Depuis quelque temps, des délégations de tous les pays débarquent en Palestine. Pour protéger le peuple palestinien. Les Palestiniens les appellent : « The internationals », les internationaux. Ces délégations ont un but politique : aider à faire appliquer les résolutions de l’ONU (retrait de l’armée israélienne des Territoires occupés, démantèlement des colonies juives, droit au retour des réfugiés). Suite au silence et même la complicité des États-Unis et de l’Union européenne à la politique meurtrière d’Israël, ces missions civiles sont accueillies par les Palestiniens avec un grand enthousiasme et un nouvel espoir dans un contexte où l’Intifada continue sans qu’une solution soit imminente. Cet enthousiasme est nourri par le caractère des délégations. Les internationaux ne font pas qu’observer comment les Palestiniens se font humilier et maltraiter par un État sioniste qui tue dans l’impunité. Ils essaient de percer les check-points illégaux, installés en territoire palestinien, ils lèvent le drapeau palestinien devant la Maison d’Orient, ils ne reculent pas tout de suite devant les bombes lacrymogènes. Tout ça reste symbolique, certes, mais les Palestiniens se sentent moins isolés, et il y a un lien avec le grand mouvement d’antimondialisation capitaliste. Venus principalement d’Europe et des États-Unis, ils sont en Palestine occupée pour y accomplir des actes de type désobéissance civile, des actions non-violentes actives mais aussi comme témoins de la guerre quotidienne menée par l’État israélien contre l’ensemble de la population palestinienne.
Claude Leostic, responsable du groupe France Palestine Solidarité :
« Nous nous sommes joints à une mission civile pour la protection du peuple palestinien, c’est-à-dire une mission d’observation de ce qui se passe en Palestine occupée, des violences imposées par l’État terroriste d’Israël, et c’est surtout un appel à nos gouvernants pour qu’ils passent à l’action pour protéger la population civile palestinienne qui est victime d’un apartheid inacceptable. »
En chantant « We shall overcome one day », on marche vers le check-point de Bethléem. Les autorités militaires ne nous laissent pas passer. Discuter ne sert plus à grand-chose. Nous continuons à avancer. Les soldats se mettent en ligne. Les manifestants aussi, en chantant « Nous vaincrons ». Quand quelqu’un donne la consigne
« go », les premiers rangs poussent. Ça bouscule un peu, mais on n’arrive pas à percer. Après une demi-heure, l’officier de police montre un papier avec deux ordres : pas de permission de traverser le check-point, et interdiction pour la presse de filmer. C’est la procédure habituelle avant qu’ils lancent les bombes lacrymogènes. Les organisateurs décident d’en rester là, mais promettent de revenir avec des centaines d’internationaux une semaine plus tard.
Le jour suivant, à Ramallah, nous assistons à une marche qui va vers un poste militaire, installé à quelques centaines de mètres du centre de Ramallah. La route vers Bir Zeit, où se trouve la célèbre université, est coupée et fermée.
