Le moment est venu d’être modestes

, par PIGNARRE Philippe

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J’aimerai dans ce texte poser une série de questions pratiques relatives à ce que l’on a l’habitude d’appeler éthique mais en essayant de construire une position que nous pourrions occuper de manière digne face aux autres cultures qui ont développé des traditions différentes de la nôtre. Nous avons un peu trop l’habitude de penser pour toute l’humanité, de parler un peu trop vite à la place des autres. Il nous est arrivé deux choses étranges dont l’examen devrait nous permettre de mieux comprendre ce qui caractérise l’invention médicale occidentale et ses conséquences.

1- La première chose sur laquelle il faut revenir est la question de l’ « effet placebo ». C’est finalement quelque chose d’assez récent. Tout commence après la Seconde Guerre mondiale avec les essais de médicaments « en double aveugle contre placebo ». Dans les groupes formés de patients témoins qui reçoivent une substance inactive ayant la même forme que le candidat médicament, les taux d’amélioration et même de guérison dépassent ce que pouvaient prévoir les experts. Il y a des pathologies - comme la dépression ou l’ulcère d’estomac - dans lesquelles les industriels de la pharmacie savent qu’il est difficile d’obtenir une différence « statistiquement significative » entre le groupe qui reçoit une molécule active et le groupe qui reçoit un placebo. Plus important encore, toutes ces études (des centaines de milliers d’études de ce type ont été réalisées depuis les années cinquante) ne nous apprennent finalement rien sur ce qu’est l’effet placebo, sur ses variations impressionnantes d’une étude à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une molécule testée à l’autre. L’effet placebo semble jouer à cache-cache et échapper à toutes les tentatives faites pour le qualifier définitivement. Ce n’est finalement pas étonnant si l’on considère que ces études ne peuvent pas rendre compte de cet effet puisqu’elles constituent un appareillage technique qui n’existe qu’en assimilant l’effet placebo à un « degré zéro ». Certes, on a vite appris que cet effet zéro était très relatif et variable. Il n’en reste pas moins que l’effet placebo constitue un « angle mort », un degré zéro théorique que l’on acceptera de ne pas comprendre, de ne pas étudier en tant que tel afin de concentrer tout l’effort sur l’action même de la molécule active. L’effet placebo est justement ce qui est mis hors étude.

Dire cela ne disqualifie certainement pas les études des candidats médicaments contre placebo. Mais, en revanche, cela aurait du constituer une leçon de modestie pour la médecine occidentale. Nous ne savons pas de quoi un corps est capable. Si un effet placebo non spécifique, a minima (dans les conditions d’une étude clinique), met en danger la supériorité de nombreux médicaments modernes, ne peut-on pas penser que d’autres cultures, d’autres traditions, ont su développer, cultiver, des techniques pour augmenter ce que nous appelons effet placebo ? Mais alors ces techniques mériteraient certainement un autre nom que celui d’effet placebo.

Mais l’histoire n’a pas eu lieu de cette manière et nous n’avons pas appris, à cette occasion, la modestie. Bien plus, l’effet placebo a été retourné comme un gant et est devenu une raison d’orgueil pour la médecine moderne. Elle a cru avoir enfin trouvé la raison de la confiance que certains patients dans le monde portent à des thérapeutiques incompréhensibles par elle (de l’homéopathie aux cures chamaniques…). « C’est l’effet placebo » a été immédiatement suivi d’un autre cri d’orgueil : « nous aussi nous pouvons faire aussi bien que vous, par effet de notre puissance (de notre blouse blanche) ». C’est devenu un cri de guerre !

Les psychanalystes n’ont pas été en reste. Freud ayant fondé la psychanalyse contre les « techniques de suggestion » toutes mises, grâce à cette désignation, dans le même sac dévalorisant, il leur était facile de proposer une explication tout terrain à la médecine. Etonnante sainte alliance de deux « sciences royales » ! Combien de fois a-t-on entendu dire « l’effet placebo c’est l’efficacité symbolique ». Et on pouvait renvoyer tout ceux qui restaient sceptiques à l’autorité incontestable de Claude Lévi-Strauss auteur d’un article justement intitulé « L’efficacité symbolique » publié en 1949.

Racontant une cure chamanique Lévi-Strauss écrivait : « Or dans tous les cas, la méthode thérapeutique — dont on sait qu’elle est souvent efficace - est d’interprétation difficile ». Et il terminait avec une remarque dont on ne peut pas ne pas remarquer toute l’ironie (et qui n’est évidemment jamais citée par tous les sectataires de l’effet symbolique) : « La comparaison avec la psychanalyse nous a permis d’éclairer certains aspects de la cure chamanique. Il n’est pas certain, qu’inversement, l’étude chamanique ne soit pas appelée, un jour, à élucider des points restés obscurs de la théorie de Freud. »

Autant dire qu’il pourrait être utile de prendre son temps, de déambuler avec les praticiens des différentes techniques de guérison, en se gardant des caractérisations qui dissimulent une intention guerrière du type « nous savons mieux que vous ce que vous faites et pourquoi cela marche ».

