MARIE-FRANCE se remet devant son écran, pour finir sa journée vers 14h30. Quel progrès, cette durée du travail à la carte ! Mais même lorsqu’elle travaille à temps complet, les trente heures de travail par semaine passent vite : c’est que les collègues aiment bien plaisanter et papoter, par écran interposé. Voici justement Annette qui appelle tout le monde.
– Je fais une réunion syndicale demain à dix heures, c’est pour demander plus de matériel bureautique. J’espère que vous viendrez nombreux !
– Ça ne m’arrange pas beaucoup, je préfère rester chez moi. Mais je te promets que je participerai ; le cas échéant, je télé-voterai à bulletin secret »
Est-ce là un aperçu réaliste de l’avenir qui nous attend ? Pourquoi se multiplient aujourd’hui livres et articles à la gloire des mutations technologiques ? Quel rapport avec la crise ? Existe-t-il une approche marxiste de la prospective ? Voilà autant de questions que cet article abordera pour essayer de savoir si nous vivrons demain 1984.
Révolution technologique et crise
Ce serait une grave erreur que de sous-estimer la portée réelle de la révolution technologique contemporaine et plus particulièrement de la microélectronique. Sur le plan purement technique, il s’agit bien d’une transformation qualitative. Un exemple parmi cent : les techniques de microfilms ont permis de reproduire sur une surface grande comme un timbre poste le contenu de la bibliothèque du Congrès américain. Parallèlement, les coûts de production des composants varient dans des proportions tout aussi considérables. Cette condensation dans le temps et dans l’espace des circuits électroniques est la condition permettant d’aborder des domaines qui n’auraient pas été accessibles auparavant : la montre électronique n’existe pas si elle a la taille d’une valise.
Transformations techniques qualitatives, réduction massive des coûts et possibilités d’utilisation dans la production de marchandises (soit comme produit, soit comme moyen de production), voici réunis les ingrédients d’une révolution technologique majeure. Ce point peut être pris ici comme acquis : « Ce n’est que sur la base d’une compréhension du potentiel libérateur des nouvelles technologies que les effets négatifs de leur introduction dans les conditions du système capitaliste peuvent être évalués et combattus de façon adéquate [1]. ».
La micro-électronique permet au moins potentiellement de dépasser certaines des rigidités liées à la standardisation nécessaire à l’informatisation. Du côté de la production, l’atelier flexible permet de rendre compatibles les exigences d’une production de masse avec la souplesse d’adaptation à la demande qui constitue l’un des déterminants essentiels de la compétitivité [2]. Au niveau des rapports sociaux, les applications de la micro-électronique sont compatibles avec une mise en oeuvre conviviale, autogestionnaire, décentralisée, ce qui n’est évidemment pas le cas avec les « grands chaudrons » de la génération précédente [3].
La réalité de la révolution micro-électronique et de ses potentialités ne saurait être mise en doute. La question intéressante est alors la suivante : d’où vient-il que le roman d’Orwell corresponde si bien aux interrogations portées par l’air du temps ? Comment se fait-il, par ailleurs, que le capitalisme ne chevauche pas cette révolution technologique pour sortir de la crise et repartir sur un nouveau pied ?
D’un certain point de vue, en effet, l’automatisation représente bien une source nouvelle de productivité, donc de profit et de bonne santé capitaliste. Et tous les projets de sortie de crise font la place belle aux nouvelles technologies ; mais cela ne suffit pas à les faire passer dans la réalité. C’est que les contradictions capitalistes ne sont pas toutes levées par l’informatisation. L’une des plus fondamentales, et qui nous intéresse plus particulièrement ici, est la nécessité pour le capitalisme de disposer de débouchés rentables.
Le grand renversement capitaliste
Donnons ici la parole à un jeune énarque qui va nous expliquer tout cela. Il s’agit d’une annexe au rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société. Ce texte examine les liens entre informatisation et demande des ménages et conclut sur la « nécessité d’orienter » celle-ci [4].
