail, cède de plus en plus le terrain devant des formes médiates d’activité productive, tout en ajoutant que la coopération n’est pas seulement celle qu’il analysait dans « le Capital. Tu parles alors, en reprenant une de ses formules, de l’existence d’un general intellect.

Jean-Marie Vincent — Il me semble très important de saisir la socialisation en cours dans le travail qui aujourd’hui est avant tout une réalité sociale. Le travail est socialisé, sans doute de façon contradictoire, mais il n’existe pas de travail individuel qui ne soit connecté avec de multiples activités de travail chez d’autres. On ne rencontre pas un exercice solitaire de la force de travail, mais un exercice à la fois individuel et collectif.

Poser le problème de la coopération et de l’interdépendance dans le travail va dans le sens de ce que Marx avait esquissé avec son idée de « general intellect, dans le sens d’une sorte de travail collectif, intellectualisé, multiforme dans lequel d’ailleurs le travail concret n’est plus du travail de type artisanal ou du travail effectué par l’ouvrier de métier qu’on pouvait relativement facilement réduire à des prestations individuelles.

L’existence de ce general intellect fait que l’intelligence dans le procès de production ne peut plus être considérée comme l’intelligence de quelques décideurs, commandeurs ou ingénieurs, mais comme une intelligence mobile et ramifiée de plus en plus incontrôlable par un chef d’orchestre, par un management censé être tout-puissant. Il s’agit d’un travail souvent polyvalent, confronté en permanence à l’intelligence objective du système de production et de machines, mais développant face à cette intelligence morte des formes de coopérations complexes qui ne peuvent être dominées par quelques individus seulement. Ainsi, par exemple, dans la production automobile, les interdépendances sociales en jeu sont formidables. Cet aspect des choses me paraît fondamental.

  • Critique communiste — La situation n’est donc plus la même que celle dont parlait Marx dans ses analyses du Capital sur le machinisme et la grande industrie, sur le despotisme d’usine et l’appropriation des puissances intellectuelles de la production par le capital ?

Jean-Marie Vincent — Cette appropriation existe toujours, mais dans des conditions très différentes. Au début du machinisme, la captation des puissances intellectuelles de production était relativement simple. Les ouvriers, disons tayloriens avant Taylor, cantonnés à des tâches tout à fait parcellaires, n’étaient pas capables d’avoir une intelligence générale et directe de toute la production ; par ailleurs, les ingénieurs ou assimilés pouvaient être facilement agglomérés à la direction des entreprises.

Aujourd’hui, tout cela ne tient plus. Aucune entreprise post-taylorienne — ne discutons pas pour savoir s’il existe des survivances tayloriennes — ne peut fonctionner sans faire appel à la subjectivité des travailleurs, à leur capacité d’inventer. Le management de ces entreprises est obligé de les faire participer aux micro-décisions, le capital se réservant le contrôle au niveau des macro-décisions, les investissements, la stratégie, etc. Tout cela veut dire que le capital ne peut plus contrôler comme avant les puissances intellectuelles de la production. Pour arriver à le faire, au moins partiellement et indirectement, il est obligé de chercher à limiter les communications, de cloisonner les relations dans les collectifs de travail et d’empêcher la coopération de jouer à plein.

En ce sens, il introduit des éléments de parasitage dans le general intellect, mais il est obligé de procéder ainsi, il a de moins en moins les moyens d’avoir un contrôle direct. La complexité du general intellect fait qu’il ne peut être totalement bridé, mais cela ne veut pas dire qu’actuellement il fonctionne comme coopération pleinement consciente ; il s’agit plus d’une potentialité que d’une effectuation déjà en acte.

  • Critique communiste — Tu parles de solutions post-tayloriennes, il me semble qu’il s’agit plus de tendances, de réponses sans cesse remises à jour face à la crise d’un modèle social de production, que de solutions cristallisées.