2- Mais il faut aussi examiner le rapport que notre médecine moderne entretient avec les plantes utilisées comme médicaments. Cette question nous introduit plus généralement à la question des études cliniques. Nous affirmons aujourd’hui que, grâce aux études cliniques, nous sommes en mesure de savoir quelles sont les plantes efficaces et comment. C’est d’ailleurs là une vieille histoire qui s’est répétée plusieurs fois.

Pendant longtemps le savoir sur les usages médicaux des plantes a uniquement reposé sur les transmissions de savoirs populaires. A la Renaissance, la chasse aux sorcières coïncide avec la tentative de capter les savoirs populaires sur les usages médicaux (mais aussi contraceptifs et abortifs) des plantes. En Europe, on pourchasse les vieilles femmes (elles ont de meilleurs résultats que les médecins ce qui est la preuve de leur pacte avec le démon : on sait déjà mieux qu’elles pourquoi ce qu’elles font marche !) en même temps que l’on réclame le droit exclusif pour les médecins de pratiquer la médecine et que l’on crée des jardins botaniques dans les facultés de médecine (on essaiera même d’apprendre aux étudiants en médecine à herboriser mais cela ne semble pas avoir eu un succès significatif qui aurait pu être à l’origine d’une nouvelle tradition). Parallèlement, les ordres mendiants ramènent d’Amérique du sud des plantes et des savoirs arrachés aux guérisseurs traditionnels. Au XIXe siècle, on va trouver enfin le moyen de détacher le savoir sur les plantes des savoirs populaires. C’est l’invention du laboratoire comme « un lieu clos, purifié, où tout est contrôlé » . On peut voir se constituer le laboratoire avec les études de Pasteur sur les micro-organismes, celles d’Ehrlich sur l’effet des colorants sur les tissus vivants et les cellules et, enfin, les études de Magendie, Caventou et Pelletier sur les plantes. Ce dernier laboratoire associe les chimistes héritiers de Lavoisier et les pharmaciens héritiers de savoirs sur les manières de traiter les plantes pour les conserver. C’est dans ce dernier laboratoire que l’on va apprendre à extraire les alcaloïdes des plantes (comme la coca), à les doser et à les tester sur des animaux. Pour la première fois, le savoir sur les pouvoirs thérapeutiques des plantes ne dépend plus des expériences et des récits accumulés au fil des siècles. C’est le mot d’expérience lui-même qui change de sens. Il est plus juste ici de parler d’expérimentation. Mais cela a une contrepartie : il faut purifier, là où le savoir populaire avançait en complexifiant. Dans le laboratoire moderne, « il n’y a pas de place pour une co-construction qui exige du temps, de la patience, de la maturation » . Ce que l’on trouve dans le laboratoire n’a donc rien à voir avec ce qui découle d’une expérience de savoirs accumulés dans le temps.

On pourrait apprendre ici beaucoup en se tournant vers l’expérience chinoise. Les savoirs sur les plantes n’y sont certes pas des savoirs populaires. La médecine chinoise traditionnelle est une médecine savante qui a accumulé ses connaissances sur plus de 4 000 ans. Mais ce que les chinois appellent le jingyan ne peut pas seulement se traduire par expérience. Il s’agit d’une expérience qui permet de toujours d’avantage complexifier les usages des plantes et de leurs mélanges et qui suppose des modes précis de transmission. Ce qui frappe dans l’art d’utiliser les plantes dans la médecine chinoise (comme dans la médecine ayurvédique) c’est l’art des mélanges. Ils sont bien évidemment incompatibles avec le modèle du laboratoire inventé au XIXe siècle. Ils ne peuvent pas « y entrer » puisque le laboratoire ne fonctionne qu’en purifiant. Les deux « méthodes » avancent en sens inverses.

