La marginalité urbaine au nouveau millénaire

, par WACQUANT Loïc

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L’article esquisse une caractérisation du régime de marginalité urbaine qui a émergé dans les sociétés avancées à compter de la fin de l’ère fordiste, et met en lumière les quatre logiques qui se combinent pour la produire : une dérive macrosociétale des inégalités, la déprolétarisation et la précarisation du salariat, la rétraction de l’État providence, et la concentration-stigmatisation territoriales de la pauvreté, il montre également que l’émergence de cette nouvelle marginalité prend en Europe des formes distinctes de celles observées aux États-Unis.

« Tous les phénomènes sociaux sont, à quelque degré, œuvre de volonté collective, et, qui dit volonté humaine dit choix entre différentes options possibles [...] Le domaine du social c’est le domaine de la modalité. »
Marcel Mauss, Les Civilisations. Éléments et formes (1929).

Cet article analyse les modalités selon lesquelles de nouvelles formes d’inégalité et de marginalité urbaines ont émergé et se diffusent dans les sociétés avancées de l’Occident capitaliste. L’argument se déroule en deux temps. Dans un premier temps, j’esquisse une caractérisation compacte de ce que je considère être un nouveau régime de marginalité urbaine. Je me tourne ensuite vers la question qui informe implicitement ou oriente explicitement les débats européens sur la résurgence de la misère, des divisions et des tensions dans les grandes villes : à savoir, observe-t-on une convergence historique des régimes de pauvreté urbaine sur les deux rives de l’Atlantique ?

Les symptômes de la marginalité avancée

La fin du XXe siècle a connu une transformation capitale des racines, de la physionomie et des conséquences de la pauvreté urbaine dans les sociétés occidentales. L’accélération de la modernisation économique engendrée par la restructuration globale du capitalisme, la cristallisation d’une nouvelle division internationale du travail (alimentée par la vélocité frénétique des flux financiers et des travailleurs au travers de frontières nationales poreuses) et l’essor de nouvelles industries à haute intensité de connaissance [knowledge-intensive] fondées sur des technologies de l’information révolutionnaires et donnant naissance à une structure professionnelle duelle, se sont accompagnées de la modernisation de la misère - l’émergence d’un nouveau régime d’inégalités et de marginalité urbaines (pour une démonstration plus complète, Wacquant 2003).
Par-delà l’étiquette utilisée pour la designer - underclass en Amerique et en Angleterre, « nouvelle pauvreté » aux Pays-Bas, en Allemagne et en Italie du nord, « exclusion » en France, en Belgique et dans certains pays nordiques - les signes révélateurs de la nouvelle marginalité sont immédiatement familiers même à l’observateur occasionnel des métropoles occidentales : hommes et familles à la rue qui luttent en vain pour trouver un toit, mendiants des transports publics qui récitent des histoires à briser le coeur sur leur déchéance et leur dereliction personnelle, soupes populaires qui fourmillent non seulement de vagabonds mais aussi de chinneurs et de personnes en situation de sous-emploi chronique ; augmentation constante des crimes de prédation et prospérité des économies parallèles (et souvent illégales) emmenées par le trafic de stupéfiants ; démoralisation et rage des jeunes écartés de l’emploi salarié et amertume des travailleurs âgés rendus obsolètes par la désindustrialisation et l’évolution technologique ; sentiment de régression, de désespoir et d’insécurite qui enveloppe les quartiers désherités pris dans une spirale de la détérioration qui semble sans frein ni remède ; enfin montée de la violence ethnoraciale, de la xénophobie et de l’hostilité envers et parmi les pauvres.

Quatre logiques structurales nourrissent la nouvelle pauvreté

Mais les propriétés structurelles caractéristiques de la « misère modernisée » sont bien moins évidentes que ses manifestations concrètes. Schématiquement, on peut caractériser le régime de marginalité naissant comme le produit de quatre logiques qui se conjuguent pour remodeler les traits de la pauvreté urbaine dans les sociétés riches.

