Trois aspects du « salariat » ont été associés historiquement au capitalisme, et caractérisent le rapport de domination capitaliste marchand que cache le salaire dans un capitalisme « pur » : 1°) la forme de rémunération monétaire liée à l’emploi ; 2°) la soumission de la force de travail à la dictature du marché, c’est-à-dire la transformation de la force de travail en marchandise « jetable » ; 3°) un rapport social de domination du travail par le capital « employeur ».
Un quatrième trait de ce qu’on appelle « rapport salarial » est au contraire issu des résistances sociales à ce rapport de domination capitaliste. Il en est résulté, dans certaines périodes historiques, et pour des secteurs où le rapport de forces le permettait, des formes de détermination collectives du salaire, direct et indirect. La sécurité sociale, qui organise la collecte des cotisations sociales « à chacun selon ses revenus », mais assure des prestations « selon les besoins » est une entorse formidable aux principes capitalistes ; mais il en est de même des statuts de fonctionnaires et de l’accès à des services publics indépendamment de ses ressources !
Face à l’actuelle remise en cause de ces acquis, la défense des formes de mutualisation des protections sociales a pu s’exprimer comme défense d’un « statut salarial » collectif résistant au capitalisme. Bernard Friot [1] a notamment exprimé avec force cette forme paradoxale de revendication qu’est la défense du salariat (au sens de ce « statut » mutualisant les acquis) contre la destruction méthodique des droits collectifs organisée par le MEDEF.
C’est le fait que la notion de « salariat » puisse recouvrir toutes ces dimensions qui rend les formulations et débats confus.
Les formules qui valorisent le « salariat » au nom des acquis de luttes passées, sont discutables parce qu’elles conduisent à gommer la critique nécessaire du rapport de domination et d’exploitation qui subsistait derrière, à ne pas mettre l’accent sur les droits de propriété.
De même, si l’on se projette dans la société postcapitaliste, la notion de « salariat non capitaliste » peut recouvrir une vision hiérarchique étatiste dans la conception des entreprises publiques nationalisées, même si les lois du marché sont contestées : c’est alors à nouveau atténuer la critique d’un rapport de domination (ici bureaucratique) qui n’est pourtant pas fatal, à la condition d’être consciemment combattu.
Contre ces approches, la formule de « dépérissement du salariat », a l’avantage d’indiquer une approche critique du rapport salarial (puisqu’on veut qu’il disparaisse, à terme). Mais elle ne permet pas d’indiquer clairement ce qu’il est possible d’abolir d’emblée, comme acte politique révolutionnaire, et ce qui persistera durablement avec un contenu radicalement nouveau.
C’est ce dernier point qui demande le plus d’actualisation de nos débats, à la fois sur l’État [2], le marché et le salariat. Car l’horizon qu’exprime la notion de dépérissement, est un horizon sans institutions et sans monnaie, parce que les rapports directs débarrassés de la domination de classe sont supposés tout résoudre.
C’est une vision fausse si elle n’explicite pas ce qui doit disparaître (d’emblée), ce qui sera transformé mais durera et ce qui émergera comme rapports nouveaux. Cette explicitation et décomposition est nécessaire à la fois pour l’État et pour le marché. L’État, c’est quoi ? La « bande d’hommes armés » du capital devra être défaite ; l’appareil bureaucratique sera en grande partie inutilisable - mais on gardera sûrement en les réformant les services de l’état civil, de la sécurité sociale, de l’éducation ; les institutions de la démocratie (notamment le parlement, les assemblées communales) seront profondément transformées, mais non pas supprimées... De nouvelles structures d’auto-organisation surgiront et seront reconnues comme base du nouveau pouvoir... Et y aura-t-il « dépérissement » de l’État postcapitaliste ? Oui et non. Oui, au sens de la remise en cause d’un État au-dessus de la société on pourra parler de socialisation de l’État ; mais non, au sens où les conflits subsisteront durablement entre diverses facettes et besoins des individus ; au sens où les choix économiques et écologiques deviendront des enjeux politiques de société ; au sens où les choix directs, individuels et collectifs auront besoin d’être éclairés par le travail d’institutions (scientifiques, administratives, économiques, politiques...) au service de la démocratie ; au sens où la protection des droits et des libertés individuelles et collectives devra être codifiée...
