La Corse méditerranéenne : un bilan accablant

, par CARASSO Laurent

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Pour beaucoup, la situation économique et sociale de la la Corse n’est que la conséquence, dommageable certes, mais logique, du développement industriel des pays européens. Celui-ci entraînant une concentration des potentiels humains et financiers dans une série de régions industrielles autour des grandes métropoles capitalistes et laissant derrière des régions périphériques.
Si certains de ces éléments sont réels, la situation démographique, économique et sociale de la Corse de 1989 ne se comprend pas indépendamment d’une politique spécifique de l’État français, alternant des périodes de laisser-aller et celles d’interventionnisme coercitif.
La comparaison avec les principales autres îles du bassin occidental de la Méditerranée (Sardaigne, Sicile, Baléares), outre qu’elle replace la Corse dans un environnement autrement réel que l’Europe continentale, permet aussi quelques comparaisons intéressantes rendant manifestes les conséquences des choix faits depuis plusieurs dizaines d’années.
De ce point de vue, le travail réalisé par le service régional de l’INSEE en liaison avec l’université de Corte a permis la mise sur pied d’une banque de données pertinente [1].
Il est d’abord saisissant de constater que la Corse a une densité de population très faible, vingt-huit habitants au km2, qui accentue son faible poids démographique (cf. tableau).
Là, déjà, premier contraste. Alors que les trois autres îles ont vu leur population doubler de 1890 à aujourd’hui, la Corse est passée elle de 300 000 habitants en 1900 à 170 000 en 1950. Seule une forte immigration de rapatriés et de continentaux a permis d’atteindre 240 000 habitants aujourd’hui, c’est-à-dire la population de la Corse en 1880.
Ainsi, alors que généralement les îles conjuguent une forte natalité et une forte émigration, et c’est le cas des autres îles méditerranéennes, la Corse est la seule qui connaît un nombre de naissances comblant à peine le nombre de décès.
Deux éléments ont provoqué cette situation. La guerre de 1914 qui a littéralement décimé la Corse (près de 30 000 morts) décrétée réservoir de chair à canon par le commandement (la mobilisation allant de l’île jusqu’au père de six enfants !). La politique économique qui, en conduisant la Corse à l’asphyxie, a poussé à l’exode massif en France ou dans l’empire colonial, ôtant à l’île ses générations actives.
À l’époque de l’occupation et de l’annexion de la Corse par la France, le socle économique était évidemment l’agriculture, source de subsistances et d’échanges. En 1850, 270 000 hectares étaient encore en culture intensive... Aujourd’hui 30 000 hectares, en incluant compris la Plaine orientale, insalubre au siècle dernier et qui fournit aujourd’hui plus du tiers des surfaces cultivées.
La culture des céréales, la production d’olives, de châtaignes, de fromages se sont effondrées dès le milieu du XIXe siècle. Ce qui ne releve en rien d’un cours logique dans les îles, celles-ci logiquement maintiennent au maximum jusqu’à aujourd hui l’agriculture de subsistance. La cause tient aux arrêtés Miot, pris en 1801, qui favorisaient, par un jeu de taxes douanières, la pénétration dans l’île de toutes les productions venant du continent français et frappaient à l’inverse toute exportation. L’effet fut meurtrier dès que, au milieu du XIXe siècle, furent établies des relations maritimes régulières continent-Corse, et construit le chemin de fer corse. La chute de la surface cultivée eut un effet direct sur l’élevage laitier, qui bénéficiait auparavant de jachères dès lors vite transformées en maquis.
Pendant ce temps, les négociants marseillais obtenaient une concession d’importation d’huile d’arachide, et les châtaigniers furent soit laissés à l’abandon faute de bras après 1914, soit vendus à la même époque, par les familles ruinées et décimées, pour alimenter les usines de tanin.
Quant à l’élevage, 700 000 tètes en 1900, 284 000 en 1985.
Nous le verrons, ni les Baléares ni les deux grandes îles italiennes n’ont connu une telle détérioration.
Le coup de grâce pour l’agriculture allait venir à l’aube des années soixante.
Paris décida en 1957, avec le Plan d’aménagement régional (PAR), un développement de l’île basé sur le tourisme et la rationalisation agricole. La vérité venant parfois de la bouche des ministères, le rapport de lancement de ce plan déclare : « Il n’existe aucune discussion sur le fait que la Corse pourrait facilement nourrir sa population sédentaire et une importante clientèle touristique. »
La société de mise en valeur de la Corse (SOVIMAC) disposait de crédits pour des équipements hydrauliques et l’aménagement de la Plaine orientale. Celle-ci ayant été rendue salubre, non pas par la France, mais par l’armée US qui, pour éviter la malaria aux GI’s en 1944, assainit d’un coup d’un seul des dizaines de milliers d’hectares par un déversement massif de DDT.
La SOMIVAC sommeilla jusqu’en 1961... À l’époque, deux problèmes se posèrent à la France : la perte de sa colonie algérienne et par là-même des vignobles algériens, grands fournisseurs des bouilleurs de crus et le problème de la réinsertion des colons.
La SOMIVAC tombait à pic pour aider à recaser les pieds-noirs et remplacer le vignoble algérien.
