Julie de Lespinasse

, par LEQUENNE Michel

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Si la correspondance n’est pas un moyen exceptionnel d’entrer en littérature, surtout au XVIIIe siècle, le cas de celle de Julie de Lespinasse a ce caractère plutôt rare à l’époque, de n’avoir absolument pas été écrite pour être publiée [1] Ses lettres le furent seulement en 1809, par les soins de sa rivale heureuse, la comtesse de Guibert, épouse de son amant et correspondant qui les avait conservées. Ce sont sans doute celles de celui-ci qui se trouvaient dans le dossier que d’Alembert lut, au lieu de les brûler, ce qui lui révéla qu’il n’avait pas été pour Julie ce qu’il avait cru être, et lui fendit le cœur : « J’ai perdu seize ans de ma vie et j’ai soixante ans. » Il mourut sept ans plus tard.

À l’inverse de ses contemporains qui livraient leur vie, parfois avec un certain exhibitionnisme, Julie avait si bien caché l’essentiel de la sienne qu’elle avait réussi à tromper (sauf quelques-uns qui furent discrets, dont Marmontel) la société la plus curieuse, la plus bavarde et la plus indiscrète, et plus encore : d’Alembert qui l’aimait et auprès de qui elle vivait. Sans doute y était-elle parvenue parce qu’en cette société d’oisifs cultivés où la plus fine intelligence pullulait, la sienne, qui fut des plus fines de toutes, et qui se manifestait d’abord par l’attention à l’autre et son écoute, s’unissait à une capacité d’amour, passée de mode au profit de la galanterie et de l’érotisme, léger voire féroce (disons : de Crébillon fils à Sade, en passant par Mme Riccoboni).
À lire ses lettres, on se dit qu’il aurait fallu à Racine — sa lecture de prédilection — multiplier par dix le nombre de ses tragédies pour donner autant de variations et de pulsations de la passion qu’elle en a semé au fil de la plume et au rythme des joies — fort courtes — et des longues souffrances de sa vie amoureuse.
Car nulle et nul n’aura mieux su dire le bonheur/malheur d’aimer. Le malheur surtout, puisque cette femme qui n’a vécu que pour l’amour, a manqué, de façon différente, les trois de sa courte vie : d’Alembert, d’abord, qui l’aima de la passion la plus fidèle et qu’elle n’en paya que d’amitié, à peine amoureuse ; Mora, avec qui elle connut un amour fou, probablement platonique, de tous côtés contrarié, et qui mourut d’hémoptysie tuberculeuse en revenant vers elle alors... qu’elle l’avait déjà trompé avec Guibert qui sembla bien ne l’avoir aimée que dans la « pitié dangereuse ». Le remords sera au fond du malentendu amoureux avec Guibert, dont les lettres que Julie lui adressa forment le roman tragique.
Avant la première lettre à Guibert — celle du 15 mai 1773 — il y a donc eu le grand amour partagé avec Mora où l’obstacle était la grande différence des conditions et les constants éloignements géographiques obligés de l’amant passionné (retenu auprès du roi à Fontainebleau, n’écrit-il pas vingt lettres en onze jours à Julie). Le marquis de Mora, de la grande famille espagnole des Fuentes, a été marié à douze ans à la fille, de onze ans, du comte d’Arenda, dont il est veuf à vingt-neuf ans. Il a dix ans de moins que Julie qui en a trente-quatre quand il la rencontre pour la première fois en 1766. Ce n’est qu’un an plus tard qu’ils s’enflamment l’un pour l’autre. Le fait que Mora soit officier de l’armée espagnole permettra à ses parents de le faire éloigner de France à plusieurs reprises, pour l’éloigner de Julie. Dans le projet de l’épouser, il finira par démissionner de l’armée. Mais il doit encore retourner en Espagne et mourra en revenant, à Bordeaux, le 27 mai 1774, de sa tuberculose que l’on soigne... par des saignées.
Julie, elle, est née à l’autre extrémité de l’éventail de la noblesse. Bâtarde élevée par des parents nourriciers, elle est, adolescente, récupérée par sa mère, mais « orpheline », puisque sans statut légal. Le secret de sa naissance est grave, en effet, puisque son père est... son frère. Pour arranger les choses et son sort, ce père-frère épousera plus tard la fille de sa maîtresse, mère de Julie. Les deux fils qu’il aura alors seront ainsi à la fois les demi-frères de Julie et ses neveux. Elle les aimera comme ses enfants, ce dont les parents seront jaloux.
