« Les Autres voix de la planète » : contre-sommet du G7

, par Rédaction des Cahiers du Féminisme

Recommander cette page

La campagne Les Autres Voix de la planéte » contre la tenue du G7 à Lyon a pour mot d’ordre : « Chômage, dette, guerre, ca suffit ! ». En sont partie prenante aussi bien des syndicats, des associations de lutte contre le chômage, des associations de défense des droits des femmes, que des groupes de solidarité avec les luttes des populations dans le tiers monde, et certaines ONG de développement ; facon de dire bien haut qu’aujourd’hui, plus que jamais, chômage au Nord, ajustement au Sud, et pauvreté partout sont les facettes d’un même processus : la mondialisation du capitalisme.

La dette du tiers monde, supposée la grande menace pour l’économie mondiale dans les années quatre-vingts, a bizarrement cessé d’occuper le devant de la scene officielle. Et pour cause : depuis la fin de la décennie, les pays industrialises ont réussi à écarter le spectre du défaut de paiement : avec des dispositifs sophistiqués de reduction de la dette, la situation s’est consolidée. Et les pays « remboursent ».

Une croissance appauvrissante

En effet, le poids de la dette, silencieusement, n’a cessé de s’accroître au cours de ces années. Son montant total est passé de 1 128,1 milliards à 1 410,9 milliards de dollars entre 1988 et 1993. Cela représente un service de la dette, c’est-à-dire une charge annuelle de remboursements, de 161,1 milliards en 1993, contre 154,2 milliards en 1988. Or, au cours de cette même période, le poids représente par ces remboursements sur les recettes d’exportations (qui constituent les ressources en devises des pays endettés) est passé de 19,9 % à 16,3 %. Bonne nouvelle ? Pas tant que cela, dans la mesure où cette évolution n’est pas due à un allégement de la charge, mais bien à un effort supplémentaire d’exportations et ce malgré les barrières protectionnistes (déguisées) que les pays industrialisés opposent aux marchandises des pays du tiers monde.
Or, pour mettre en place des stratégies de croissance « tirée par les exportations », selon la langue de bois des technocrates de l’ajustement structurel, les gouvernements des pays endettés ont fait payer le prix fort à leurs populations, et particulièrement aux femmes.
Tout cela a commencé en réalité avant que l’on parle de problème de dette. Dans les années soixante-dix, les banques occidentales ont prêté tout-va, aux pays du tiers monde et surtout l’Amérique latine, les capitaux en surnombre qui s’étaient multipliés comme des petits pains, selon les lois, toujours un peu mystérieuses, de la finance internationale. Comme l’explique François Chesnais, loin d’impliquer un sacrifice pour les pays industrialisés (ou du moins leurs capitalistes), ces prêts ont représenté une occasion d’enrichissement accru [1], les gouvernements des pays emprunteurs achetant avec ces crédits des usines clés en mains et autres coûteux gadgets (sans parler du matériel militaire).

Or, ce n’était certes pas le moyen de mettre en place un processus de développement. Les industries, quand elles ont tourné, ont créé très peu d’emplois, mais ont coûté cher en importations. Dans l’agriculture, c’est avec des crédits et des subventions gouvernementales, tirés en grandes partie de ces emprunts à l’extérieur, que se sont développées les productions d’exportation (soja, canne à sucre, mais aussi bétail). Or, du point de vue d’un développement véritable, ces cultures présentent trois vices fondamentaux : elles accélèrent les processus de concentration des terres et d’appauvrissement des petits paysans ; elles contribuent à dégrader les sols ; et enfin elles constituent un facteur décisif d’exclusion des femmes dans l’agriculture : quand une région se spécialise dans une culture de rente valorisée sur le marché mondial, nécessitant crédit et assistance technique, en bref quand les choses deviennent « sérieuses », ce sont les hommes qui s’en occupent.

Au cours des quinze dernières années, années d’« ajustement », les choses se sont encore aggravées. Les exportations étaient censées permettre de payer la dette, mais aussi, dans l’imagination débridée des théoriciens de la Banque mondiale, de faire entrer les pays dits « en développement » dans l’ére de la mondialisation, de la modernité, de la rationalité. On connait le résultat : destruction du tissu industriel local qui pouvait exister (le Chili en est un exemple), chute des salaires réels de parfois près de la moitié, coupes sauvages dans les dépenses publiques, licenciements, privatisations, etc.

