Jusqu’à l’été, l’année 1973 avait été calme sur le plan social en Allemagne occidentale. Mais la tension montait très vite dans les entreprises : l’inflation qui en Août atteignait 7,32 % par rapport au mois d’Août de l’année précédente conjugait ses effets à ceux de la fiscalité pour attaquer le pouvoir d’achat des travailleurs. Cela ne faisait ressortir que plus cruellement la « modération » dont les syndicats avaient fait preuve lors des négociations salariales de la fin de 1972. Dans la plupart des cas, ils s’étaient contentés d’augmentations nominales de 8 à 10 % par an, dans quelques cas assez rares ils avaient obtenu 11 %. Hans la métallurgie en particulier, le plus grand syndicat du monde, l’IG Metall, s’était montré particulièrement réceptif aux appels du gouvernement de Willy Brandt, si réceptif que 60 % des syndiqués s’étaient prononcés contre l’accord ce qui n’empêcha pas la direction de l’appliquer en proférant des menaces contre les révolutionnaires qui critiquaient cette attitude complaisante.
Le patronat lui-même se rendit compte qu’il ne fallait pas trop tirer sur la corde et dans de nombreuses entreprises négocia avec les comités d’entreprise des accords complémentaires qui consentaient des primes diverses, bien au-delà du salaire de base des conventions collectives. Cette générosité n’allait naturellement pas jusqu’à remettre en question la dynamique de l’accumulation et du profit, et surtout se révélait très sélective : ceux qui en profitaient étaient essentiellement les ouvriers les mieux placés sur le marché du travail dans une période de haute conjoncture. Pour les autres, les compléments n’étaient guère plus importants que ceux qu’ils avaient arraché les années précédentes. Aussi lorsqu’il apparut au printemps que l’inflation ne serait pas contenue, mais au contraire risquait de s’accélérer, l’agitation se fit-elle plus vive. Dans la métallurgie et la sidérurgie, l’IG Metall dut se faire l’écho de ce mécontentement et tenta au mois de Mai d’ouvrir de nouvelles négociations avec le patronat afin d’obtenir des compléments de vie chère. Il se heurta à une fin de non-recevoir brutale : les dirigeants capitalistes ne voulaient pas faire de concessions générales mais pensaient limiter les frais en faisant des concessions minimales dans les points les plus chauds.
Il ne restait plus aux travailleurs qu’à se lancer dans l’action sans l’appui des syndicats.
Mieux qu’en 1969. Avec les immigrés !
Entre le mois d’Avril et le mois de Septembre, une vague de grèves spontanées ou sauvages secoua la métallurgie et la sidérurgie. Dans plus de 190 entreprises, plus de 160 000 ouvriers et ouvrières bousculèrent les consignes de prudence de la bureaucratie syndicale et forcèrent dans la majorité des cas le patronat à faire des concessions substantielles. Il s’agissait d’un mouvement qui par son extension son ampleur et sa combattivité dépassait celui de Septembre 1969 (140 000 grévistes). Mais le fait sans doute le plus remarquable de cette période chaude fut l’entrée en lutte des travailleurs immigrés (en particulier à Lippstadt et chez Ford à Cologne). En ce sens le bond en avant de la lutte des classes était considérable et confirmait s’il en était encore besoin, que la classe ouvrière d’Allemagne n’acceptait plus passivement les rythmes de l’accumulation du capital.
Mais pour autant, la bataille ne s’est pas déroulée sans difficultés, voire sans défaites. En effet, le patronat et le pouvoir s’étaient préparés à cette épreuve de force. En Rhénanie du Nord-Wesphalie, la police qui s’était déjà fait la main sur les « gauchistes » au cours des dernières années, intervint avec brutalité à plusieurs reprises. Par ailleurs, dans les entreprises le patronat joua à fond sur les tendances à la collaboration de classe ancrées dans les comités d’entreprise ou les sections syndicales.
Quand les circonstances le permettaient, il suscita la formation de commandos de matraqueurs avec des cadres, des agents de maîtrise et quelquefois des techniciens. En outre, il joue à fond sur la presse et la télévision (après une courte période où cette dernière donna de véritables informations), soit pour minimiser les conflits, soit pour les présenter sous un jour défavorable aux travailleurs. Face à cette orchestration de moyens multiples, la classe ouvrière ne pouvait malheureusement opposer que des armes encore très embryonnaires. Dans plusieurs entreprises, les militants du Parti Communiste (DKP) pouvaient jouer le rôle de coordinateurs, de diffuseurs d’information, mais la ligne politique de leur organisation la réunion des couches anti-monopolistes - ne leur permettait pas de mener bataille avec décision, c’est- à-dire sans arrières pensées opportunistes.