Elle apprit le secret de sa naissance à seize ans. Elle en sera d’autant plus secouée qu’elle est traitée en étrangère et en inférieure par les siens. Ses proches — trop proches — craignent en effet une revendication de sa part d’héritage et refusent de la doter. La vraie noblesse, celle du caractère, lui interdira de faire valoir ses droits. Elle se laissera dépouiller. Elle aurait été réduite à la pire pauvreté et au cloître, auquel elle songe, si la chance de sa vie ne survenait pas de façon la plus inattendue. Ses malchances feront sa chance. Julie n’avait pas l’avantage de la richesse. Elle n’avait pas non plus celle de la beauté et était grêlée de petite vérole. Mais elle était séduisante par ses qualités d’esprit et d’âme. Guibert la peindra ainsi : « Elle n ’était rien moins que belle, mais sa laideur n ’avait rien de repoussant au premier coup d’œil ; au second on s’y accoutumait, et dès qu ’elle parlait, on l’avait oubliée. » À vingt ans, elle est « découverte » et emmenée à Paris par sa lointaine parente, Mme Du Deffand, qui commence à perdre la vue et voit en elle un « remède » à son incurable ennui. Celle-ci, correspondante assidue de Voltaire, tient le salon le plus intellectuel de la capitale. Tout le Paris cultivé se retrouve à ses soirées, de Grimm à Crébillon fils en passant par toute l’Encyclopédie. D’Alembert y règne.
Julie trouve là le milieu qui convient à son esprit et à son caractère. Elle s’y épanouit et devient bientôt un attrait supplémentaire du salon de Mme Du Deffand. Trop ! Car la vieille marquise en prend ombrage. Un jeune vicomte irlandais, de Taafé, vient pour la seule Julie qui répond favorablement à son amour et l’avoue à la marquise. Aigreur de celle-ci qui exige une rupture. Ce monde ultra policé n’est pas exempt de férocité. Julie prend de l’opium, a des convulsions. Elle en restera infirme. Mais ce n’est que le commencement.
D’Alembert, comme elle bâtard abandonné par sa mère, la « scandaleuse chanoinesse » de Tencin, timide avec les femmes, devient amoureux fou de Julie. Quand Mme Du Deffand s’en aperçoit, elle renouvelle son diktat. Julie n’est-elle pas sa créature, sa chose, une pauvre assistée ? Mais cette fois celle-ci se rebelle... et gagne. C’est le salon de Mme Du Deffand qui va être déserté, et Julie qui va rafler la mise des personnalités qui se cotisent pour lui permettre d’ouvrir son propre salon, pendant que Mme Geoffrin, elle aussi d’humble origine, et qui tient un salon, rival de celui de la marquise, fait une rente à Julie en vendant des Van Loo à Catherine II.
Le salon de Julie devient l’épicentre de la vie intellectuelle parisienne. Les lettres et la politique des Lumières s’y rencontrent ; on y discute les élections académiques et les ministères de progrès. On y rêve « d’établissements publics pour l’éducation de tous ». D’Alembert habite l’appartement du dessus et en descend tous les soirs. Condorcet (l’homme le plus féministe du siècle) est un de ses fidèles, et, quand il ne vient pas, il écrit [2]. Chamfort y lit ses écrits. Diderot y raconte ses entretiens familiers avec Catherine II. L’exigence de Julie est grande : « De l’esprit n’est point assez ; il faut beaucoup d’esprit : c’est vous dire que je n ’écoute que cinq ou six personnes, et que je ne lis que six ou sept livres. »
Mais, pour Julie, le principal est l’amour. Et c’est en cela que les cent quatre-vingt lettres à Guibert, écrites en trois ans, forment le plus poignant des romans d’amour de ce siècle qui en compte tant. Et cela parce que c’est le roman des malentendus suprêmes de l’amour, et qui ne s’arrangent pas comme dans Marivaux.