Alors que l’on prétend que la « captation » des connaissances sur les plantes est désormais rendue facile dans le cadre des pratiques académiques, on pourrait bien plutôt penser que l’on assiste à la répétition permanente de la même tragédie due à notre orgueil. D’abord, parce qu’à chaque fois que nous captons ce type de savoir, nous sommes tentés par l’interdiction et l’éradication guerrière de ceux que nous exproprions. Ce fut le cas avec les vieilles femmes accusées de sorcellerie, avec les guérisseurs au moment des grandes découvertes, et également avec la médecine traditionnelle chinoise. Aujourd’hui où on regarde de manière sympathique (et condescendante) la médecine chinoise on a un peu oublié ce qui s’est passé entre les deux guerres mondiales :

« A cette époque (dans les années vingt), les médecins de formation occidentale considèrent la médecine chinoise comme non scientifique et comme un obstacle à une politique de santé publique et de mise en place d’un système médical national. Ainsi, lors de la première Conférence de santé publique qui se tint en 1929, les médecins de formation occidentale votent à l’unanimité une résolution demandant l’interdiction de la pratique de la médecine chinoise. Pour bloquer cette résolution, les médecins chinois qui, pour la plupart, sont inorganisés, manifestent en masse le 17 mars 1929 à Shanghai, puis créent le Mouvement de la médecine nationale. »

L’opération est toujours la même : s’emparer des plantes qui constituent des médicaments en éliminant les thérapeutes qui en sont les dépositaires.

Mais faire sortir les plantes du réseau dans lesquels leur usage est codifié pour les faire entrer dans un autre réseau, où leur usage deviendra « scientifique », est une opération souvent impossible. Au cours du transfert, toute une partie de l’information sur l’usage sera éliminée, perdue : la même plante a des qualités différentes selon le moment où on la cueille, selon l’endroit où elle pousse et, toujours, selon la manière dont elle est mélangée à d’autres substances. Et nous n’aurons bien souvent capté que du vent...

Le résultat général est une perte régulière des savoirs expropriés, comme si une fois sortis du réseau qui les conservait et les entretenait, ces savoirs étaient condamnés à dépérir puis disparaître. Il est tout de même frappant que la masse des savoirs sur les plantes issue des traditions populaires et des grandes conquêtes aboutisse à une médecine occidentale qui ne dispose quasiment d’aucun remède efficace au XIXe siècle ce qui encouragera les partisans du nihilisme thérapeutique !

Mais on nous dira qu’aujourd’hui les choses sont différentes. Nos études cliniques nous permettent nous donnent le pouvoir de tout tester. Le problème, c’est que dans ce domaine les espoirs ont été déçus. Les études cliniques ont été imaginées comme un moyen de contrôler la mise sur le marché proliférante de médicaments dont on pouvait penser que la plupart étaient plus dangereux qu’utiles. C’est ainsi que les « réformateurs thérapeutiques » ont avec l’aide de statisticiens, avant, pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale imaginés les premiers protocoles des études cliniques. Cela a marché incroyablement bien avec les premiers antibiotiques. Il n’y avait besoin ni « de temps, ni de patience, ni de maturation ». Toute la médecine s’est donc reconstruite autour du modèle des « magic bullets » dont les antibiotiques devaient être les précurseurs mais dont on pensait qu’ils allaient gagner tous les secteurs de la médecine.

Il se trouve que ce modèle a été l’exception et non la règle. L’ensemble des médicaments inventés depuis les antibiotiques n’ont pas été des « magic bullets » mais des substances agissant bien en aval de causes de maladies. Ces causes ont souvent été difficiles à identifier. Le modèle dominant des médicaments est celui des neuroleptiques (inventés en 1952) et des anti-hypertenseurs (inventés au milieu des années soixante) : des médicaments à prendre au long cours, quand ce n’est pas toute la vie.

Or que nous apprennent les études cliniques sur ce type de médicaments ? Une étude clinique dure généralement quelques mois, parfois un an, rarement davantage. Du coup, comment s’étonner que toutes les grandes crises que nous connaissons depuis 10 ans sont liés à des déceptions liées aux études cliniques ? Régulièrement de grandes études de cohortes réalisées sur plusieurs dizaines d’années viennent contredire ce que nous croyions savoir grâce aux études cliniques. C’est le cas avec les traitements hormonaux de substitution de la ménopause, avec les anti-hypertenseurs, avec les antidépresseurs (ne favorisent-ils pas les suicides qui étaient une des principales raisons de leur prescription ?), et même avec des médicaments très modernes comme l’EPO (ne raccourcirait-il pas la durée de vie de ceux qui en prennent ?).

Pour des raisons pratiques évidentes (c’est dans leur définition même), les études cliniques sont faites sur des « critères biologiques intermédiaires » mais rarement sur l’allongement de la durée de vie. Il apparaît de plus en plus que ces critères biologiques intermédiaires sont rarement fiables.

Nous ignorons donc, dans la majeure partie des cas, si les médicaments ont un véritable avantage bénéfices/risques ! Il n’est qu’à lire chaque mois une revue comme Prescrire. Dans l’immense majorité des cas « on ne sait pas » si les nouveaux médicaments sont utiles !