La consommation, nous explique-t-on, doit être maintenue à un niveau suffisant mais pas trop fort ; mais surtout : il faut chercher à modifier sa structure en faveur de ces « nouveaux biens et services individuels dont l’informatisation facilite l’apparition et le développement ». « Indispensable à l’augmentation des effectifs employés, le développement de cette nouvelle offre devra être favorisée par l’existence et le maintien à un niveau élevé d’une demande des ménages de ces produits. »
Ce résultat « peut être obtenu de façon “spontanée” par les procédés classiques du marketing et de la publicité. Mais il est possible d’envisager, et c’est ce que semblent sous-entendre les projets de certains pays (voir annexe sur le Jacudi), une orientation plus volontariste d’origine administrative ».
Avant de savourer tout le piment technocratique de cette déclaration, il faut, comme on nous le recommande, nous reporter à l’annexe sur le Jacudi. Le Jacudi, c’est le « Japon Computer Usage Development Institute » qui avait mis au point en 1972 un « Plan for information society ». Ce plan stratégique prévoyait sur dix ans un budget public de 67 milliards de dollars, ce qui est tout à fait considérable.
Ce plan n’a pas vu le jour en tant que tel : l’arrivée de la crise a conduit à édulcorer et étirer dans le temps son application. Cependant, il faut noter ici une caractéristique significative de ce plan : il ne visait pas directement au soutien de l’industrie japonaise. Plus de la moitié de son budget, soit 36,9 milliards de dollars, était consacré à un gigantesque programme d’EAO (enseignement assisté par ordinateur) centré sur l’apprentissage informatisé de l’informatique.
Comme l’explique Lemoine, le rédacteur de l’annexe : « Les hommes ne sont pris en compte dans ce plan que pour mieux les adapter à la technique (et non l’inverse). Une gigantesque opération d’enseignement concernant chaque année quinze millions d’écoliers est ainsi prévue afin de rendre la population “branchés-ordinateur” (“computer-minded”). »
Le grand renversement capitaliste est donc là : non seulement le capitalisme doit pour fonctionner extorquer une quantité suffisante de plus-value sur le dos des travailleurs, mais il faut, en plus, que ces derniers consentent à acheter les marchandises qu’ils ont produites. En langage technocratique, cela donne : « les chances d’une évolution favorable de l’économie française, dans l’hypothèse d’une informatisation poussée de cette économie, passent non seulement par l’orientation des investissements mais également par l’orientation de la consommation des ménages ». C’est un aveu : en régime capitaliste, la « souveraineté du consommateur » n’est qu’un leurre. Dans la pratique, c’est la logique privée de l’accumulation qui imprime sa marque au développement, et les consommateurs doivent suivre : l’adaptation de leur demande à l’offre sera obtenue par les « procédés classiques du marketing et de publicité ». L’un des aspects de la crise actuelle est précisément que cette nécessaire adéquation n’est pas acquise : « La vague actuelle d’innovations se manifeste davantage – mais pas exclusivement – par un renouvellement des produits et des techniques que par le développement d’une demande supplémentaire : si la montre à quartz remplace la montre mécanique, la demande de montres n’augmente guère » [5].
C’est dans l’incapacité du capitalisme à générer une nouvelle « norme de consommation » compatible avec les impératifs de la production industrielle, prenant pour simplifier le relais de l’automobile, que se trouve la racine matérielle de l’actualité de 1984 : la tentation surgit
immédiatement de recourir à des méthodes de persuasion, classiques ou non.
Mensonges et Cie ?
Le succès de livres comme ceux de Toffler [6] ou de Servan-Schreiber [7] n’est pas atemporel : il renvoie à une conjoncture particulière qui se caractérise de manière contradictoire par une extension considérable des potentialités techniques et par un rétrécissement simultané des
formules socio-politiques.
La lecture de ces livres dégage un sentiment confus d’aliénation : ils nous racontent à quel point notre insertion sociale, tout autant que notre vie quotidienne, vont être bouleversées par les mutations technologiques sans qu’à aucun moment on puisse se sentir partie prenante de ce processus. On nous promet des avenirs radieux mais comme nous (les lecteurs) n’en sommes pas les acteurs, une sourde réticence empêche d’adhérer complètement à ces projections.