La SOMIVAC aménagea des domaines d’une trentaine d’hectares, vendus clefs en main dix-sept millions de francs de l’époque avec une mise de fonds minimum de six millions. Évidemment l’immense majorité des paysans corses ne disposait pas d’une telle somme, et tant le Crédit agricole que la Chambre d’agriculture bloquèrent systématiquement les prêts aux insulaires. En revanche, les pieds-noirs bénéficiaient au même moment, à un taux très faible, de prêts de l’État de... dix-sept millions de francs. Les dix mille colons se réinstallèrent donc, faisant le plus souvent venir des travailleurs immigrés comme ouvriers agricoles sous-payés.
L’élevage, perdant là des paturages, chuta, par exemple de trois cents à cinquante troupeaux dans le secteur d’Aléria-Ghissonacia.
Aujourd’hui, la politique agricole de la CEE a ramené le vignoble corse de 30 000 hectares à 10 000 hectares, et la dilapidation par la SOMIVAC des crédits d’irrigation n’a permis que la reconversion de 2 000 hectares dans la culture du kiwi.
Parallélement la mise sur pied de la fameuse continuité territoriale eut l’effet de nouveaux arrêtés Miot, subventionnant fortement tout produit acheminé en Corse venant de France.
Les grands exploitants agricoles, liés à une production d’exportation totalement liée à la CEE, sont une réalité : 378 des 4 300 exploitants viticoles possèdent des propriétés de plus de 20 hectares et produisent 90 % de la récolte totale. 161 personnes se partagent 34 600 hectares de vignes et d’agrumes ; 6 000 autres 29 000 hectares.
Ayant ainsi une structure économique aberrante et atypique par rapport aux autres îles, la Corse ne cesse de développer ses importations alimentaires, pour répondre à la demande touristique et pour subvenir aux besoins courants. Alors que la production insulaire, autres que les exportatations de vins, clémentines ou kiwis, est en chute constante.
cara élément, la situation des Baléares, de la Sicile et de la Sardaigne est bien différente. Aux Baléares, décriées à juste titre pour leur politique de tout-tourisme l’agriculture couvre 90 % de la superficie, étant par la même capable largement de fournir la consommation interne et touristique. Un seul exemple : quand la Corse produit une tonne de céréales, les Baléares en produisent onze, la Sardaigne trente-cinq, la Sicile cent trente. Quand un œuf est pondu en Corse, plus de quatre mille le sont en Sardaigne ou aux Baléares, vingt mille en Sicile. Quand un kilo de poisson est pêché en Corse, près de cinquante le sont aux Baléares ou en Sicile.
La comparaison est valable dans tous les secteurs, à l’exception de ceux décrits plus haut et qui ne servent pas à la consommation insulaire. Il en était de même jusqu’il y a quelques années du lait de brebis vendu directement à Roquefort et Maria Grimal.
Ce circuit économique est connu. Alors que l’Italie et l’État espagnol développèrent dans le cadre de l’expansion économique d’après-guerre l’agriculture et l’industrie de leurs îles, la Corse, plutôt sœur cadette de l’Algérie que région française, subit une politique économique comparable à celle-là.
Parler de l’industrie corse ne peut se faire qu’au passé. Des mines et hauts-fourneaux que connaissaient la Corse, de l’Arsenal d’Ajaccio, des usines de tanin de Folelli et Ponte Leccia, de l’amiante extrait à Canari, il ne reste rien.
Femenia, usine de matériel agricole à Bastia a fermé définitivement après des mois de luttes. Boulangeries et batîment forment le gros de ce secteur, 93 % des entreprises ayant moins de dix salariés.
Résultat de tout cela : une balance des échanges où quand une tonne de marchandises, essentiellement agricole, est exportée de Corse, six de toutes sortes y sont importées.
À côté des 15 000 salariés de l’industrie en Corse, quatre fois plus aux Baléares, huit fois plus en Sardaigne, vingt-trois fois plus en Sicile. La Sardaigne a maintenu jusqu’à aujourd’hui ses secteurs miniers traditionnels avec un développement d’industries de transformation depuis 1945. Il en va de même en Sicile qui bénéficia également après-guerre de l’exploitation de gisements de pétrole. Seules les Baléares ont diminué la part de leur industrie minière, mais ce fut pour développer largement une industrie de transformation, à même de satisfaire la demande intérieure, et une industrie agro-alimentaire.
Aujourd’hui, la crise capitaliste frappe aussi les îles de la Méditerranée, et l’approche de 1993 va voir s’accélérer les différenciations en leur défaveur. Ainsi le chômage italien atteint son taux record en Sardaigne (17 %) et son développement industriel est bloqué. En Sicile aussi, le secteur agricole s’effondre, le secteur « informel », fait de petits boulots et de combines maffieuses, se développe ; les Baléares courent depuis dix années derrière un réquilibrage économique ultra-dependant du tourisme. Et dans toutes ces îles, le secteur tertiaire sert de béquille, comme seul domaine où les emplois se développent, car le tourisme n’est nulle part source réelle d’emplois.
Ce tableau n’a évidemment par pour but de vanter les mérites des statuts d’autonomie qui, dès la fin des années quarante, ont permis aux autres îles, un développement capitaliste s’appuyant sur les réalités insulaires. Mais il fait ressortir l’aberration de la politique
vis-à-vis de la Corse, une île dont la France ne sut jamais que faire. Situation qui explique aussi le désarroi constant des couches petites-bourgeoises, accentué par la crainte que 1993 soit encore plus impitoyable pour la Corse que pour ses îles soeurs qui, elles au moins, disposent d’un minimum de structure économique.

Notes

[1Les Dossiers d’économie corse, INSEE, 3e trimestre 1987.

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