Les ravages de l’ajustement

Les femmes ont été les premières victimes de ce grand ménage. Elles l’ont été d’abord par la coupure dans les dépenses sociales : à Harare, capitale du Zimbabwe, le nombre de femmes mourant en couches a doublé en deux ans, à la suite d’une baisse d’un tiers des dépenses publiques de santé, résultant de l’application d’un programme d’ajustement structurel [2]. Mais les femmes sont touchées aussi, comme l’explique Sophie Bessis (cf. interview), en tant que travailleuses. Ce sont elles qui cultivent l’essentiel des produits alimentaires, surtout en Afrique ; ce sont elles qui constituent l’immense majorité du secteur informel urbain ; elles sont nombreuses également à travailler dans les industries de zones franches, et plus généralement dans les filiales des firmes multinationales à la recherche de bas salaires — même si pour ces firmes, cet « avantage » du tiers monde est aujourd’hui relativisé par l’austérité dans les pays industrialisés... Des travailleuses salvadoriennes de ces zones ont manifesté, l’an passé, pour dénoncer les conditions de quasi-esclavage qui rêgnent dans ces entreprises, l’absence totale de droit syndical, les mauvais traitements et les humiliations... [3]
Les femmes sont donc partout en première ligne pour subir les ravages de l’ajustement structurel. Elles le sont d’autant plus que, si les organismes internationaux et les agences de développement se targuent désormais de prendre en compte leur existence et leur « contribution économique », s’ils mettent éventuellement en place des projets dits « spécifiques » en direction des femmes, à l’échelle macro-économique, celle où se décident les grandes orientations et où s’évaluent les résultats, elles restent les oubliées.
Le Rapport mondial sur le developpement humain des Nations unies pour 1995 note que les conséquences de l’ajustement sont d’autant plus dramatiques pour elles qu’il n’existe pas de volonté politique des gouvernements d’y remédier. Ainsi, au Mexique, « entre 1984 et 1989, le rapport hommes-femmes en termes de salaires pour la catégorie des travailleurs urbains est passé de 77 % à 72 % ; et même aprés la reprise de l’économie en 1992, le salaire des femmes était toujours inferieur d’un quart a celui des hommes. Le salaire feminin total est passé de 71 % de celui des hommes en 1984 à 66 % en 1992 » [4]. Quand on sait que le salaire réel des hommes a lui-même dans certains cas diminué de moitié... Enfin, poursuit le rapport, « Les discriminations à l’encontre des femmes sur le marché de l’emploi n’ont cessé de s’accroître. C’est dans les secteurs de l’economie caractérisés par des salaires peu élevés que les femmes se sont massivement concentrées. L’ouverture des “maquiladoras” (usines de sous-traitance) situées de long de la frontiére avec les États-Unis et dont l’activité est tournée vers l’exportation, a certes permis à la proportion de femmes employées dans le secteur industriel de passer de 15 % en 1984 à 18 % en 1992, mais le coût d’une telle augmentation a été lourd puisque les salaires des femmes dans ce secteur se sont effondrés, passant de 80 % à seulement 57 % de celui des hommes. » À tout cela, il faut ajouter les licenciements dans le secteur public et les services (où la part des femmes employees est pas-see de 42 % à 35 % au cours de la même période) et ]’augmentation du sous-emploi dans les campagnes (ou la proportion de femmes salaries a diminué de 8 %). Or, comme on le sait, le Mexique était le modèle de l’ajustement structurel, le bon élève du FMI, le pays qui montrait que paiement de la dette et croissance pouvaient aller de pair... jusqu’en décembre 1994, où l’effondrement du peso et le retrait massif des capitaux spéculatifs qui avaient afflué, ont montré que même du point de vue libéral le modèle n’était pas tenable.

Aujourd’hui, l’ajustement structurel a fait long feu. Les institutions internationales, comme les pays du G7, ont bien pris conscience qu’il a mis la plupart des pays du tiers monde au bord de l’explosion sociale, comme l’a montré l’insurrection du Chiapas. Ce n’est pas pour autant qu’ils ont des solutions de rechange, dans la mesure où ils ne peuvent pas sortir du credo néolibéral, et que le marché doit rester l’alpha et l’omega des politiques proposées. Leur seule trouvaille a été, voici déjà quelques années, l’invention de l’« ajustement à visage humain » : quelques programme d’allégement de la pauvreté, en direction des populations les plus touchées.

Dans cette optique, l’intérêt aussi récent que massif pour les femmes prend un autre éclairage : ce sont les femmes qui vont être chargées de maîtriser la soi-disant « explosion démographique » du tiers monde, dont le démographe Hervé Le Bras a montré qu’elle était largement un fantasme [5] ; ce sont elles qui restent les soutiens de familles, responsables de la sante et de l’éducation des populations futures ; ce sont elles qui vont être considérées comme d’inépuisables gisement de productivité et d’efficacité dans l’agriculture ; ce sont elles qui sont majoritaires dans le secteur informel regardé depuis plusieurs années comme un formidable potentiel d’emploi et de créativité, hors des réglementations paralysantes des États...

Toute cette rhétorique rappelle les discours tenus dans les pays industrialisés sur la famille, censée servir d’amortisseur à la crise économique, venir à bout du désarroi social et culturel... Au Nord comme au Sud, les femmes restent des instruments.

Cela ne veut pas dire que leur sortie, au moins partielle, de l’invisibilité économique et leur prise en compte dans les statistiques ne constituent pas un pas en avant, ni un point de départ pour les associations des pays concernés qui voudront s’en saisir. C’est pour parler — encore trop rapidement... — de ces femmes qui, en Asie, en Amérique latine, en Afrique, se regroupent et luttent pour survivre, que nous avons consacré ce dossier aux questions de développement.

Notes

[1François Chesnais, La mondialisation du capital, Syros Alternatives économiques, 1994.

[2PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, p.44.

[3Volcans, n°17, été 1995.

[4id. p.45.

[5Hervé Le Bras, Les limites de la planète, mythes de la nature et de la population, Flammarion, 1994.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)