Entre ces lendemains qui chantent et, par exemple, la réalité du chômage aujourd’hui, on ne voit pas bien les passerelles. Cette configuration idéologique est bien rendue par Barel : « On sent comme un frémissement de projet en l’air se proposant d’aborder le problème du chômage par le biais de la décentralisation, d’une économie communale revitalisée, d’une mobilisation de l’“économie sociale” (mutuelles, coopératives…) du “partage du travail”, de l’exploitation des “gisements d’emploi” à partir d’initiatives locales…
« On sent aussi, a coté de ce “projet” qui a du mal a se formuler et a se structurer, un courant puissant, assez sceptique sur les vertus du premier et qui penche plutôt vers la solution classique d’une sorte de fuite en avant fondée sur la mise en place d’industries nouvelles, sur la
productivité et la baisse du coût salarial, sur les miracles de la science technologisée, sur la compétitivité extérieure, etc. » [8]
- Le repas de noces par Bruegel (1568)
- Huile sur toile, 114 x 164 cm, Kunsthistorisches Museum de Vienne.
Cette ambivalence fondamentale de la prospective peut être rapprochée d’un thème cher à Dick, celui des planètes colonisées où l’on vit dans un environnement de simulacres. Ainsi, dans Mensonges et Cie, un roman récemment traduit de Dick, la neuvième planète de Fomalhaut offre aux candidats au départ une vie paradisiaque « C’était une terre idyllique, un pays de liberté, d’expériences, un kibboutz délivré du désert : une vie coopérative là où les oranges poussaient naturellement et devenaient aussi grosses que des pamplemousses... . » La téléportation permet d’accéder à la terre promise en une quinzaine de minutes, mais ce moyen de transport ne fonctionne que dans un seul sens. Et si cette colonie n’était qu’un gigantesque camp de travail ; et si les reportages télévisés en vantant les délices étaient
fabriqués de toutes pièces ?
Et si l’avenir radieux de la technique, décrit avec lyrisme par JJSS. n’était lui aussi qu’un simulacre ? « Le monde cherche et trouvera le support philosophique des mutations annoncées La finitude de toujours, qui nous opprimait et imposait sa loi, éclate. A la portée des hommes
se trouve enfin la ressource infinie, la seule : l’information, la connaissance, l’esprit » [9].
A cette envolée quasiment hégélienne, on peut en effet opposer point par point un avenir plus terne. sinon catastrophique. Les auteurs de la Société digitale [10] ont mené avec pas mal de rigueur méthodologique l’exercice consistant a décrire deux cas polaires des interactions entre changement social et progrès technique :
« La maison rose, c’est une interaction harmonieuse le progrès technique vient s’intégrer dans la société qui l’a appelé. Comme il répond à un véritable besoin social, il reçoit des applications de plus en plus nombreuses autant qu’utiles Comme l’individu maîtrise de mieux
en mieux ces nouveaux biens et services, il les utilise pour transformer son mode de vie dans le sens qu’il souhaite (…) La maison grise, ce sera une sujétion accrue de l’homme à la technique. La demande sociale sera absente, mais les nouveaux services s’avèrent très efficaces pour imposer un mode de vie que l’individu n’aura pas désiré, et dans lequel il perd son autonomie. »
Ce flottement dans la perception de l’avenir est accentué par la distance qui sépare les problèmes effectivement perçus dans la vie quotidienne d’aujourd’hui et les réponses esquissées par les nouvelles technologies Dans un supplément publicitaire de L’Expansion du
17 juin 1983 on peut lire cet étonnant texte de présentation : « Alors que tout le monde vous parle d’ordinateur personnel, que l’on prédit sa diffusion dans tous nos foyers, il est encore bien difficile de dire aujourd’hui tous tes services qu’il pourra rendre dans la vie domestique. »
II est quand même stupéfiant de pouvoir prédire la diffusion d’un produit sans même pouvoir en indiquer l’utilité ! Et un trouble spécifique naît de la confrontation avec les difficultés réelles de lu vie de tous les jours. Pour prendre un exemple entre mille : ces femmes que l’on
voit, tôt le matin et tard le soir, trimballer leurs enfants entre croche, école et voisine d’immeuble, en quoi la micro-électronique va-t-elle changer leur vie ? Question grossière sans doute, en face du rouleau compresseur de l’idéologie techniciste qui a tôt fait d’éliminer comme « archaïque » toute remise en cause de la direction prise par le progrès.