1. Dynamique macrosociétale, ou la résurgence de l’inégalité sociale

La nouvelle marginalité urbaine résulte non pas de l’arriération, de l’affaiblissement ou du déclin économique mais de l’élargissement de l’échelle des inégalités dans un contexte général de prospérité et d’avancée de l’économie.
De fait, l’attribut le plus énigmatique de la nouvelle marginalité est que celle-ci se répand à une époque de croissance capricieuse mais solide, qui a apporté une amélioration matérielle spectaculaire aux membres les plus privilégiés des sociétés du Premier Monde. Nonobstant le discours rituel des hommes politiques sur la « crise », les principaux pays capitalistes ont vu leur PIB et leur richesse collective augmenter rapidement lors des trois dernières décennies. L’opulence et l’indigence, le luxe et la pénurie, l’abondance et la nécessité ont fleuri côte à côte. Ainsi la ville de Hambourg, qui selon certains indicateurs est la plus riche d’Europe, arbore à la fois le plus fort taux de millionnaires et la plus forte incidence du recours à l’aide sociale d’Allemagne, alors que New York accueille la plus vaste classe supérieure de la planète mais aussi la plus grande armée des SDF et des indigents de l’hémisphère occidental (Mollenkopf & Castells 1991).
Les deux phénomènes, bien qu’apparemment contradictoires, sont en fait liés. Car les nouvelles voies de recherche de la productivité et du profit dans l’industrie des « hautes technologies », dans les secteurs manufacturiers et financiers et dans les services aux entreprises qui tirent en avant le capitalisme de cette fin de siècle scindent la main-d’oeuvre et polarisent l’accè à l’emploi durable et aux rétributions qu’il procure. La modernisation post-industrielle se traduit, d’un côté, par la multiplication de postes hautement qualifiés pour un personnel professionnel et technique issu de l’université et, de l’autre, par la déqualification et l’élimination pure et simple de millions d’emplois pour les travailleurs sans instruction (Sassen 1996 [1991], Carnoy et al., 1993). Qui plus est, de nos jours, dans bon nombre de secteurs économiques la production et la croissance sans création d’emploi ne sont plus des possilités utopiques mais une amère réalité.
Plus l’économie capitaliste recomposée avance, plus l’empreinte de la nouvelle marginalité s’élargit et s’approfondit, et plus s’étoffent les rangs de ceux qui se trouvent plongés dans les affres de la misère sans répit ni recours, même lorsque le taux officiel de chômage chute et que le revenu national augmente dans le pays. Au mois de septembre 1994, le Bureau du recensement notait que le taux de pauvreté états-unien avait atteint son niveau maximal depuis une décennie avec 15,1% (correspondant à un volant de 40 millions de pauvres) bien que le pays ait connu deux ans d’expansion économique robuste. Dans le même temps l’Union europeenne comptait officiellement un nombre record de 52 millions de pauvres, 17 millions de chômeurs, et 3 millions de SDF, tous chiffres en hausse, alors même que le continent avait renoué avec la croissance economique et ameliore sa compétitivité sur la scène mondiale.
Autrement dit, la marginalité avancée semble s’être « découplée » des fluctuations cycliques de l’économie nationale. La conséquence en est que les remontées du revenu et de l’emploi au niveau macroéconomique ont peu d’effet bénéfique sur les chances de vie dans les quartiers de relégation d’Europe et des États-Unis alors que les phases de récession engendrent en leur sein une détérioration et une détresse supplémentaires. A moins de remédier cette déconnection, la poursuite de la croissance économique promet de produire plus de dislocation et de démoralisation parmi ceux qui se retrouvent plongés et piègés au bas de l’ordre urbain émergent.