Marwan Barghouti, le responsable de l’OLP en Cisjordanie, nous confie :
« L’intifada continuera. Personne au monde ne peut arrêter cette Intifada. Le peuple palestinien n’acceptera qu’une seule solution : la fin de l’occupation israélienne avec un calendrier très strict pour le retrait total des territoires occupés. »
Dans son discours à la manifestation, Marwan Barghouti ajoute :
« Au nom de toutes les fractions nationales palestiniennes, je remercie fortement tous nos amis qui viennent d’Europe pour montrer leur solidarité, leur soutien pour notre lutte, pour notre Intifada. Merci, parce que cela montre que nous ne sommes pas isolés, face un gouvernement terroriste israélien. Nous vaincrons l’occupation et obtiendrons la paix dans la région. Free, free Palestine, free, free Palestine. »
Pierre Galand, responsable du groupe belge de l’ABP :
« Ici nous sommes en train de manifester une solidarité avec un peuple qui mène un combat avec une juste revendication d’autodétermination et qui mène un combat pour obtenir que la communauté internationale prenne enfin en compte les droits d’un peuple, celui d’être protégé, celui d’avoir droit à son État, à la mise en œuvre des résolutions de l’ONU. C’est assez simple à dire, mais il semble que la communauté internationale trouve ça très difficile à faire. Nous, peuples d’Europe, sommes prêts à prendre nos responsabilités. Que l’Europe aussi fasse son travail. C’est un message direct à Monsieur le ministre Louis Michel. »
Dans son speech, Pierre Galand fait revivre les victoires du passé pour donner de l’espoir dans les victoires à venir :
« Aujourd’hui, vous les Palestiniens, vous luttez contre le colonialisme. Et nous savons que tous les peuples qui luttent contre le colonialisme obtiennent leur indépendance. Vous luttez contre l’apartheid. Nous savons que le peuple sud-africain a gagné contre l’apartheid. Vous luttez contre l’occupation. Et nous savons que les peuples qui luttent contre l’occupation, dans l’Histoire, ont toujours obtenu leur indépendance. »
Mustapha Barghouti, le responsable des ONG palestiniennes qui organisent les délégations internationales sur place déclare :
« Les missions nous donnent un message clair : nous ne sommes pas seuls. C’est le début de la globalisation d’un mouvement mondial de solidarité avec le peuple palestinien, comme avec l’Afrique du Sud à l’époque. Ceci n’est que la première vague. Cette campagne ne cessera pas avant la fin de l’occupation, avant l’établissement de notre propre État. »
À la fin de la délégation, après une conférence de presse à Jérusalem, Mustapha Barghouti se fait arrêter deux fois, officiellement parce qu’il n’a pas le permis de se déplacer de Ramallah vers Jérusalem. Deux députées européennes qui l’accompagnent, se font également tabasser par les soldats israéliens. Sans que cela provoque le moindre scandale. Imaginez le cinéma si un policier palestinien tabassait un membre de la Knesset !
Au check-point à Ramallah, qui coupe une vingtaine de villages et l’université de Bir Zeit de la ville, les internationaux essaient de faire reculer deux jeeps et trois blindés, transporteurs de troupes. La députée européenne Luisa Morgantini, et Claude Leostic, organisent le groupe pour assurer que les internationaux soient devant et les Palestiniens derrière eux. Les soldats israéliens visent plutôt les Palestiniens que les internationaux. C’est une consigne qui s’applique à toutes les activités des internationaux en Palestine.
Dès qu’on s’est trop approché des jeeps, les premières bombes lacrymogènes sont tirées.
Les jeeps avec les soldats, atteints par leur propre lacrymogène rejeté par les manifestants, se retirent... On fait reculer les blindés ! Mais ils reviennent aussitôt. Pour lancer plus de lacrymogènes. On pleure un peu, on se regroupe et de nouveau en avant. À un moment donné, un soldat pointe son fusil sur les manifestants. Un moment effrayant. Comme on est trop près des jeeps, leurs lacrymogènes les gênent. Alors ils jettent des bombes sonores. Tout se termine dans un brouillard insupportable.
Pierre Galand :
« Ici c’était une manifestation pacifique. On a vraiment mis tous les Européens devant. Les Israéliens occupent ce territoire illégalement. Et c’est quand même leur faire savoir qu’ils n’ont pas à être là. Au début ils ont reculé et maintenant ils emploient leur moyens traditionnels. On les a fait reculer, ce qui est une petite victoire morale. Pour l’histoire on pourra dire qu’ils ont reculé et puis maintenant, voilà, c’est nous qui pleurons. »
Chaque jour, nous faisons le bilan de la journée et nous préparons la journée à venir. C’est dans ce type de réunions que des malentendus sont discutés, des disputes résolues et le groupe soudé. Le lendemain, nous assistons à une manifestation des Femmes en Noir, un mouvement israélo-palestinien pour la paix et contre l’occupation. Marc Abramovicz et Henri Hurwitz, deux progressistes juifs, se préparent.
