Le Bloc de gauche portugais, ni Syriza, ni Podemos

, par SOUSA Alda

Recommander cette page

Le Bloc de Gauche (Portugal) (Bloco de Esquerda) a représenté un immense espoir et a complètement changé la carte politique de la gauche au Portugal. Depuis 2011, le Bloc a connu des défaites électorales et a perdu de l’influence. Mais ce n’est pas une affaire close, le Bloc est bien vivant, pèse chaque jour dans la situation politique et dans les combats quotidiens.
L’article qui suit se propose de revenir brièvement sur le processus de fondation, les propositions politiques et le profil du Bloc, son affirmation politique, sa politique de convergence et élargissement, mais aussi de discuter ses difficultés actuelles, ses enjeux stratégiques (la question de l’Union européenne) et tactiques (alliances).
Depuis l’année dernière, vu le succès de SYRIZA déjà aux Européennes et l’éruption de Podemos dans l’État espagnol, beaucoup de gens au Portugal, à l’extérieur mais aussi à l’intérieur du Bloc, s’interrogent et nous questionnent : pourquoi le Bloc n’est pas SYRIZA ni Podemos ?
Même s’il peut y avoir des situations similaires en ce qui concerne l’offensive du capital financier et des mesures d’austérité semblables, la formation de partis politiques de la gauche radicale tient à l’histoire même de chaque pays et à ses spécificités nationales : formation sociale, histoire du mouvement ouvrier et des mouvements sociaux, rapports de force concrets, nature des autres formations politiques… Même si ce paysage n’est pas immuable.
C’est donc dans un cadre national concret que se déroule l’expérience du Bloc de Gauche, avec ses avancées et ses reculs, ses difficultés actuelles. On pourrait rappeler qu’en 2009, alors que le Bloc faisait 10 % aux élections européennes, obtenait trois députés, Syriza ne réussissait qu’à en faire élire un. Pour la « petite histoire », un dirigeant de Syriza, à l’époque, s’était inscrit au Bloco, la situation en Grèce lui apparaissant ne pas aller aussi vite…
Le Bloc présente aussi des différences fondamentales avec l’expérience de Rifondazione : la direction historique du Bloco a toujours refusé l’idée de participer à un gouvernement du Parti socialiste. Ce n’est donc pas du fait d’une adaptation aux institutions que le Bloco a perdu de l’influence. Au contraire, il y a eu des scissions au Bloco de la part de groupes de militants qui considéraient que la direction du Bloco voulait rester un parti de protestation et ne pas vouloir aller au pouvoir (avec le PS).
Sans vouloir le présenter comme un modèle, il vaut la peine de s’attarder sur la singularité de son processus de formation, et comment cela a défini son intervention politique.