2. Dynamique économique, ou la mutation du salariat

La nouvelle marginalité urbaine est le produit dérivé d’une double transformation de la sphère du travail. La premiere est quantitative et comprend la disparition de millions d’emplois à faible qualification sous la pression conjointe de l’automatisation et de la compétition de la main-d’oeuvre bon marche des pays étarngers. La seconde est qualitative et implique la dégradation et la dispersion des conditions de base d’emploi, de rémunération et de protection sociale pour tous sauf les travailleurs les plus protégés.
Depuis l’époque de Friedrich Engels écrivit son ouvrage classique sur la condition de la classe ouvrière dans les usines de Manchester jusqu’à la crise des grandes régions industrielles du capitalisme euro-américain un siècle et demi plus tard, on pouvait à juste titre supposer que l’expansion du salariat fournissait une solution viable et efficace au problème de la pauvreté urbaine. Sous le nouveau régime économique, cette supposition est au mieux douteuse et au pire totalement erronée.
Tout d’abord, une fraction significative de la classe ouvrière a été rendue superflue et forme une « population en surplus absolu » qui ne retrouvera sans doute jamais de travail stable. En tout état de cause, vu le relâchement du lien fonctionnel entre l’activité macro-économique et les conditions sociales dans les enclaves desheritées des métropoles du Premier Monde, et compte tenu des gains de productivité rendus possibles par l’automatisation et l’informatisation, meme des taux de croissance miraculeux ne pourraient pas réabsorber au sein de la population active ceux qui ont été déprolétarisés, c’est-à-dire durablement expulsés du marché du travail salarié pour être remplacés par une combinaison de machines, de main-d’oeuvre immigrée bon marché et de travailleurs strangers (Rifkin 1996).
Deuxiémement, et de manière plus cruciale, c’est le caractère du rapport salarial lui-même qui a changé au cours des deux dernières décennies de sorte que le salariat ne garantit plus de protection infaillible contre la menace de la pauvreté même pour ceux qui y accèdent. Avec le développement du travail à temps partiel, en horaires roulants et « flexibles », et de l’embauche temporaire associés à une diminution des droits et de la couverture sociale et médicale, l’érosion de la protection syndicale, la diffusion d’échelles de salaire à deux vitesses, la résurgence d’ateliers sordides où la main-d’oeuvre est surexploité [sweats-hops], du travail à la pièce et des salaires de misère, et la privatisation croissante de biens sociaux tels que les soins de santé, le contrat de travail salarial est lui-même devenu une source de fragmentation et de précarité plutôt que d’homogénéité sociale et de sécurité pour ceux qui se voient consignés dans les secteurs périphériques de la sphère d’emploi (par exemple, Communauté économique européenne 1989, Mabit 1995, MacDonald & Sirianni 1996). Bref, alors qu’auparavant la croissance économique et l’expansion corrélative du salariat offraient un remède universel contre la pauvreté, aujourd’hui elles sont aussi à la racine du mal.

3. Dynamique politique, ou la reconstruction des États providence

La fragmentation et la désocialisation du salariat ne sont pas les seuls facteurs qui nourrissent la montée de la nouvelle pauvreté urbaine. Car les États providence sont, au même titre que les forces du marché des producteurs et des artisans majeurs des inégalités et de la marginalité urbaines. Les États ne se contentent pas de mettre en oeuvre des programmes et des politiques visant « nettoyer » [mop up] les conséquences les plus voyantes de la pauvreté et à amortir (ou non) son impact social et spatial. Ils contribuent aussi à déterminer qui se retrouve relégué, comment, où, et pour quelle durée.
Les États sont des moteurs majeurs de la stratification, et nulle part aussi puissamment qu’au plus bas de l’ordre sociospatial (Esping-Andersen 1993) : ils donnent ou obstruent l’accès à une scolarité et à une formation professionnelles adéquates ; ils fixent les conditions d’entrée et de sortie du marché du travail par le biais des réglements législatifs et administratifs d’embauche, de licenciement et de mise à la retraite ; ils distribuent (ou omettent de fournir) les biens de subsistance de base, tels que le logement, et un revenu complementaire ; ils soutiennent ou au contraire font obstacle à certaines configurations de famille ou de ménage ; et ils codéterminent à la fois l’intensité matérielle, l’exclusivité et la densité géographiques de la misère à travers une multitude de dispositifs administratifs et fiscaux.
Le retrait et la désarticulation de l’État providence sont deux causes majeures de la détérioration sociale et du dénuement visibles dans les métropoles des sociétés avancées. C’est particuliérement flagrant aux États-Unis, où la population couverte par les organismes d’assurance sociale a fondu au fil des deux dernières décennies alors que les programmes d’assistance destinés aux plus démunis subissaient des coupes féroces et se muaient graduellement en instruments de surveillance et de contrôle. La « réforme de l’aide sociale » concocté par le congrès Republicain et paraphée par le président Clinton durant l’été 1996 est emblématique de cette logique (Wacquant 1997). Elle remplace le droit à l’aide publique par l’obligation de travailler, si nécessaire dans des emplois précaires et pour des salaires de misère, imposée à toutes les personnes valides, y compris les jeunes mères avec des enfants à charge. Elle diminue drastiquement les fonds destinés à l’assistance et crée un plafond en limitant l’aide sociale reçue sur la durée d’une vie. Enfin, elle en transfère la responsabilité administrative du gouvernement fédéral aux cinquante États et à leurs comtés, aggravant ainsi les inégalités existantes dans l’accès à la protection sociale et accélérant la privatisation rampante de la politique sociale. Une logique similaire de rétraction et de délégation décentralisée [devolution] a présidé aux modifications d’ensemble ou au coup par coup portées aux systèmes de transferts sociaux au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie et en France. Même les Pays-Bas et les pays scandinaves ont mis en oeuvre des mesures destinées à réduire l’accès à l’aide publique et à juguler la croissance des budgets sociaux.
L’impuissance de l’« État national » est devenu un lieu commun de la conversation intellectuelle partout dans le monde. Il est à la mode aujourd’hui de déplorer l’incapacité des institutions politiques centrales à endiguer la montée des dislocations sociales consécutives à la restructuration capitaliste mondiale. Mais les écarts massifs et persistants dans l’incidence et la durée de la pauvreté, des niveaux de vie, des taux et des flux de mobilité et d’immobilité sociales, et la spatialisation distinctive de la misère durable dans les differents pays suggèrent que l’annonce de la mort de l’État providence national est à tout le moins prématurée. Ainsi, à la fin des années quatre-vingt, les programmes d’impôts et de transferts sociaux élevaient une majorité des ménages pauvres à un niveau proche du revenu national médian aux Pays-Bas (62%) et en France (52%) ; en Allemagne de l’Ouest, seul un tiers des familles défavorisées échappaient à la pauvretê grâce à une aide de l’État, et aux États-Unis pratiquement aucune. Le dénuement extrême a été éradiqué chez les enfants dans les pays scandinaves alors qu’il frappe un enfant sur six (et la moitié des enfants noirs) aux États-Unis (ces données sont tirées de McFate, Lawson & Wilson, 1995 ; on trouvera un aperçu plus analytique de cette question dans Kangas 1991). Les États ont un impact majeur sur l’inégalité et la pauvreté — lorsque ceux qui les dirigent en ont la volonté. Par consequent il est impératif de rapatrier l’État à l’épicentre de la sociologie comparative de la marginalité urbaine comme une institution génératrice et non pas seulement curative.