Jean-Marie Vincent — En effet, il n’existe pas encore de modèle post-taylorien. Le capital n’arrive pas à trouver un nouveau paradigme de contrôle social comme l’a été le taylorisme. Le post-taylorisme, ce sont des tendances, mais cela ne constitue pas un système achevé.
J’ajoute qu’il existe aujourd’hui un autre moyen de contrôle social qui est le licenciement et le chômage. Mais le capital ne peut le développer sans risque car il y a danger de délitement des rapports sociaux dans toute une série de secteurs de la société, atteignant des milieux qui jusqu’à présent, étaient un soutien du capital, ainsi une partie des cadres. Le capital est donc confronté à de graves problèmes face aux incidences des évolutions technologiques qu’il a mises en branle pour casser les équilibres de l’Etat providence et du compromis fordiste.

  • Critique communiste — Nous allons finir en évoquant la perspective dont tu parles dans Critique du travail et que j’ai soulignée dans l’introduction à l’entretien : celle d’une émancipation qui ne consiste pas seulement à libérer la production, mais à se libérer de la production. Peux-tu au passage dire ce que tu penses de l’approche d’André Gorz.

Jean-Marie Vincent — Il me semble qu’André Gorz a un point aveugle très important : il imagine une société dans laquelle, à travers la réduction de la durée du travail et le partage du travail, on aurait suffisamment de temps et de moyens pour être libre en dehors du travail. C’est donc l’idée d’une libération hors du travail, le travail restant une activité de caractère contraignant, relevant de la sphère de l’hétéronomie selon sa formule.

Pour moi, s’il y a hétéronomie dans le travail, il ne peut exister d’autonomie dans le temps hors travail, le non-travail ne peut être autonome si le travail est hétéronome. Je crois d’ailleurs, comme je l’ai souligné au début de l’entretien, que c’est aussi l’approche du Marx de la maturité, même si ses vues sont parfois difficiles à reconstituer car exposées de façon souvent fragmentaire. Mais cette approche est manifeste dans les passages des Grundrisse sur les systèmes automatisés : l’autonomie dans le travail devaient pour lui se conditionner réciproquement sur la base d’une réduction importante du temps de travail.

Et il est vrai que le passage a une semaine de vingt-cinq ou trente heures serait déjà une révolution, et pourrait avoir des effets qualitatifs importants à condition, évidemment, de ne pas être travailleur précaire sous-payé, à condition aussi de pouvoir travailler comme de changer de fonction et d’activité afin d’ouvrir le champ de l’expérience.

J’insiste sur ce dernier aspect des choses car il s’agit d’un problème qui pointe à l’horizon. Les études faites par des spécialistes ont montré que, à l’horizon 2000, toute personne au travail devra au moins suivre deux stages de reconversion au cours de son activité professionnelle. Ce que Marx appelle parfois l’idiotisme du métier commence donc à être dépassé par l’extraordinaire virulence des changements technologiques.

Diminution de la durée du travail, changements d’activité au cours de ta vie dans le travail, transformation de la vie hors travail en autre chose que la simple récupération, transformation des loisirs, tout cela me semble dessiner une autre vie. À quoi il faut ajouter le passage massif des femmes au travail qui bouleverse à terme les relations familiales et pose déjà autrement la question du travail domestique. Bien sûr, la situation actuelle n’est pas satisfaisante, les femmes ne se satisfont plus de la situation qui leur est faite et peuvent contribuer à des changements radicaux en remettant en cause les équilibres du travail et de l’éducation.

Dans cette perspective, la conduite de la vie pourrait ne plus se faire uniquement autour du travail et de la réussite professionnelle, mais pourrait se faire autour de la perspective d’une réussite dans les relations aux autres, dans les échanges intersubjectifs.

  • Critique communiste — Ce qui est également frappant, c’est qu’André Gorz n’envisage pas de rupture avec le système de production actuel. Dans Métamorphoses du travail, sa critique de ce qu’il appelle la « raison économique » est moins radicale qu’il n’y paraît car, finalement, pour lui, il n’existe pas d’autres façons d’organiser la production, qui relèvera toujours de la sphère de l’hetéronomie.