Un parti hétérodoxe dans son processus de formation et sa culture politique

Le Bloc est né du besoin de refonder la gauche, d’être une alternative au Parti socialiste et au Parti communiste (PCP). Le manifeste fondateur s’appelait « Começar de novo » (Commencer à nouveau). En 1999, la décision des organisations qui ont créé le Bloc n’a pas été de faire une coalition électorale (qui aurait pu permettre d’avoir des élus, mais qui serait un projet très peu ambitieux), ni une fusion d’organisations (il n’y avait pas assez d’affinités idéologiques pour fusionner). C’était un procès assez sui generis, de constitution d’un parti hétérodoxe.
Le choix initial a donc été de créer une nouvelle force politique qui n’a pas été fondée sur la base d’affinités historiques ou idéologiques, mais sur une compréhension commune de la situation politique au niveau global, à la fois européenne et nationale, sur le rôle du capitalisme et de l’impérialisme, l’importance des mouvements sociaux et de leur autonomie, et donc sur un accord autour des confrontations politiques à venir. Cela a permis dessiner un projet stratégique : le combat contre un modèle de développement et de modernisation conservatrice, basé sur les bas salaires et les inégalités sociales profondes, la reconnaissance de l’importance des mouvements sociaux de lutte et de leur autonomie, et le combat pour l’alternative socialiste.
Le Bloc a donc représenté un espace de convergence de courants de différentes traditions, mais aussi de beaucoup de militants sociaux et politiques qui n’étaient pas affiliés à une organisation. Le projet n’était pas de reconstituer une extrême gauche recyclée, mais de créer une nouvelle gauche porteuse d’un nouvel espoir, ouverte non seulement aux militants des trois organisations constituantes mais à tous ceux et celles qui voulaient être partie prenante du même combat.
L’affiliation au Bloc se fit dès le début à titre individuel. Chaque militant des organisations fondatrices a dû s’inscrire au Bloco. L’adhésion de beaucoup d’indépendants, activistes syndicaux, des mouvements sociaux, intellectuels a été fondamentale. Pendant les premières six ou huit années, il y eut un accord (non écrit) pour que la direction nationale, élue en congrès, soit composée pour moitié (40 membres sur 80) de militants qui ne venaient d’aucune des organisations fondatrices ; en ce qui concerne l’autre moitié, elle fut partagée par tiers.
Les organisations ont continué à exister, puis se sont transformées en associations politiques. Mais le Bloc a absorbé l’espace politique de chacune des organisations et le « secret » de son succès a été la construction d’une nouvelle direction politique qui n’était aucunement un cartel des directions de ses composantes, mais une direction politique forte pour un parti qui voulait peser dans la politique et créer une majorité.
Une direction politique capable de faire la synthèse des différentes positions et expériences.
La présence au Parlement n’a jamais été conçue comme un secteur d’intervention parmi d’autres. C’était « notre guerre de mouvement, et pas de positions » comme l’a expliqué Francisco Louçã, le principal porte-parole du Bloco de 1999 à 2012 et son coordinateur national de 2005 à 2012. Le Parlement a été la scène de confrontations politiques à haute intensité, surtout entre Louçã et les premiers ministres (qui sont obligés de venir toutes les deux semaines au Parlement), notamment avec Barroso ou avec Sócrates. Cela a imprimé au Bloc un profil de combativité très différent de celui du PCP, beaucoup plus institutionnel et fade, et aussi permis de populariser les propositions du Bloco.
Mais le Parlement a aussi servi à faire passer des lois importantes. En fait, la première proposition de loi déposée par le Bloco, en 2000, a été celle qui qualifiait comme crime la violence faite aux femmes — et cette proposition est devenue une loi de la République approuvée par le Parlement. Bien sûr cela n’en a pas mis un terme à la violence de genre, mais sans le Bloc de Gauche la prise de conscience sur ce qui était jusqu’alors vu comme faisant partie de la vie privée ne se serait pas faite de sitôt. En conséquence, l´État et les organisations sociales ont dû s’organiser pour répondre à la situation : création de maisons-abris, lignes téléphoniques SOS, formation de spécialistes (avocats/es, psychologues et même des policiers) pour accompagner les victimes, cela parmi d’autres mesures.