4. Dynamique spatiale, ou concentration et stigmatisation

Durant la période d’expansion industrielle des décennies de l’après-guerre, la pauvreté au sein des villes était largement diffusée au sein des quartiers ouvriers et affectait la gamme entière des travailleurs manuels et sans qualification. Par contraste, la nouvelle marginalité se distingue par sa tendance à s’agglomérer et à s’agglutiner autour de « noyaux durs », de « quartiers interdits » qui sont clairement identifiés — tant par leurs habitants que par ceux qui y sont étrangers — comme des enfers urbains où séviraient le dénuement, l’immoralité et la violence, et où seuls les parias de la société supporteraient de vivre. Nantua à Philadelphie, Moss Side à Manchester, Gutleutviertel à Hambourg, Brixton à Londres, Niewe Westen a Rotterdam, Les Minguettes dans la banlieue de Lyon et Bobigny dans la peripherie parisienne : ces villes et quartiers retranchés de misère se sont « fait un nom » comme gisement de tous les maux urbains de l’époque, lieux à éviter, à craindre et à mépriser. Peu importe que les discours de démonisation qui ont proliféré autour d’eux n’aient souvent que des liens tenus avec la réalité de la vie quotidienne en leur sein. Un stigmate territorial diffus s’est solidement attaché aux habitants de ces quartiers d’exil socio-économique, qui ajoute son fardeau propre au déshonneur de la pauvreté et à la résurgence des préjugés à l’encontre des minorités ethnoraciales et des immigrés (une excellente analyse de ce processus de stigmatisation publique est offerte par Darner 1989, dans le cas de Glasgow). La stigmatisation territoriale s’accompagne d’une nette diminution du sentiment d’attachement à une communauté de destin qui caractérisait les anciens bourgs et faubourgs ouvriers. Aujourd’hui le quartier n’offre plus de bouclier contre les insécurités et les pressions du monde exterieur ; il n’est plus le paysage familier qui rassure et réaffirme ses habitants dans leurs significations collectives et leurs formes de mutualité. Il tend à muer en un espace vide de concurrence et de conflit, un champ de bataille rempli de dangers où règne une compétition quotidienne pour la survie et pour la chance de s’échapper. Cet affaiblissement des liens sociaux fondés sur le territoire, en retour, alimente un retrait dans la sphère de la consommation privatisée et les stratégies de distanciation (« Je ne suis pas d’ici, moi », ce qui veut dire « je ne suis pas l’un d’eux ») qui sapent encore plus les solidarités locales et confirment les perceptions dépréciatives du quartier.