De même, y-aura-t-il « dépérissement du marché », de la monnaie ? Oui et non ! Oui, par extension des rapports de solidarité, de don, de coopération ; par l’exigence d’une évaluation des coûts et des besoins sans s’appuyer uniquement ni principalement sur des mesures monétaires ; par l’extension de la gratuité dans l’accès aux biens « collectifs » (auquel tous auront droit indépendamment des revenus individuels). Mais la monnaie comme intermédiaire aux échanges, permettant des relations d’achat et vente sur des marchés, existait bien avant le capitalisme. Et tout porte à penser qu’on en aura toujours besoin après le capitalisme. Celui-ci généralise et imbrique à ses critères de profit plusieurs types de marché : le marché du capital ? La Bourse devrait être abolie et le système monétaire radicalement subordonné aux choix de société ! Le marché des biens et services ? Il sera profondément transformé : « la planète n’est pas une marchandise », les services publics échapperont à la logique marchande, ainsi que les grandes priorités et les formes de distribution non monétaires, on rendra transparent pour les combattre les dégradation sociales et écologiques derrière la « réduction des coûts »...
Mais on distribuera plus et non pas moins de revenu monétaire pour la grande masse de ceux qui aujourd’hui sont pauvres. La monnaie comme moyen de paiement et d’achat individuel est une grande souplesse pour exprimer des besoins individuels différenciés même si la « société de consommation » et sa publicité seront remises en cause. Donc le « salaire » comme revenu monétaire a de fortes chances de ne pas dépérir (vers sa disparition). D’autant que l’hypothèse d’une tendance vers l’abondance (communiste) permettant de tout satisfaire sans compter est absurde et gaspilleuse : même les ressources naturelles ne sont pas illimitées, et celles qui sont produites, ne doivent pas l’être à l’infini, sans mesure. l’évaluation monétaire des coûts restera utile... L’argent n’incarnera pas la richesse ni le pouvoir, ni le seul et principal moyen de satisfaire les besoins. Mais l’horizon de la pensée n’est pas la disparition de la monnaie.
L’abolition du salariat : une formulation alternative ?
Malheureusement, cette formulation n’est pas forcément plus claire, parce qu’elle recouvre à son tour plusieurs variantes.
Rares sont désormais les conceptions ultragauchistes qui l’avancent en préconisant en fait la suppression de toute monnaie et de toute institution. Mais on rencontre des approches libertaires qui défendent un « socialisme de marché » autogestionnaire, sans salariat, où les travailleurs deviendraient tous (co)propriétaires de leur entreprise. Ceci a correspondu en partie à une étape (limitée dans le temps) de l’expérience yougoslave qui a abouti au creusement des inégalités de revenu selon les conditions de marché, voire à la réapparition du chômage.
Mais on peut avancer une autre interprétation de l’abolition du salariat qui ne supprime pas la monnaie ni la diversité des formes d’entreprises, mais qui transforme la conception de Friot d’un « statut » salarial basé sur la mutualisation des risques au profit d’un statut généralisé de travailleur autogestionnaire indépendant de l’entreprise : la mutualisation des droits et des risques y est associé au droit d’appropriation sociale fondée sur le travail et la citoyenneté, à l’échelle de la société tout entière. Les droits nouveaux peuvent être institués d’emblée, de façon politique, par une Assemblée constituante révolutionnaire même si les moyens de réduire l’écart entre les droits et la réalité sont loin d’être d’emblée réalisés.
Le revenu monétaire issu du travail ne serait évidemment pas supprimé ; il serait transformé, perdant sa soumission au marché et au capital — et c’est pourquoi la notion d’abolition du salariat prend sa pertinence :
— les travailleurs eux-mêmes détermineraient de façon solidaire les critères de formation de ce revenu monétaire et d’accès gratuit aux biens et services collectifs (auxquels tous ont accès) ; la question d’un revenu universel de base s’intégrerait dans ces débats et choix, dans le but d’assurer à chacunE une très grande souplesse de choix dans son emploi rémunéré complétant ce revenu de base, laissant une large possibilité d’activités artistiques et associatives ; ces droits à des revenus garantis seront les contreparties d’une gestion solidaire, contractuelle et coordonnée des activités socialement nécessaires (prises en charge des enfants, des vieux, des personnes malades ou handicapées) ;
— les licenciements économiques seraient exclus : pas de réduction de postes ou de fermeture d’entreprise sans accord des travailleurs, maintien intégral de leurs droits et revenus et reconversion préalable, quelle que soit l’entreprise où ils sont employés ;
— les travailleurs, auront en tant que travailleurs et citoyens, hommes et femmes, droit de participer aux grands choix économiques planifiés et à la gestion (sous des formes différentes selon le statut de l’entreprise) de l’entreprise où ils travaillent.
Si l’on s’accorde sur de tels droits, alors la notion de salariat n’a d’emblée plus de sens... Mais quand les mots ne sont pas « entendus » par tous de la même façon, mieux vaut expliciter les enjeux !