Pas de nostalgie de l’URSS et pas de tutelle sur les syndicats et les mouvements

Le Parti communiste portugais (PCP) est un cas particulier dans l’histoire des Partis communistes européens. Il a traversé toute la période de la dictature (1926-1974) comme un parti qui a résisté à la répression, à la prison et la torture. À la fin des années 1960 d’autres organisations se sont formées (maoïstes, et autres), mais à la chute de la dictature le PCP s’est présenté comme le seul héritier de la lutte contre la dictature, organisant beaucoup de cadres ouvriers et syndicaux. Et il a participé à plusieurs gouvernements au lendemain de la chute de la dictature.
Il est vrai qu’au Parlement il apparaît que dans 95 % des cas le PCP et le Bloc votent dans le même sens, sauf lorsqu’il s’agit de politique extérieure (Angola, Chine), des courses de taureaux (très populaires dans le Sud du pays où le PCP est à la tête de plusieurs mairies) ou des lois sur l’exigence démocratique par rapport au système politique (le PCP a rejeté la loi de limitations des mandats exécutifs dans les mairies, ou la parité dans les listes électorales). Du point de vue des relations internationales, le seul point de convergence est le fait que le PCP et le Bloc appartiennent au même groupe parlementaire au Parlement Européen, la GUE/NGL.
La crise et la politique d’austérité agressive de la troïka ont cependant renforcé des convergences et des rapprochements sur les thèmes les plus présents dans le débat public. Le rejet non seulement de l’austérité, mais du carcan des traités et dispositifs européens est largement partagé (avec l’idée que le Pacte budgétaire signifie l’austérité perpétuelle). Mais il y a un fossé de cultures d’intervention politique, le PCP conçoit les syndicats et les mouvements sociaux comme une courroie de transmission, leur agenda devant être subordonné à celui du Parti. De surcroît les syndicats ne représentent aujourd’hui que ceux qui ont encore un poste de travail, alors que la majorité de la classe travailleuse est formée de précaires ou des chômeurs, qui n’appartiennent à aucun syndicat et qui souvent ne trouvent pas de formes de représentation dans les organisations existantes. Pour sa part, le Bloc essaye de créer une stratégie de convergence entre les luttes des travailleurs, qui inclut des expressions autonomes des précaires, en vue de s’opposer à la fragmentation de la lutte, à la précarisation des relations au travail, et à l’invisibilité des secteurs périphériques (mais de plus en plus majoritaires) de la force de travail.
L’exemple qui peut-être illustre au mieux ces différences en termes de la stratégie par rapport aux mouvements sociaux, c’est la tactique concrète lors du référendum sur l’avortement en 2007. Tout d’abord le PCP s’était opposé à l’idée d’un nouveau référendum (au Parlement il avait voté contre), avec l’argument que le Parlement avait le pouvoir de changer la loi, ce qui était juridiquement vrai mais aussi politiquement erroné. Au contraire, le Bloc s’est battu pour une campagne de signatures avec l’objectif de permettre au Parlement de discuter de la convocation d’un nouveau référendum. D’un côté, le Non l’ayant emporté lors du référendum de 1998, il fallait renverser cela par une victoire sur le même terrain. En outre, un référendum rendrait beaucoup plus difficile, voire impossible, un changement de la loi dans l’autre sens. Et surtout, une campagne pour décriminaliser l’avortement pouvait permettrait de contacter des milliers de personnes dans le pays entier.
Quand le référendum fut annoncé, les militant·e·s du Bloco se sont engagé·e·s à fond dans de nouveaux mouvements ouverts et pluriels (« Médecins pour le choix », « Citoyenneté et Responsabilité », « Je vote Oui », « Jeunes pour le Oui », etc). Le Bloc, en tant que parti politique, a aussi fait campagne, principalement dans les régions du pays où le Non l’avait emporté en 1998. En revanche, le PCP choisit de se limiter à un mouvement qui existait déjà, et de faire sa campagne avec ses syndicats et son mouvement.
Dans le cycle de mobilisations initié en 2011 au Portugal (comme dans beaucoup d’autres pays du Sud de l’Europe, mais aussi aux États-Unis ou en Amérique Latine), le PCP s’est distancié des premières manifestations de rue (12 mars 2011), qui étaient organisées par des jeunes qui n’appartenaient pas à une organisation politique. Le Bloc pour sa part a développé un rapport de solidarité avec ces mobilisations. Les syndicats ont organisé d’importantes manifestations et grèves. Dans la période 2010-2013, le Portugal a connu 5 grèves générales, un nombre équivalent à la totalité des grèves générales qui ont eu lieu entre 1974 et 2010. Mais la plus importante nouveauté fut l’émergence sur la scène politique des « citoyens non organisés », qui ont occupé les rues en répondant aux appels des plateformes unitaires contre la troïka (Que Se Lixe a Troïka — QSLT). En fait, si les manifestations à l’appel des syndicats étaient combatives elles mobilisaient les secteurs attendus, alors que celles qui répondaient aux appels ouverts du mouvement QSLT (notamment le 15 septembre 2012 et le 2 mars 2013) dépassaient le million et demi de manifestants. C’était un nouveau pôle politique qui émergeait, capable de mobiliser des milliers et milliers de personnes qui n’allaient jamais à une manifestation syndicale mais qui étaient dans la rue dans le cadre des mobilisations ouvertes. Chaque fois qu’on a été capable de créer des initiatives sur des plateformes ouvertes, sans aucune tutelle des partis, on a avancé et on a eu même remporté de vraies victoires, même si elles furent partielles.
Dans ce processus, la position du PCP, qui était d’abord hostile à ces dynamiques considérées « inorganiques », a évolué. À partir de 2012, au moment des grandes manifestations contre la troïka (QSLT), surtout le 2 mars 2013, le PCP en est venu à les soutenir, malgré son aversion « naturelle » pour tout ce qui est inorganique. La veille du 15 septembre, le secrétaire général de la CGTP parlait d’un appel de groupes très inorganiques, mais le jour même il fut présent à la manif. Pour le 2 mars, ce furent les appareil du parti et des syndicats qui s’engagèrent. Mais cette dynamique fut interrompue en 2014, et jusqu’à présent ne s’est pas rééditée.
Effectivement, le PCP adopte globalement une attitude tendanciellement défensive. Il s’agit à chaque fois de maintenir ce qui est déjà acquis (d’où la centralité de la « défense de la Constitution »). Attitude qui a des conséquences non négligeables au regard des politiques unitaires.
Au contraire, au lieu d’initier des initiatives auto-proclamées, le Bloc a essayé de se poser à chaque fois la question : qui pourrait être mobilisé, qui ne l’est pas encore ? C’est une tout autre culture d’intervention et d’action politique. Même si on n’a pas réussi à continuer ce cycle de mobilisations, la période 2011-2014 fut du point de vue social la plus turbulente depuis la Révolution, avec les plus importantes mobilisations de rue depuis des décennies, pour lesquelles les activistes du Bloc ont joué un rôle central.