Et nous voudrions continuer à laisser croire que les études cliniques sont la forme adaptée pour toute connaissance des effets thérapeutiques d’une quelconque substance ? L’ « expérimentation » ne se substitue pas sans graves problèmes à l’ « expérience ». Il n’y a pas de solutions simples et évidentes à cet état de fait. Sinon le développement d’une prudence la plus extrême dans la prescription des nouveaux médicaments (ce qui a été illustré par l’affaire récente du Vioxx). Mais cette prudence est totalement contradictoire avec les intérêts de l’industrie pharmaceutique. Adoptée comme règle générale de conduite, elle aboutirait à la ruine du modèle que cette industrie a adopté avec le soutien des Etats occidentaux.

Quelles leçons pouvons-nous tirer de ces difficultés de la médecine occidentale moderne ? Il nous semble que nous sommes dans un des cas typiques sur lesquels la philosophe Isabelle Stengers essaie de nous amener à réfléchir . Nous avons inventé l’universalisme qui nous amène à vouloir parler au nom de toute l’humanité. Et il apparaît que nous n’en avons pas les moyens, ce qui nous amène à alterner l’attitude guerrière et le mépris qui va avec la tolérance. Ici : « interdisons toutes les autres manières de soigner » (exercice illégal de la médecine) où, « laissons ces malheureux vivre dans leurs croyances ».

La tradition universaliste qui est la nôtre a pourtant sa grandeur, même si celle-ci est masquée par cette alternative. Elle a sa grandeur quand elle ne nous met pas dans la position du juge. Finalement, on pourrait résumer les choses en disant que nous ne savons pas nous présenter : « voilà ce que nous avons inventé, et vous, comment faites vous ? » Dans notre cas, cela suppose évidemment de ne jamais séparer les thérapeutiques des thérapeutes. C’est évidemment terriblement difficile. Amener une plante dans le laboratoire, en extraire des alcaloïdes, les doser et les tester sur diverses cibles biologiques puis sur des animaux et des humains, est une chose que nous savons faire. Quitte ensuite à déposer un brevet qui donnera à un industriel occidental un monopole d’exploitation exclusif sans aucun bénéfice pour ceux qui sont les héritiers d’un savoir transmis sur de multiples générations. Mais nos procédures même de défense de la propriété privée sont adaptées au modèle du laboratoire et non pas, par exemple, au jingyan des médecins chinois ! Créer des dispositifs dignes d’intérêt où puissent se rencontrer des savoirs thérapeutiques qui ne soient pas détachés des thérapeutes, est autrement plus compliqué, mais risque évidemment, sur le long terme, d’être moins source de déceptions. Comment faire ? Nous apparaissons bien dépourvus en la matière.

La prise en compte des « savoirs-thérapeutiques-non-détachés-des-thérapeutes » implique d’abandonner toute idée de captation, ou de disqualification. Elle implique, en revanche, d’inventer des modes de rencontres entre ce qui est devenu, du coup, des mondes différents. C’est mille fois plus compliqués.

Les patients expérimentent déjà cette situation : dans beaucoup de pays – et même en Europe – les patients circulent de plus en plus entre univers thérapeutiques totalement étrangers les uns aux autres sans souci des moqueries (ou de la condescendance) éventuelles dont ils peuvent faire l’objet de la part de représentants de la médecine académique. C’est une liberté fragile chez nous en Europe (où plane toujours la menace des poursuites pour exercice illégal de la médecine) mais qui va de soi dans la plupart des pays du monde, en Chine, en Inde, en Afrique. Les patients font là une expérience « pragmatiste ». Leur problème est bien de ne pas se rallier à un critère absolu et définitif qui déterminerait une fois pour toute une logique décidant ce qui est bon et mauvais pour eux. Ils déambulent entre les mondes (de l’homéopathie à l’allopathie, des plantes aux médicaments chimiques, de techniques chinoises à la chirurgie, etc.). Comme le dit le philosophe William James, « Il n’y a qu’un commandement qui soit inconditionnel : c’est celui qui nous incite à diriger en tremblant nos paroles comme nos actes vers la production d’un univers qui contienne la plus grande somme de biens. » Il pourrait appartenir aux médecins de fabriquer leur devenir en imaginant comment ils pourrait être aussi intelligents et exigeants que leurs patients qui déambulent. Peut-être que la fin des grandes illusions sur les progrès de la médecine pourrait être le bon moment pour s’atteler à cette tâche. Terminons par une proposition « clinique » : ce n’est pas l’effet placebo qui ouvrira la médecine occidentale aux autres mondes thérapeutiques. Peut-être les médecins devraient-ils s’intéresser aux guérisons inexpliquées qu’ils ont tous rencontrés dans leur pratique quotidienne, mais qui ne sont jamais mises en récit et l’objet de discussions. Comme si c’était un sujet dont il ne fallait pas parler, tout au moins, au grand jour et en public.

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