Encore les limites du spontanéisme
Quand aux organisations de l’extrême-gauche, leur implantation dans les entreprises était encore trop faible pour qu’elles puissent toujours contre-balancer avec succès les manœuvres de la bureaucratie syndicale et co-gestionnaire, ou appuyer avec efficacité les « hommes de confiance syndicaux » (Vertrauenslente) ou les comités de grève. Dans les usines Hella de Lippsdtat, un groupe maoïste (KPD) fournit l’aide nécessaire pour la création d’un comité de grève composé essentiellement de travailleurs immigrés. De même aux usines Ford de Cologne quelques militants maoistes et spontanéistes donnèrent vie au comité de grève avec des représentants des travailleurs turcs (dont 300 venaient d’étre licenciés), mais ils commirent l’erreur de ne pas mener parallèlement le combat à l’intérieur du syndicat et de ne pas tout tenter pour populariser la lutte auprès des autres entreprises locales. Ils furent de ce fait paralysés devant la contre-offensive patronale et le combat se termina par une lourde défaite (l’extrême-gauche décapitée dans l’usine, de vives tensions entre les travailleurs allemands et les immigrés.)
L’obstacle bureaucratique
C’est dire qu’on ne saurait concevoir le processus actuel de radicalisation de façon linéaire. Une étape importante, certes, a été franchie entre 1969 et 1973, puisque la classe ouvrière fait de moins en moins confiance à la politique co-gestionnaire et qu’elle ressent de plus en plus ses intérêts comme contradictoires à ceux du capital. Mais elle a de lourds handicaps à surmonter pour dépasser les divisions entre Allemands et immigrés et pour perdre ses illusions sur les possibilités du réformisme. De ce point de vue les prochaines batailles à l’intérieur du mouvement syndical (le DGB) auront une très grande importance. La bureaucratie syndicale, particuliérement celle de l’IG Metall, a été fortement secouée par la dernière vague de grèves. Elle se voit aujourd’hui obligée de proclamer qu’on ne l’y reprendra plus à passer des accords trop favorables au patronat en période d’inflation. Malgré les appels du pied du gouvernement, elle laisse entendre qu’elle exigera des augmentations annuelles allant de 12 à 20 % ainsi qu’un raccourcissement de la période de validité des conventions collectives (7 mois au lieu de 12 ou 13 mois). Mais cette attitude, apparemment combattive, n’est pas exempte de contradictions. D’abord les directions syndicales refusent avec entêtement de s’engager dans une politique d’accords collectifs articulés sur la réalité des entreprises (betriebsnache Tarifpolitik) qui impliquerait entre autres que les conventions régionales soient complétées par des accords d’entreprise (conformément à des règles établies à l’échelon de la branche ou de la région). Quand on sait qu’il y a jusqu’à 40 % des salaires constitués par des primes ou suppléments, décidés au niveau de l’entreprise, sans intervention syndicale, on se rend compte que ce serait pourtant là le moyen de mettre une limite à l’arbitraire patronal en même temps que de dépasser la parcellarisation des luttes. Aussi faut-il bien admettre que la bureaucratie syndicale craint que cette politique d’articulation de la branche ou de la région avec les entreprises soit l’occasion d’un renforcement de la base et plus précisément des « hommes de confiance syndicaux » créés pour combattre l’influence des comités d’entreprise les plus enlisés dans la collaboration de classes. En d’autres termes, la vie syndicale deviendrait plus active, plus démocratique et les rapports avec les partenaires capitalistes encore plus tendus. Les grèves risqueraient de devenir plus nombreuses et les perspectives de la paix sociale à laquelle la bureaucratie est si attachée reculerait encore un peu plus dans le lointain. 11 faut noter par ailleurs que les dirigeants syndicaux se sont lancés dans une véritable chasse au sorcières contre les militants d’extrème-gauche. Plusieurs fédérations d’industrie ont interdit sous peine d’exclusion l’appartenance à l’opposition syndicale rouge (RGO) formée par des maoistes (KPD) et se servent de cette interdiction pour attaquer tous les militants de tendance révolutionnaire. Tous ceux qui se battent pour plus de démocratie pour des augmentations de salaires non hiérarchisées, etc... sont traités en suspects, calomniés selon les méthodes les plus éprouvées. Le patronat ne s’y est pas trompé qui à la veille des négociations pour 1974 durcit son attitude et par l’intermédiaire des hommes politiques qui lui sont proches mène une grande agitation pour une politique autoritaire des revenus (voir par exemple les dernières déclarations de Franz Joseph Strauss). Selon toute vraisemblance, il ne tient sans doute pas à ce que les choses aillent jusque là, mais il est bien décidé à tout faire pour que les syndicats ne donnent pas une expression aux poussées venant d’en bas.