Converger, élargir, lutter pour l’hégémonie sociale et politique

Aux élections européennes et législatives de 2009, pour la deuxième fois de l’histoire, une force de gauche radicale dépassait le PCP (la première avait été aux présidentielles de 1976 lorsque Otelo Saraiva de Carvalho, soutenu par la majorité de l’extrême gauche, avait rassemblé 16,5 % des voix, contre 7,6 % pour le candidat du PCP).
Mais même à ce moment d’exception, le PCP et le Bloco représentaient à peine 20 % de l´électorat. C’est dire qu’attirer une partie de la base du PS demeurait une priorité.
En 2009, le Bloc a atteint son pic électoral, avec 3 députés européens (11 %) et 16 députés au Parlement national (10 %), avec une représentation régionale qui ne se réduisait pas aux grands centres de Lisbonne, Porto et Setubal. Le résultat du Bloc a empêché le PS d’avoir la majorité absolue. C’était le résultat d’une confrontation politique à haute intensité durant la législature du gouvernement socialiste (Sócrates) de 2005 à 2009, mais aussi de l’intelligence tactique pour prendre des initiatives unitaires avec des dirigeants critiques du PS.
En fait, beaucoup de sympathisants du PS se sont identifiés avec le Bloco et ses propositions contre l’austérité, en défense de l’école publique, contre les privatisations. Au Parlement, il y a un groupe de députés socialistes autour de Manuel Alegre (un dirigeant historique du PS qui avait été candidat présidentiel en 2006 et avait recueilli 21 % des voix, contre 14,3 % pour Mário Soares, le candidat officiel du PS) qui votent avec le Bloco contre les initiatives du PS (budget, loi du travail, refus des privatisations). Alegre fait des discours très forts contre le PS, contre la dégradation des salaires. Il y a un chemin commun qui se dégage et une crise s’installe au PS. Ce secteur critique du PS organise avec le Bloco deux grands forums très ouverts (un sur la démocratie et la gauche et le deuxième sur les services publics) qui ont réuni des centaines d’indépendants de gauche et de la gauche du PS.
Quand Manuel Alegre décide de se présenter de nouveau à la présidentielle de 2011, le Bloc le soutient. Pendant quelques mois, le PS ne définit pas son candidat. Il devient clair que personne dans le PS ne veut faire face à Alegre. Mais Alegre n’était pas non plus le candidat désiré par la direction du Parti. Le PS finit par soutenir Alegre, qui reçoit 20 % des voix. Cette absorption de la gauche du PS par son appareil n’a pas été sans conséquences. Le fait que le Bloc ait soutenu Alegre aux élections de janvier, qu’il y ait eu une succession de pactes de « stabilité et croissance » qui comprenaient des mesures d’austérité, face auxquels Alegre a eu une position ambiguë, a empêché une distanciation suffisante de sa candidature face au gouvernement PS. Le fait que le Bloc ait présenté au Parlement le 10 mars une motion de censure du gouvernement PS, après la présidentielle et en réaction aux mesures d’austérité, a été perçu comme contradictoire et confus par la base du PS à laquelle on voulait s’adresser. La chute du gouvernement socialiste est, encore aujourd’hui, attribuée par le discours officiel de l’appareil du PS à une supposée « coalition négative » entre l’opposition de gauche et la droite, contre le Parti Socialiste.