Le spectre de la convergence transatlantique

Une question est dans tous les esprits à propos de la détérioration des conditions et des chances de vie dans les métropoles du Premier Monde : l’essor de cette nouvelle marginalité est-il le signe d’un rapprochement structural entre l’Europe et les États-Unis à l’image de ces derniers (par exemple, Cross 1992, Musterd 1994, van Kempen & Marcuse 1998, Haüßerman, Kronauer & Siebel 1999). Formulée dans ces termes simplistes et binaires, la question n’admet guère de réponse analytiquement rigoureuse. Car les régimes de marginalité urbaine sont des animaux complexes et capricieux ; ils se composent d’ensembles imparfaitement articulés de mécanismes institutionnels reliant l’économie, l’État, l’espace et la société.
Si par convergence, on entend l’« américanisation » complète des formes urbaines de l’exclusion sociale dans les villes européennes conduisant à la ghettoïsation, sur le modèle de celle imposée aux Afro-Américains depuis qu’ils se sont installés dans les villes au debut du XXe siècle (soit la constitution d’une formation sociospatiale segmentée et paralléle, servant la double fonction d’exploiter et d’ostraciser une catégorie ethnoraciale déterminée), alors la réponse est clairement négative (Wacquant 1996 et 2005). Contrairement aux impressions premières et aux comptes rendus superficiels nourris par les médias, la transformation des métropoles continentales n’a pas enclenché un processus de ghettoïsation : elle ne donne pas naissance à des ensembles sociospatiaux culturellement uniformes fondés sur la relégation forcée de populations stigmatisées dans des enclaves au sein desquelles elles développeraient des organisations spécifiques à un groupe et à un lieu se substituant au cadre institutionnel de la société (bien qu’à un niveau inférieur et incomplet).
Il n’existe pas de ghetto turc à Berlin, pas plus que de ghetto arabe à Marseille, de ghetto surinamien à Rotterdam ou de ghetto caribeen à Liverpool. Des grappes residentielles ou commerciales basees sur l’affinité ethnique et la contrainte économique existent dans toutes ces villes. La discrimination et la violence contre les immigrés (ou supposes tels) sont aussi des réalités brutes et brutales de la vie quotidienne dans tous les grands centres urbains d’Europe (Wrench & Solomos 1993, Bjorgo & White 1993). Avec leur composition de classe fortement populaire et leurs taux de chômage généralement élevés, cette discrimination explique la représentation disproportionnée des populations d’origine étrangère dans les territoires d’exil urbain. Mais la discrimination et la ségrégation ne doivent pas être confondues avec la ghettoïsation. Les concentrations d’innmigrés ne sont pas le produit de l’enfermement institutionnel d’un groupe fondé sur un confinement sociospatial et rigide - comme le prouvent les taux croissants de mariages mixtes et la diffusion des personnes d’origine étrangère récente dans l’espace lorsque s’améliorent l’éducation et la position de classe (Tribalat 1995). De fait, s’il est une caractéristique distinctive des quartiers de relégation qui ont essaimé à travers le continent européen au fur et à mesure que les mécanismes de reproduction de la classe ouvrière s’enrayaient, c’est bien leur extrême hétérogénéite ethnique ainsi que leur incapacité à satisfaire les besoins élémentaires de leurs habitants et donc envelopper le circuit de leur vie quotidienne - deux propriétés qui en font des antighettos (Wacquant 2005).
Si, par convergence entre l’Europe et l’Amérique, on signifie que des cycles auto-entretenus de délabrement du cadre de vie, de privation sociale et de violence, débouchant sur l’évacuation spatiale et l’abandon institutionnel, sont enclenchés sur le vieux continent, la réponse est encore négative car les zones européennes d’exil urbain restent profondément pénétrees par l’État, à quelques exceptions près (comme les villes de l’Italie du Sud). Le type de « triage » et de désertion (ou désertification) délibérée des zones urbaines qui a remodelé le visage des métropoles américaines dans le but d’« économiser » sur les services publics est inimaginable dans le contexte politique europeen, où le contrôle bureaucratique du territoire national étend toujours un fin maillage. En même temps, il ne fait aucun doute que la capacité des États européens à gouverner les territoires de relégation se trouve sévèrement mise à l’épreuve et pourrait se révéler insuffisante si les tendances récentes allant dans le sens d’une concentration spatiale du chômage de longue durée se poursuivaient sans frein (Engbersen 1997).
Si la notion de convergence vise, plus modestement, à mettre en lumière l’importance croissante des divisions et des tensions ethnoraciales dans les métropoles européennes, alors la réponse est un oui provisoire et mitigé, accompagne des importantes restrictions suivantes. Tout d’abord, cela n’implique pas nécessairement qu’un processus de « racisation » de l’espace soit en cours ni que les sociétés du Vieux Monde assistent à la formation de « minorités », au sens de communautés ethniques mobilisées et reconnues comme telles dans la sphère publique. Ensuite, les conflits ethnoraciaux ne sont pas un phenomène nouveau dans les villes européennes : ils ont surgi regulièrement au cours du XXe siècle durant les périodes de restructuration sociale et économique rapide - ce qui veut aussi dire qu’il n’y a rien de spécifiquement « américain » (Moore 1989).
Enfin, et à l’inverse du scénario américain, les tensions et conflits à caractère ethnique ou « racial » dans les villes du Vieux Monde sont nourris, non pas par le creusement du fosse entre immigrés et nationaux mais, au contraire par leur proximité croissante dans l’espace social et physique. Plutôt qu’une conversion idéologique a un registre raciste (ou racialiste), l’exclusivisme ethnonational est d’abord une réaction « nativiste » à la mobilitê descendante soudaine qu’a connue la classe ouvrière autochtone. Quoi qu’en disent les chantres de la « mondialisation de la question raciale » [globalization of race], la pertinence et le poids accrus de l’ethnicité dans le discours public européen comme dans la vie quotidienne sur le continent européen relèvent autant de la politique de classe que de la politique de l’identité.