Marc Abramovicz (UPJB) :
« On est dans la délégation belge. Mais nous sommes deux juifs. Alors pour nous faire remarquer, on prend un calicot pour remplacer par l’art notre petit nombre. »
Henri Hurwitz (UPJB) :
« Je suis ici parce que je viens soutenir la cause palestinienne. L’oppression des Palestiniens est inacceptable et d’autant plus que je suis juif, je ne peux pas accepter que de pareilles choses se produisent. Ça me semble une honte pour la culture juive. » L’organisatrice des Femmes en Noir : « Je suis Israélienne. Je fais partie du mouvement de la paix. Ceci est une marche contre l’occupation de la Palestine. Sharon devrait arrêter l’occupation, parce que c’est horrible pour les Palestiniens et à long terme c’est autodestructeur pour Israël. »
Le soir, Samir, l’infatigable et excellent organisateur palestinien, organise les différents groupes. Il y a une action à Bir Zeit, qui suscite une petite discussion. Les étudiants palestiniens ont proposé aux internationaux de percer le check-point, ouvrir la route pour rouvrir l’université. Ce n’était pas prévu dans le programme et ça risque de chauffer. Il faut une centaine d’internationaux pour réussir l’action. D’autres vont à Haifa pour visiter des villages palestiniens de 1948, non reconnus par Israël, et le troisième groupe va à Naplouse.
Dans l’autocar pour Naplouse, la guide palestinienne explique que de temps en temps les colons descendent des collines pour battre les gens qui récoltent les olives. Ils ont fermé l’école, battu les enfants (!) et jeté des lacrymogènes. Elle a vu nos actions sur différentes chaînes de télévision arabes et commente :
« Votre action ces jours-ci en Cisjordanie et Gaza vient à un moment crucial. Maintenant les gens sentent qu’au moins, au niveau populaire, vous êtes avec nous. Le siège au check-point, les Palestiniens le subissent chaque jour. Quand vous vivez vous-mêmes ce qui se passe ici, vous serez peut-être plus forts en Europe pour en parler autour de vous. »
On passe devant un poste de la police palestinienne à Naplouse, détruit en avril par un F-16.
Nous allons vers un poste militaire avec les étudiants de An-Najah National University. À cause de l’arrivée de quelque 150 internationaux, les chars ont reculé de 200 mètres sur les hauteurs. Cela reste un retrait symbolique, parce qu’après notre départ, ils reviendront. Mais les petites victoires symboliques comptent aussi, plutôt sur le plan moral que sur le plan militaire.
Sous la fine pluie qui commence à tomber, nous allons essayer de les faire reculer encore un peu plus. Pendant que les infirmiers déploient leurs brancards, les soldats tirent une première salve. Ils tirent à balles réelles, mais en l’air et sur le côté. Pour nous dissuader de continuer. On sait toujours après où ils ont tiré. On ne sait jamais avant où ils vont tirer. Et les brancards tout prêts à servir à côté de notre petite marche vers les tanks, ce qui n’est pas très rassurant non plus. Mais on avance quand même. Quelques mètres. Les soldats tirent de nouveau à balles réelles, mais à côté. On avance encore quelques mètres. Encore une rafale. Là, les organisateurs décident d’arrêter.
Claude Leostic :
« Les soldats ont déjà tiré plusieurs salves pour nous prévenir qu’il ne faut pas continuer. C’est un endroit qui est glissant et si jamais ils lancent des bombes lacrymogènes comme d’habitude, nous allons être piégés, donc je pense qu’il faut arrêter. »
Paul-Emile Dupret, assistant au Parlement européen :
« C’est un peu un jeu de force. L’idée c’est quand-même d’être présent juste devant les tanks, puis faire des actions répétées, venir et harceler d’une certaine manière. Pendant qu’on était ici, ils n’ont pas empêché les gens de passer au check-point. Ils ont reculé. C’est ça qui est important. »
En sortant de Naplouse, il faut repasser les check-points, comme les Palestiniens. Et on est bloqué, comme les Palestiniens. Qui, en Europe, se rend compte de la galère quotidienne de ces dizaines de chauffeurs de camion qui sont bloqués quatre, cinq, six heures par jour ? Ils sont livrés à la mauvaise volonté des autorités israéliennes. Étranglement de l’économie palestinienne, humiliation de la population, punition collective... Ces chauffeurs ne verront pas leur famille ce soir. Et pas de bouffe dans l’assiette. Des raisons en abondance pour se venger. By all means necessary.