Les années de la troïka et du Traité Budgétaire

En mars 2011, José Sócrates, Premier ministre du gouvernement du Parti socialiste, fait appel à la troïka (FMI, BCE et Commission européenne) pour « financer » le pays, sous prétexte qu’à la fin du mois d’avril il n’y aurait plus d’argent pour payer les salaires et les retraites. Peu importe que cela se soit avéré être tout à fait faux. Le mensonge s’est installé dans la société portugaise. Le mémorandum de la troïka a été signé par le PS, le PSD (parti conservateur) et le CDS-PP (démocrates-chrétiens) en mai 2011, alors que des élections législatives anticipées allaient avoir lieu début juin ; celles-ci se sont déroulées sur la base du fait accompli. Le « plan de sauvetage » de 78 milliards d’euros pour trois ans a été vendu par le gouvernement et les institutions européennes non seulement comme inévitable, mais surtout assorti de l’idée que les sacrifices étaient nécessaires pour passer ensuite à une situation meilleure. La gauche à la gauche du PS a perdu la bataille du sens commun : l’inévitabilité du bail-out, l’idée que les gens avaient été trop dépensiers, que la dette serait le résultat de l’excès de dépenses publiques et de l’endettement des familles… Tout a servi d’argument pour faire accepter l’austérité, la baisse des salaires, les sacrifices, les privatisations. Les propositions du Bloc sur l’audit de la dette et sa renégociation ont eu peu d’écho. Même des gens qui auparavant votaient pour le Bloc ont préféré une gauche du type PS, dont les propositions étaient de limiter les dégâts et non pas de défendre un chemin indépendant et alternatif. Le fait que le Bloc (et aussi le PCP) ait refusé de rencontrer les représentants de la troïka a été assez mal perçu, comme si le Bloc avait abandonné les réponses concrètes pour devenir un parti trop idéologique et propagandiste. Quand il y a une banqueroute et que la peur s’installe, la situation est beaucoup plus difficile pour un parti comme le Bloc. Le PCP est toujours sûr d’avoir ses 7 à 8 %. Pour nous, il faut à chaque fois recommencer. En 2011, l’abstention a atteint le niveau record pour des législatives de 41 %. Fernando Rosas a dressé un bilan des élections de 2011 et des questions qu’elles ont posées au Bloco (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article21873).
Avec la troïka c’est un nouveau cycle politique qui s’est ouvert. Les réformes ont représenté un saut qualitatif dans l’offensive du capitalisme, la fin du « business as usual ». La logique qui s’est installée est que l’État avait fait trop de dépenses publiques (éducation, santé, sécurité sociale) et que les gens avaient vécu « au-dessus de leurs moyens » en s’endettant. La recette proposée étant de diminuer les dépenses publiques, de couper dans les retraites et les droits sociaux. Si le chômage était déjà élevé (11,5 %), la recette a été de réduire les salaires (jusqu’à 20 %) et de libéraliser les lois du travail. Les licenciements ont été facilités, les indemnités et la durée des allocations chômage diminuées. Et surtout l’attaque contre les conventions collectives de travail : alors qu’en 2011 elles couvraient environ 1,3 million de travailleurs (1,9 en 2008), ce chiffre a chuté à 300 000 en 2014.
Cela montre la destruction de l’organisation des travailleurs ayant pour but d’atomiser les réponses et de détruire toute forme d’organisation et de lutte collective.
Il faut dire que ni le Bloc ni les mouvements n’étaient préparés á l’offensive de la troïka et à l’escalade de la violence sociale.
Les années de le troïka ont vu (ré)apparaître une émigration massive, comme on n’en avait pas connu depuis longtemps. On peut dire qu’il n’y a presque pas de famille qui n’ait été touchée par ce phénomène. En 2013, un record a été atteint : 128 000 (dont 20 % sont des jeunes très qualifiés), mais aussi des gens de plus de 50-55 ans qui ne trouveront plus jamais du travail. Le pic précédent avait été atteint en 1966, en pleine dictature, avec 120 200.
Toutes les inégalités se développent à grande vitesse. Les salaires sont si bas qu’un tiers des travailleurs est pauvre ; un quart de la population est pauvre (un enfant sur trois ; 1,3 million n’ont pas de médecin de famille ; 42 % des jeunes entre 25 et 29 ans habitent toujours chez leurs parents. Le Portugal est le pays de l’OCDE où la différence de salaire entre hommes et femmes a augmenté le plus. En 2014, 250 maisons-appartements ont été saisis chaque jour à cause de l’impossibilité de payer l’hypothèque.