Coda : faire face à la marginalite avancée

Dans leur effort pour répondre aux formes émergentes de la relégation urbaine, les États-Nations font face à un choix entre trois voies. La première option, qui représente la voie médiane, consiste à rafistoler les programmes existants de l’État providence. Il est clair pourtant que cette réponse ne suffira pas, sans quoi les problèmes posés par la marginalité avancée ne seraient pas si pressants aujourd’hui. La deuxième solution, régressive et répressive, consiste à criminaliser la pauvreté via la « contention punitive » des pauvres, en endiguant les plus disruptifs d’entre eux dans des quartiers delabrés de plus en plus isolés et stigmatisés, d’un côté, et dans les maisons d’arrêt et les prisons en expansion, de l’autre. C’est la voie empruntée par les États-Unis en réplique aux soulévement des ghettos noirs dans les annees soixante (Rothman 1995, Wacquant 2001). On ne peut pas écarter son attrait auprès de la classe dirigeante européenne, en dépit même des coûts sociaux et fiscaux colossaux impliqués par le confinement en masse des pauvres et des populations « à problèmes ». Mais, outre les puissants obstacles politiques et culturels à la carcéralisation à outrance de la misère inscrits dans la constitution même des États sociaux-démocrates d’Europe, la contention punitive ne règle rien puisqu’elle laisse intouchées les causes profondes de la nouvelle pauvreté.
La troisieme voie, progressiste celle-là, pointe vers une reconstruction fondamentale de l’État providence qui mettrait sa structure et ses politiques en accord avec les nouvelles conditions économiques et sociales. Des innovations radicales, telles que l’institution d’un salaire universel du citoyen (ou d’une allocation de base fournissant à tous un revenu sans condition) qui découplerait la subsistance du travail, sont nécessaires pour élargir les droits sociaux et enrayer les effets délètères de la mutation du salariat (Van Parijs 1996). En fin de compte, cette troisième option est la seule réponse viable au défi que la marginalité avancée pose aux sociétés démocratiques alors qu’elles franchissent le seuil du nouveau millénaire.

Références

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Ceci est la version abrégée d’un article paru dans Urban Studies, 36-9, September 1999, traduit de l’anglais par Sébastien Chauvin et l’auteur. Il s’agit du texte révisé de l’allocution plénière aux Nordic Sociological Association Meetings, Copenhague, Danemark, 15 juin 1997. Je voudrais remercier les nombreux collègues (parmi eux Margaret Bertilsson, Peter Gunderlach, Inge Pedersen, Trond Petersen, et Annick Prieur) dont les efforts et l’enthousiasme ont rendu ma première visite en Scandinavie à la fois possible et agréable.

Pour citer cet article

Loïc Wacquant, « La marginalité urbaine au nouveau millénaire », ContreTemps, n° 13.

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