Jean-Marie Vincent — André Gorz pense effectivement que l’économie capitaliste est indépassable ; son idée est donc de la réduire à un secteur limité des activités sociales à côté duquel on peut développer des activités autonomes. Cette affirmation est difficilement acceptable parce que les mécanismes capitalistes imposent leur logique à toute la société. Un capitalisme maîtrisé et relégué à un rôle partiel est impossible. Il faut dire au contraire que la rationalité capitaliste est parfaitement dépassable et qu’il est possible de contrôler ou de supprimer un certain nombre d’automatismes sociaux si on met fin à deux choses essentielles.
D’abord le marché du travail. Cela ne veut pas dire que tout le monde va travailler n’importe comment ni n’importe où, mais qu’il existe pour tous un minimum de revenu en plus de ce minimum, il existe des moyens, différentiellement répartis en fonction des appréciations portées socialement sur les activités. Ainsi on peut imaginer que les activités rebutantes soient mieux payées que d’autres.

Ensuite le marché des capitaux. Ce qui ne veut pas dire mettre fin à toute forme d’échange libre des moyens de production par leur planification centralisée : on peut, par exemple, inventer des systèmes souples, mais contrôlés, d’aliénation des moyens de production ainsi qu’une régulation de la répartition des crédits bancaires.

Si ces marchés n’existent plus, les mécanismes sociaux peuvent devenir très différents. Cela n’implique pas la disparition de tout calcul économique et je ne pense pas que la question de la planification doive rester la Question essentielle, même s’il peut y avoir des modalités de planification à tel ou tel niveau de l’économie. Plus généralement, je crois que la politique ne doit pas contrôler toute l’économie ; il faut laisser une certaine différenciation entre les deux et donc admettre certains automatismes économiques non fondés sur la valorisation.

  • Critique communiste — Tes dernières remarques soulignent que, à sa façon, André Gorz met le doigt sur le traitement qu’a pu avoir la tradition marxiste de la question de l’appropriation collective des moyens de production, en regard de ce qui est la séparation des moyens de production d’avec le producteur direct opérée par le capitalisme. Toi-même, dans un article récent, tu signales les difficultés de Marx « « hanté par l’idée qu’il faut mettre fin a la séparation entre producteurs et moyens de production [...] différencier l’autonomisation des processus par rapport à tout contrôle social, de l’autonomie comme fonctionnement automatisé qui n’exclut pas elle certaines formes de contrôle social [2] ».

Jean-Marie Vincent — La séparation entre les travailleurs et les moyens de production est négatives dans le cadre capitaliste, parce que les moyens de production sont possédés comme du capital et pèsent sur la force de travail comme une force étrangère. Les travailleurs, comme le dit Marx, sont expropriés, et c’est pour cela que cette expropriation doit être réparée par une appropriation collective des moyens de production.

On voit bien aujourd’hui que l’appropriation étatique des moyens de production, loin de résoudre le problème, ne fait que l’aggraver. C’est donc dans une autre direction qu’il faut aller, plus précisément dans le sens d’une appropriation qui permette de concilier le bien public et l’initiative des individus et des groupes. Autrement dit, il faut inventer des formes de propriété sociale qui puissent se constituer et se dissoudre sous contrôle démocratique en favorisant la créativité du plus grand nombre.

La liberté d’entreprendre est aujourd’hui un leurre ou une caricature (la liberté d’exploiter autrui), mais elle peut devenir une véritable liberté, la liberté de choisir ses occupations, la liberté de chercher de nouvelles connexions aux autres et au monde. C’est pour cela qu’il ne doit pas y avoir de relation fixe aux moyens de production et que la séparation physique entre travailleurs et moyens de production (les systèmes automatisés) doit être développée. Le capitalisme contemporain multiplie les échanges de valeur, mais il mutile les échanges symboliques et la production de significations. De nouvelles formes d’appropriation collective peuvent, elles, enrichir et élargir vraiment les échanges humains.

P.-S.

Propos recueillis par Antoine Artous.
Critique communiste, n° 136, p. 73-78, hiver 1993-1994.

Jean-Marie Vincent Online, [sans date].
URL : http://jeanmarievincent.free.fr/spip.php?article311

Notes

[1Jean-Marie Vincent, « Max Weber et la constellation du matérialisme historique », in Actuel Marx, n° 11 ; et « Les automatismes sociaux et le general intellect », in Futur antérieur, n° 16.

[2Jean-Marie Vincent, « Max Weber et la constellation du matérialisme historique », article cité, p. 76

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