Anciens et modernes
On voit bien ce que l’usage immodéré de la prospective a de simplificateur en réduisant le débat a deux attitudes possibles : pour ou contre la « modernité ». Dans les deux cas : la formulation des projets sociaux est renvoyée à un élément extérieur et insaisissable.
Du côté des tenants d’une issue technologique à la crise, on assiste a une étonnante récupération de thèmes véhiculés par le marxisme le plus vulgaire : la révolution scientifique et technique, tel un deus ex machina auquel les hommes sont trop petits pour vouloir s’opposer
est par essence porteuse d’un Progrès auquel il n’est d’autre destin social que de s’adapter. Du coté des adeptes d’une utilisation douce des nouvelles technologies, le maillon manquant est donné par génération spontanée , c’est celui qui fait passer (tel le « Téléport » de Dick) de la société dure à l’économie détendue de demain. Toffler est très caractéristique de cet optimisme fondamental pour lequel aucun élément objectif n’est avancé. Cette phrase tirée de la Troisième Vague [11] est particulièrement significative :
« C’est donc nous qui, en définitive, sommes comptables du changement. Et nous devons commencer par changer nous-mêmes, par apprendre à ne pas fermer prématurément notre esprit à ce qui est nouveau, surprenant et apparemment révolutionnaire. » Ce que l’on nous exhorte a faire, c’est de croire aux vertus inhérentes du progrès dans la version scientiste, à la plasticité sans limite des rapports sociaux dans l’autre cas.
« Quelque chose aspire l’Histoire comme telle vers une altérité aussi étrange et imprévisible que l’Histoire elle-même l’a été par rapport à la bio-évolution préhistorique qui l’a engendrée » [12]. Et comment, dans ces conditions, renouer avec une approche matérialiste, là où la tentation de la morale abstraite se fait sentir pour remplir ce « vide » ? Un détour semble ici nécessaire, qui permette d’illustrer de manière plus concrète la problématique esquissée ici.
Les réseaux câblés
« Encore un exemple, la décision prise de développer les réseaux câblés : 1,5 million de foyers raccordés d’ici 1986. un million de plus par an d’ici la fin du siècle ; 45 milliard de francs d’investissements en quinze ans, autant de commandes pour des travaux de génie civil et l’industrie électronique. Ce programme justifiera la création, en France, d’une industrie de la fibre optique, technologie appelée dam un proche avenir, aux développements les plus importants. »
On retrouve dans cette annonce de Mitterrand aux journées de politique industrielle de novembre 1982 tous les éléments identifiés jusqu’ici. Une décision a été prise, mais par qui ? La technologie de la fibre optique est « appelée » aux plus grands développements, mais par qui ? Et qui donc a exprimé une demande de réseau câblé ? On retrouve ici la tendance a « l’autodéveloppement » de la techniq ue mise en lumière par Ellul [13]. On retrouve également le rôle spécifique joué par les consommations collectives. Notre jeune technocrate déjà cité plus haut mange le morceau une fois encore :
« L’intervention des collectivités publiques présenterait un avantage supplémentaire. Elle rendrait moins aigus les problèmes de rentabilité. » [14]
Depuis, le plan câble a été un peu étalé dans le temps en raison de l’alternative que représente la transmission par satellites et de la controverse qui s’est déroulée entre les tenants de l’un ou de l’autre système. Mais l’article des Nouvelles du 11 janvier 1984 note à juste titre que « l’apparente rationalité de ces discours contradictoires masque un réseau inextricable de conflits d’intérêts et d’oppositions idéologiques, dont la toile de fond est l’ignorance à peu près complète de la demande ».