L’Europe au centre des choix politiques : de l’européisme de gauche à la possibilité de sortie de l’euro

Dès sa formation, le Bloc s’est défini comme pro européen de gauche. Tout en étant très critique sur le procès de construction européenne, ses choix économiques et sociaux et ses traités, le Bloc a refusé la vision souverainiste du PCP pour qui l’Union européenne est une agression dirigée contre les peuples. Notre objectif, c’était une refondation démocratique de l’Union européenne, basée sur la participation des peuples et les droits sociaux. Dans le cycle de la troïka, on a maintenu cette stratégie, en insistant sur la nécessité de la désobéissance au niveau européen. Au congrès de mai 2011 (immédiatement après l’entrée de la troïka et avant les élections anticipées), la résolution approuvée à une large majorité disait : « Le Bloc refuse la réponse nationaliste de la sortie de l’euro dont la conséquence aujourd’hui serait une dépression prolongée sans alternatives réelles d’autonomie face aux marchés financiers, en accentuant la chute des salaires et des retraites, sans pour autant réduire la dépendance extérieure ».
Et aussi : « L’alternative exige l’articulation entre le plan national et le plan européen : le PSC (Pacte pour la Stabilité et la croissance) doit être remplacé par un accord pour l’emploi ; la coordination qui soutient les sanctions doit être remplacée par une forme de coopération qui retire l’investissement public du calcul du déficit et qui appuie l’économie contre la spéculation à travers l’émission d’eurobonds. Le mécanisme de financement dont l’Union a besoin est un budget soutenu par l’impôt sur les transactions financières ».
Les dernières années de la construction européenne ont montré comment les complicités des PS avec la bourgeoisie et le capital financier et leur toile d’intérêts font ressembler de plus en plus ces organisations aux partis bourgeois traditionnels. Au Parlement ou au Conseil européen, les socialistes vont la main dans la main avec le PPE pour approuver le Traité de Lisbonne, ensuite le Semestre européen (qui permet à la Commission d’intervenir sur les budgets des États membres), le Traité budgétaire qui signifie l’austérité perpétuelle, et ils se préparent à faire approuver le TTIP (Traité Transatlantique) dont le rédacteur au PE est Vital Moreira, un socialiste portugais. Toute stratégie qui n’est pas claire dès le départ sur le rôle de la social-démocratie sera vouée à la confusion politique et à l’échec. Le PS portugais n’appelle même pas à la restructuration de la dette et fait croire qu’on pourra s’en sortir avec une austérité plus « soft », alors que la dette est le chantage pour faire accepter l’austérité et pour une augmentation brutale de l’exploitation, lesquelles il faut arrêter. Depuis la victoire de Syriza le 25 janvier dernier, le rôle de la social-démocratie au sein de l’Eurogroupe et du Conseil européen a montré combien la Grèce est isolée, et aucun gouvernement européen (sauf le Grec) n’a été capable de rompre le consensus imposé par Berlin. Les mois à venir montreront combien en Grèce, dans l’État espagnol et au Portugal, il va falloir une stratégie de confrontation de plus en plus ouverte avec l’Union européenne. En ce qui concerne le Portugal, il est clair pour nous qu’on ne veut plus de sacrifices pour l’euro, ce qui veut dire que la sortie doit faire partie du champ des possibilités.