Le soir, on regarde Al Jazeera pour admirer les exploits des autres internationaux le même jour au check-point qui mène à Bir Zeit. Ils ont harcelé les soldats pendant des heures, démantelé un check-point et planté un drapeau palestinien. Il y a de quoi être fier.
On voulait aller à Hébron. Là où 200 colons des plus extrémistes se trouvent au cœur même de la ville Palestinienne de 150 000 habitants. Ici, 300 Palestiniens ont été assassinés par les colons et par l’armée israélienne, pour la « sécurité » de 200 colons. Absurde. L’armée nous bloque en route. Retour direct à Jérusalem. À l’hôtel, on se concerte. On est frustrés. Le moral n’est pas au zénith. Il y a eu des disputes dans le bus. Il faut vite trouver une activité utile. On décide qu’un groupe restreint essaie de nouveau d’aller à Hébron, que les Italiens vont à Bethléem et que les autres vont à la Maison d’Orient à Jérusalem Est.
La Maison d’Orient est le siège de l’OLP à Jérusalem. Était, parce que depuis août 2001, dans une autre action de « riposte », Israël l’occupe. C’est le drapeau de l’occupant qui y flotte. Nous voulons nous rassembler pacifiquement devant la maison, une forteresse maintenant, avec de grands blocs en béton devant l’entrée. Quelqu’un a l’idée de montrer un petit drapeau palestinien. Personne ne s’imaginait la réaction violente des membres du Shin Bet, la sécurité intérieure d’Israël. Après à peine dix secondes, crac, le membre du Shin Bet arrache le petit drapeau de Nordine, le Belge-Marocain. À ce moment, une militante de la délégation française, Mireille, arrive avec un grand drapeau palestinien, emprunté à un délégué italien. Nordine, ravi, se précipite pour l’aider à le déployer. Les membres du Shin Bet, excités comme des taureaux devant un drapeau rouge, font une incursion, protégés par des soldats. Ils essaient d’arrêter Nordine, mais les internationaux l’arrachent de leur mains. Nordine passe sous la barrière. Intact. Pour ne pas devoir rentrer les mains vides, les gorilles du Shin Bet prennent Laurent, un des plus sages Français.
Le Shin Bet ne lâche pas le morceau et fait une deuxième incursion. Cette fois-ci, nous n’arrivons pas à empêcher l’enlèvement musclé de notre cher Nordine. Aussitôt on réclame sa libération.
Daniel Vanhove de l’ABP est resté zen pendant les deux incursions. Mais il a très bien observé.
« J’ai vu où se trouve le terrorisme. Celui dont on ne parle jamais. Dans la grande messe planétaire contre le terrorisme, on oublie de parler d’un certain terrorisme d’État auquel on assiste aujourd’hui de manière flagrante. »
Lever le drapeau palestinien devant la Maison d’Orient à Jérusalem Est, n’est-ce pas de la provocation ? Michel Warshawski, responsable du Centre d’Information Alternative, est très clair :
« Ce n’est pas de la provocation. C’est très utile. C’est montrer qu’il y a une certaine opinion publique à travers le monde qui n’accepte pas l’occupation, qui n’accepte pas les méthodes utilisées par le gouvernement israélien, qui reconnaît la Maison d’Orient comme le centre du peuple palestinien à Jérusalem et qui refuse la loi de l’occupant. Avant les accords d’Oslo, le pays s’était couvert de drapeaux palestiniens et petit à petit s’est imposé, sans texte de loi, le fait que ce soit illégal. Ainsi le drapeau palestinien, qui était très légitime avant les accords d’Oslo, est devenu illégal. »
Nous fêtons le réveillon à Ramallah en présence de Yasser Arafat qui, avec les chars israéliens sous la fenêtre, nous remercie d’avoir quitté nos proches pour célébrer le nouvel an avec les Palestiniens. Quant à lui, il continue son combat « pour la paix des braves ». Et nous ? Nous continuons à renforcer les brigades internationales en Palestine !
« Stop occupation ! Free Palestine ! »
Chris Den Hond, janvier 2002