C’est bien ce dernier point qui fait problème ci réintroduit l’incertitude fondamentale quant au futur. C’est avec raison que Libération pose la question ainsi : « Le futur, du moins celui qu’on nous prépare, sera câble, strié, maillé par de véritables autoroutes de la communication (...)
Des milliers de moyens de communication seront demain à portée de fibre, là, tout près, au village ou dans le quartier. Auront-ils quelque chose à communiquer ? » (4 mai 1984).
Cela peut donner Big Brother, mais aussi une extension de la communication sociale et l’on ne peut qu’être d’accord avec Lipietz qui s’exclame dans l’Audace ou l’enlisement : « J’aimerais que la télématique et la télévision par câble soient interactives plutôt que hiérarchiques. » Moi aussi ! Cependant le problème est de savoir qui va décider ; « C’est l’affaire des municipalités, des entreprises, des associations de consommateurs et d’usagers », nous explique Lipietz. C’est un peu court : qui décide dans une économie capitaliste ? De qui ou de quoi dépens en dernière instance le contenu social futur de ce réseau câblé. Big Brother ou démocratie directe ? Voilà la seule vraie question, dont on peut aisément anticiper la réponse.
Les passages du livre de Servan-Schreiber consacrés au tiers monde parlent d’eux-mêmes. Le chapitre intitule « Sans lire, sans écrire » esquisse des solutions originales à la surpopulation et à l’analphabétisme. Que l’on en juge : « Au fur et a mesure que l’effort physique de l’homme aura de moins en moins de rôle dans les cycles de production, les naissances seront moins nombreuses », car les enfants n’auront plus cette valeur physique d’échange au nom de laquelle
on les multiplie. « Un être humain, capable seulement de parler et d’entendre pourra communiquer avec un micro-ordinateur et par conséquent participer à l’activité générale par le seul recours à la pensée dont il a en lui le potentiel comme chaque être humain. »
Enfin, dans un autre chapitre intitulé « Le bouche à bouche », JJSS fait reculer le sous-développement. C’est facile : l’issue se trouve dans « l’enracinement progressif du système informatique qui sera présent tout entier, par une simple antenne locale – en langage technique : le terminal – dont le coût aura cessé de compter et dont l’utilisation, par le
"dialogue" avec les équipes locales réclamera (…) un entraînement de quelques semaines, au plus de quelques mois. Là, enfin, se précise la voie conduisant au développement ».
L’informatique et le tiers-monde
Ces citations, effarantes de cynisme et de naïveté mêlées, ont le mérite de faire apparaître le procédé idéologique permettant de renvoyer à l’avenir radieux de la technique la dissolution du problème du développement lui-même ; la façon dont l’analphabétisme est contourné par les améliorations techniques apportées aux machines est à cet égard exemplaire.
Ces pirouettes obscènes de celui à qui Tonton a cru bon de confier la direction du Centre mondial informatique réussissent dans une certaine mesure a détourner l’attention des difficultés actuelles – par exemple les plans d’austérité imposés par le FMI – comme d’autant de points de vue à court terme que le Progrès rendra bientôt caducs.
Les enfants et l’ordinateur
De même qu’il fait reculer te sous-développement, le micro-ordinateur est censé résoudre la crise du système scolaire Ses caractéristiques en sont bien connues, et voici comment les résume une brochure de la LCR de 1983 : « Les difficultés commencent dès les classes de maternelle qui ne peuvent accueillir tous les jeunes enfants ; elles augmentent au cours préparatoire qu’un enfant sur cinq redouble : à la sortie de l’école primaire, un élève sur trois ne maîtrise pas les apprentissages de base (…) 200 000 jeunes quittent chaque année le système de formation sans diplôme. »
En quoi l’objectif des 100 000 micros d’ici fin 1988 est-il une réponse a ces difficultés de fond ? Lorsque l’on connaît les difficultés concrètes des enseignants, l’insuffisance dramatique des équipements scolaires de toutes sortes, on ne peut qu’être frappé du déplacement que
représente ici aussi le « paquet » mis sur l’introduction de l’informatique à l’école.