Répression contre l’extrême-gauche
Tout cela doit par surcroit être relié au climat policier et répressif qui se développe en réaction à l’accentuation de la lutte des classes. En janvier 1972, une décision fermant une grande partie de la fonction publique aux militants d’extrême-gauche (du DKP aux groupes révolutionnaires) a été prise par la conférence des présidents des Etats régionaux. Malgré les critiques de la gauche social-démocrate, elle vient d’être reconduite sans grandes difficultés par les chrétiens démocrates et les sociaux-démocrates unis en la matière. La police n’est naturellement pas en reste, son armement « anti-émeutes » se perfectionne un peu tous les jours et lors du voyage de Brejnev à Bonn, on lui a donné l’occasion de se faire la main en matière de perquisitions et d’arrestations arbitraires. La cible à ce moment là était constituée par des militants maoïstes, mais il était alors déjà clair que toute la gauche du mouvement ouvrier était visé... avec la bénédiction de Willy Brandt. De façon générale, les forces de répression et le pouvoir essayent de présenter les révolutionnaires comme des criminels de droit commun ou des criminels en puissance, c’est-à-dire comme des gens dont les idées conduisent nécessairement au crime. Malheureusement on ne peut pas dire que face à cette campagne, l’extrême-gauche fasse preuve d’une combativité et d’un sens politique suffisants. Le DKP, lui-même atteint par la répression, refuse toute forme de solidarité avec les « gauchistes » qu’il attaque en des termes dignes de la presse bourgeoise, les maoïstes de leur côté sont très prompts à formuler des exclusives contre les révisionnistes ou les trotskystes « contre-révolutionnaires ». On ne peut donc s’étonner si la classe ouvrière, qui pourtant regarde aujourd’hui avec plus de sympathie les positions de l’extrême-gauche, est loin de voir clair dans ces problèmes et surtout de saisir la répression comme la manifestation d’une politique essentiellement dirigée contre elle.
Désarroi dans la social-démocratie
C’est bien pourquoi, la radicalisation des travailleurs semble surtout avoir pour effet d’augmenter dans l’immédiat la confusion dans les rangs de la social-démocratie. Les jeunes socialistes (JUSO) ont fait beaucoup parler d’eux en prenant spectaculairement la défense des grèves spontanées contre les cris d’orfraies des commentateurs de la presse bourgeoise. Pour cela, la droite du parti, qui tend à s’organiser en fraction, les a attaqué violemment et a cherché à obtenir quelques exclusions ou sanctions exemplaires, mais sans résultats probants. Le gouvernement et la direction du parti social-démocrate ont paru beaucoup plus soucieux d’éviter des remous trop sérieux que de garantir une unité de façade. Willy Brandt a de nouveau promis des réformes sociales, mais son gouvernement donne une impression de grande indécision. Sa politique économique et financière est pour une large part déflationniste on prévoit d’ailleurs un ralentissement de l’activité économique en 1974 - mais elle ne se donne pas vraiment pour but de diminuer radicalement le taux d’inflation. Elle apparait avant tout dictée par la volonté d’éviter des affrontements trop violents entre les classes, tout en respectant les impératifs les plus urgents dé l’accumulation du capital. Aussi sur le plan social n’y-a-t-il pas grand chose de fait. Herbert Wehner, l’ancien maître de l’appareil du parti, déjà déçu par les atermoiements dans l’application des accords avec l’est, s’est ému récemment de cette paralysie qui peut rapidement porter atteinte à la popularité du pouvoir. Il dénonce en conséquence le rôle démesuré reconnu au petit parti libéral sans se rendre compte qu’il n’y a là qu’un symptôme d’un malaise plus général. La social-démocratie navigue au jugé sans perspective à moyen ou à long terme.
Perspectives pour les révolutionnaires
Dans cette situation, les marxistes révolutionnaires, malgré les obstacles, ont de grandes possibilités d’intervention. Comme nos camarades du GIM (section allemande de la Quatrième Internationale) l’ont montré à plusieurs reprises (notamment lors de l’interdiction de séjour d’Ernest Mandel et lors de l’arrestation de dirigeants du KPD maoiste), la solidarité contre la répression peut se développer et devenir une véritable campagne politique de dénonciation des plans anti-populaires de la bourgeoisie. Comme ils l’ont montré également, il existe des forces importantes dans le mouvement syndical qui sont décidées à refuser la politique de capitulation de la bureaucratie. Il s’agit donc de les rassembler et de leur donner des perspectives d’action immédiate sur les salaires, les augmentations égales pour tous, l’échelle mobile, la lutte contre la vie chère, l’unité des travailleurs. L’enjeu est d’importance : il faut donner à la classe les moyens politiques et matériels d’affronter les prochaines offensives du capital.
J.M. V