Défis du moment présent : un pôle politique clair contre l’austérité et l’alternance

En temps de troïka et d’attaques brutales, alors que dans le même temps les scandales de corruption s’accumulent et que les partis de l’alternance au pouvoir s’enlisent, et où il y a absence d’alternative tangible, la méfiance à l’égard de la politique et des « politiciens » augmente.
Aux élections européennes de l’année dernière, un parti populiste de droite (MPT), conduit par l’avocat Marinho Pinto (qui a une histoire proche de la Gauche), a obtenu un score de 7,1 % et l’élection de deux députés européens.
Même si le comportement des députés du Bloc est irréprochable (par exemple, en refusant de recevoir les subsides et pensions quand ils quittent le Parlement), dans cette période de décomposition de la politique on est vus comme partie prenante d’un système politique qui s’effondre. Des populismes de droite veulent faire passer le message que « les politiciens sont tous pareils ». Même si le Bloc propose au Parlement des lois contre l’enrichissement illicite, pour la fin des off shores ou pour un impôt sur les grandes fortunes, même si on a joué un rôle important dans les commissions d’enquête concernant les faillites des banques, même si on vient de proposer un régime d’exclusivité pour les députés (les députés en fonction ne pourraient dans le même temps travailler dans le privé, par exemple dans un bureau d’avocats ou comme conseillers d’entreprise), que la droite et le PS ont rejeté, le Bloc n’échappe pas à être vu comme faisant partie du système.
Depuis 2011, le Bloc a aussi connu des scissions : d’abord Rupture/FER (courant « moreniste » qui a fait pendant des années une politique d’entrisme dans le Bloc et qui est un petit groupe qui ne pèse pas dans les résistances à l’austérité) ; ensuite, l’eurodéputé indépendant Rui Tavares a quitté la délégation du Bloc au PE pour rejoindre les Verts Européens. Au Congrès de 2012, une plateforme plus à droite (qui reçut 12 % des votes) s’est présentée, proposant de peser sur un futur gouvernement du PS plutôt que de développer une stratégie indépendante vis-à-vis de celui-ci. L’été dernier ce fut le tour de Ana Drago, ex-députée, qui avait été avec la majorité jusqu’au début 2014. Il y a donc de nouveaux groupes, avec une stratégie différente de celle du Bloc. Ce processus a atteint le Bloc qui a été attaqué comme sectaire et orthodoxe. Pour nous, une stratégie basée sur l’illusion de faire déplacer le PS vers la gauche à partir de la participation minoritaire au gouvernement est suicidaire.
Au Congrès de novembre dernier la majorité historique de la direction du Bloc s’est divisée en deux plateformes : l’une regroupait une partie des militants du courant UDP et proposait le leader parlementaire, Pedro Filipe Soares, pour coordinateur national ; l’autre était bien plus unitaire et ouverte dans sa composition (et aussi dans ses propositions politiques) et se regroupait derrière João Semedo et Catarina Martins, coordinateurs et porte-parole du Bloc depuis 2012. Celle-ci a gagné par une différence de 6 votes, mais les deux ont eu exactement le même nombre d’élu·e·s pour la Mesa nationale (direction du Bloco, composée de 80 membres élus en congrès à la proportionnelle). Une solution d’une coordination de 6 dirigeants (représentant les quatre plateformes), avec une porte-parole nationale (Catarina Martins), a été mise sur pied, jusqu’ici son bilan est positif.
Des luttes sociales et politiques se déroulent chaque jour, même si on n’a pas réussi à continuer les plateformes unitaires et les mobilisations qu’elles ont permis de produire. En ce moment, un grand mouvement contre la privatisation de TAP (compagnie aérienne portugaise) se développe, avec un soutien très élargi de mouvements et de personnalités de tous horizons. La même chose en défense du Conservatoire National de Musique, avec des mobilisations d’élèves, parents, professeurs et de la population. Ce sont des luttes partielles mais qui, si elles sont victorieuses, peuvent ouvrir des sentiers d’espoir.
Il n’y a ni analyses ni réponses simplistes. Construire une force anticapitaliste capable de vaincre n’est pas un procès linéaire, cela prend du temps et exige de la patience. Le Bloc et l’espace politique à la gauche du PS connaissent des difficultés. Malgré l’engagement dans les luttes, on n’a pas été capables de bloquer l’offensive de la troïka et des créanciers. En même temps, on n’a pas réussi à traduire en termes de sujet politique l’immense force des mobilisations de rue. Il va falloir d’autres luttes sociales et d’autres confrontations politiques avant d’envisager de nouveaux processus de recomposition. Le temps que cela prendra reste pour l’instant une inconnue.

Alda Sousa, cofondatrice du Bloc de gauche, membre de sa direction et députée européenne de 2012 à 2014.

Pas de licence spécifique (droits par défaut)