Ainsi à Machemont, dans l’Oise, une expérience pilote a permis la mise en place de quatorze micro-ordinateurs et soixante-seize minitels pour un budget de près d’un million de francs pris en charge par le ministère de l’Agriculture, le FIC, la DATAR, le Centre mondial de JJSS, le conseil régional et… Apple. D’où peut venir cette convergence d’intérêts ?
On peut se poser cette question sous une forme qui suggère les bonnes réponses : supposons que tel enseignant adepte des méthodes Freinet fasse la demande d’une petite machine d’imprimerie et que. dans la classe a côte, son collègue sollicite au même moment l’achat d’un micro-ordinateur. Qui a le plus de chances de voir aboutir sa demande ? Le second évidemment. La micro-informatique présente-t-elle des vertus pédagogique » supérieures affirmées ? Ce qui est inquiétant, c’est que. précisément, cette question n’est même pas posée alors que c’est la seule qui permettrait de choisir rationnellement.
Or. il se trouve qu’on est en droit de considérer que l’enseignement assisté par ordinateur (EAO) utilisé pour l’acquisition des apprentissages de base peut conduire à un véritable massacre. Le postulat épistémologique permettant de fonder sa supériorité, c’est ni plus ni moins l’acceptation de la version la plus simpliste du behaviorisme où l’apprentissage procède par progression linéaire.
C’est en effet la seule logique que peut reproduire l’ordinateur ; celui-ci est « fondamentalement non dialectique, il est fondé sur le principe exclusif de non-contradiction.
Avec le système binaire, il faut choisir, c’est constamment oui ou non On ne peut pas engager une pensée évolutive et englobant les contraires », rappelle Ellul [15].
La pénétration de l’ordinateur à l’école représente ainsi une fantastique régression qui efface d’un trait tous les acquits de la psychologie de l’enfant, de Piaget à Wallon. Une somme considérable de travaux théoriques et d’expériences concrètes serait a mobiliser ici pour
montrer à quel point cette fascination technicienne pane à côté des vrais problèmes. Qui a enseigné les mathématiques connaît la dimension psychoaffective qui intervient aux différents niveaux d’études et dont le livre de S.Baruk [16] donne de saisissants exemples. L’usage intensif de l’informatique a l’école est porteur de formes nouvelles – modernes – d’échec scolaire : « Un nouveau mal scolaire a été inventé. C’est « l’analphabétisme informatique », déclare J.Weizenbaum, professeur de « computer science » au MIT dans Le Nouvel Observateur « Spécial-Futur » du 2 décembre 1983.
On peut même aller plus loin et constater que la diffusion de la micro-électronique, qui tend a envahir les différents temps de la vie de l’enfant, est lourde de dangers spécifiques. Voici, à titre de document, un extrait d’une publicité de Texas Instruments pour son jeu « le Livre
magique » : « trois a six ans. c’est l’âge décisif, la période ’apprentissage au cours de laquelle l’enfant découvre le monde. Ce jeu sollicite la vue, l’ouïe et le toucher. L’enfant doit reconnaître les objets et les êtres qui l’entourent, mais également les formes, les nombres et les couleurs. La voix du “Livre Magique” l’encourage, le félicite et participe avec lui à ses découvertes (…) L’enfant n’a plus qu’à appuyer, par exemple, sur le singe, pour s’entendre dire “C’est le singe...” suivi d’un houba-houba surprenant (…) Cette trilogie éducative apporte à
tous les âges de l’enfance le goût de la découverte, de la connaissance et, surtout, de la communication moderne » (Le Monde de l’Education, novembre 1982).
Inquiétante modernité qui ignore tout processus de socialisation « à l’ancienne », autrement dit par la communication avec d’autres êtres humains. Et S. Papert, l’inventeur du Logo, logiciel doux, a raison de souligner qu’il est « extrêmement dangereux de jouer avec la relation de dépendance qu’a un bébé avec ses parents. Si nous n’y faisons pas attention, nous pourrions fabriquer une génération de psychotiques » (Science et Vie Micro, mai 1984). Celle médiation de toute relation sociale par un vecteur technique évoque irrésistiblement, comme évolution pathologique, l’enfant-machine décrit par B. Bettelheim [17].
Certes, il ne s’agit là que de tendances, ne serait-ce que parce que le projet d’informatisation de l’école vient se heurter aux restrictions budgétaires Il n’en reste pas moins que l’objectif est ici, comme dans le cas du Jacudi japonais, de rendre les enfants « computer-minded », autrement dit de réaliser leur initiation aux produits informatiques qu’ils auront l’occasion d’utiliser comme travailleurs et qu’on voudrait les voir consommer sur une échelle de masse.
L’intervention centrale de l’Etat est conforme à son rôle de plus en plus essentiel tendant a créer ou reproduire les conditions générales de la compétitivité industrielle et en l’occurrence, de l’adaptabilité de la main-d’oeuvre aux nouveaux procédés technologiques Et l’industrie fait
d’une pierre deux coup puisqu’elle trouve d’importants débouchés directement, dans l’Education nationale, indirectement auprès des parents à qui l’on explique inlassablement la nécessite pour leurs chères têtes blondes de s’initier aux merveilles de la micro-informatique.
Télétravail : le nouvel ouvrage de dames
Jusqu’ici, l’impact de l’informatisation a été relativement positif sur l’emploi féminin : les activités tertiaires féminisées ont été peu concernées tandis que les industries électriques et électroniques connaissaient un accroissement sensible du taux de féminisation de leur main d’oeuvre.
Cependant, tout un ensemble de déterminations pèse actuellement dans le sens inverse : l’introduction de la bureautique touche maintenant le tertiaire, la persistance d’un chômage massif fait apparaître le travail à temps partiel comme une possible solution, et le
télétravail fournil, à terme, le support technique d’un retour des femmes au foyer. Si bien que l’on peut partager l’inquiétude exprimée par E. Monod [18] :« Ainsi brossée la toile de fond de la trilogie : nouvelles technologies emploi femmes, il nous semble que le développement latent du télétravail peut être interprété non seulement comme la conséquence directe du processus d’informatisation mais aussi comme la convergence de facteurs économiques et idéologiques, qui, par effet de boomerang, viendraient accentuer la nécessité de promouvoir le télétravail à domicile. En effet, ne doit-on anticiper de cette forme d’organisation du travail qu’elle ne draine les exclues de la société technicienne sous couvert de souplesse d’horaires et de raccourcissement de temps de transport, de temps partiel et d’éducation des enfants, de qualité de la vie et de respect du rythme individuel ? Ne doit-on craindre de voir canaliser vers le domicile une main-d’oeuvre adaptable et bon marché, qui viendrait alimenter la face cachée d’une économie duale par ses travaux subalternes et déqualifiés ? Main-d’oeuvre docile car inféodée à une technologie proclamée “transparente” pour mieux masquer sa propension à resserrer les rapports de sujétion antérieurs. »
Pour une approche matérialiste
Le bref survol de domaines concrets d’application montre clairement que le discours sur les grandes mutations-que-nous-sommes-en-train-de-vivre n’est pas seulement idéologique.
Certes, la prospective tend constamment à sous-estimer les délais nécessaires pour que passent dans la vie quotidienne les extrapolations des futurologues.
A cet égard la comparaison entre les projections datant d’une quinzaine d’années et la réalité actuelle fait apparaître de considérables erreurs de perspectives. Ainsi la liste de cent innovations probables pour le dernier tiers du siècle, établie par H. Kahn et A. Wiener en 1967, reste en grande partie de l’ordre de la prévision : les appareils individuels à décollage
vertical, la télévision en relief, le contrôle du climat relèvent encore de la science-fiction ou de l’expérimentation. Par contre, comme le note R. Clark dans le Matin du 29 décembre 1983, « rien ou presque n’annonçait l’immense révolution des micro-ordinateurs, de la télématique,
des transmissions à distance d’informations par fibres optiques... ».
Malgré cette précision toute relative, la futurologie remplit une fonction bien précise qui consiste à habituer l’opinion à l’immanence du changement, à contribuer à la « plasticité » des individus, nécessaires pour opérer les mutations capitalistes. La notion de « modernité » [19] fonde cette idéologie du changement pour le changement en cataloguant comme archaïque toute approche critique.
Ces problèmes ne relèvent pas seulement de débats abstraits : travailleurs et enseignants sont concernés directement par les mutations technologiques dans tous les aspects de leurs activités, professionnelles et syndicales. Peut-on esquisser une approche matérialiste de ces questions ?
On doit partir ici d’un refus du mythe de la neutralité de la technique : toute innovation ne conduit pas à un progrès indépendamment des conditions sociales de sa mise en place. Mais on ne peut non plus en rester à une distinction un peu courte entre la technique bonne en soi et
les mauvais capitalistes qui en dévoient l’utilisation. De manière symétrique, une attitude tendant à déplacer le problème au niveau de l’éthique [20] ou même... de l’amour [21] est tout aussi peu opératoire pour fonder une critique objective.
De la même façon, la dénonciation du capitalisme comme producteur de « faux » besoins verse assez rapidement dans des travers moralisateurs fondés su une anthropologie idéaliste (les besoins « authentiques »), voire totalitaires. Le capitalisme ne peut créer de toutes pièces
de besoins, par contre, il pèse de toutes ses déterminations sur la façon de les satisfaire. Dans une société socialiste telle que nous la concevons, la production est organisée en fonction de la satisfaction optimale des besoins : autrement dit la planification permet de déterminer collectivement quels sont les besoins les plus urgents, les plus essentiels, qu’il faut donc satisfaire en premier.
II existe au contraire un mode de satisfaction capitaliste des besoins en ce sens que la production ne faisant pas l’objet d’une planification, celle-ci s’oriente, non pas en fonction de l’intensité relative des besoins, mais en direction de ceux qui peuvent donner lieu à la production la plus rentable. Et plus les forces productives se développent, plus le capitalisme a du mal à maîtriser cette distorsion qui opère en faveur des besoins recevables au critère de la rentabilité privée.
L’un des traits distinctifs de la longue dépression que traverse actuellement le capitalisme, c’est bien cette distance qui se creuse entre les besoins criant de la majorité de l’humanité et la prédilection que le capitalisme affiche pour les « besoins à haute technologie » (et à haut profit). Ellul a généralisé cette tendance :
« L’innovation parait limitée par une étrange constatation de Jouvenel : “Les arts qui ont le moins progressé ont été ceux qui eussent pu améliorer le sort matériel du grand nombre”. Teissier du Cos : “Plus une industrie répond à un besoin fondamental moins elle innove”. Autrement dit, la croissance technique a lieu d’abord dans les domaines du superflu, de l’inutile, du gratuit, du secondaire (...) Il n’y a donc pas innovation en fonction de l’intérêt vrai de l’homme. Ce que nous constatons avec évidence aujourd’hui (on innove davantage pour aller sur la lune que pour nourrir les hommes) a toujours été un caractère du progrès technique » [22]. Bien sûr, on ne peut suivre la généralisation qu’Ellul pousse sans doute trop loin. Mais il reste que le constat s’applique bien au capitalisme contemporain.
C’est dans cette incapacité d’orienter la production et l’innovation vers les besoins essentiels et donc de trouver des débouchés de masse que se trouve l’une des raisons essentielles de la crise : le capitalisme ne sait plus que satisfaire des besoins de compensation (jeu électronique)
créés, si l’on veut, par la non-satisfaction de besoins essentiels (de l’espace) et cela ne suffit pas à amorcer une nouvelle phase de croissance.
Devant cette contradiction, la pente naturelle du capitalisme – que la dimension internationale de la crise vient renforcer – est de chercher à réaliser par la force l’adéquation nécessaire entre production et débouchés. C’est pour cette raison que l’on retrouve au coeur de la crise la vieille alternative : socialisme ou barbarie, et que cette dernière pourrait ressembler à 1984.