L’amant, le comte de Guibert, officier qui deviendra général et dont la pensée tactique influencera Napoléon, n’est pas un roué. Il n’est pas non plus une nullité, comme certains l’ont prétendu. Il a l’estime de Voltaire et de Frédéric II. Diderot le donne comme un prodige de mémoire. En 1789, il sera candidat aux Etats généraux, et hué par la noblesse pour ses idées subversives. Il meurt en 1790, évitant peut-être ainsi la guillotine. Mais c’est bien un homme du siècle des contacts d’épidermes et d’échanges de fantaisies : un être sans passion dont Julie s’exagère les talents diplomatiques aussi bien que littéraires (elle dont le jugement sur les autres est si sûr, et dont les préférences vont à Montaigne, La Rochefoucauld, Racine, Marivaux, Rousseau, Sterne...), mais dont, en même temps, elle juge le caractère avec une lucidité aiguë (« votre âme est plus avide que sensible », et : « vous avez eu sur moi l’avantage d’un homme raisonnable sur une créature passionnée. ») Bel homme, elle l’aime avec une passion portée au rouge par les remords, et à laquelle il répond par un amour de tête pâlot. Ses revirements, dûs à une tendresse lâche, font l’enfer de Julie. Masochiste aussi, elle le pousse au mariage (qui, il est vrai, n’est pour elle qu’un « véritable éteignoir »), mais quand il suit son conseil, c’est avec une jeune femme, jolie, douce et sensible qui l’aime et qu’il se sent en veine d’aimer lui-même. Elle l’apprend par des tiers. Choquée, elle l’en approuve pourtant et... en crève de jalousie. Ses lettres, à lui, sont perdues ou retenues (et en partie brûlées par Julie après l’annonce de son futur mariage), mais on les devine par les réponses. Ainsi : « Mon ami, vous me conseilliez hier de ne vous point aimer : est-ce moi ou vous que vous voudriez délivrer de ce malheur ? ». Il n’y peut cacher sa tiédeur qui est pour elle ce qu’il y a de pire : « Je ne peux pas m ’expliquer le charme qui me lie à vous. Vous n’êtes pas mon ami, vous ne pouvez pas le devenir : je n ’ai aucune sorte de confiance en vous ; vous m’avez fait le mal le plus profond et le plus aigu qui puisse affliger et déchirer une âme honnête. [...] je juge tout cela, et je suis entraînée vers vous par un attrait, par un sentiment que j’abhorre, mais qui a le pouvoir de la malédiction et de la fatalité. »
Elle est inguérissable. Comme elle se le demandait au début de leur liaison : « Est-ce que nous sommes libres ? Est-ce que tout ce qui est peut être autrement ? » Mais, le 15 août 1773 : « J’aime mieux le tourment qui consume ma vie que le plaisir qui engourdit la leur ; mais, avec cette manière d’être, on n’est pas aimable. » Et le 22 : « II y a une passion qui ferme l’âme à toutes les misères qui tourmentent les gens du monde. » Alors, ce seront les longues litanies, comme, le 6 septembre : « Votre silence méfait mal. Je ne vous accuse point, mais je souffre. » Cela empire et s’exaspère en 1774, l’année où Mora meurt en mai et où les premiers bruits d’un mariage de Guibert se répandent en octobre. Ce billet d’une seule ligne : « Mon ami, je souffre, je vous aime, et je vous attends. » Encore : « Vous aimer, vous voir, ou cesser d’exister. » Et le remords jouant : « Que vous me punissez cruellement du délire, de l’égarement qui m’ont entraînée vers vous ! » Mais lui est vivant, et les alternances reprennent : « Vous savez bien que, quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. »
Près de quatre cents pages de ce ton, où toutes les affres de la passion sont criées dans toutes les variantes posibles de l’expression, coupées de nouvelles du genre : « M.Turgot est contrôleur général... M. d’Alembert a eu hier le plus grand succès à l’Académie... », de critiques de livres, de spectacles... Elle est conciente que ce qu’elle a vécu et vit est bien plus extraordinaire que ce que l’on trouve dans les romans de Prévost et de Richardson, et que « cela m ’a prouvé que le vrai n ’est souvent pas vraisemblable. » De même que son mal a ses rémissions, par instant, le ton s’apaise, peut-être seulement comme les volcans qui ne cessent de bouillonner souterrainement : « Je n ’ose plus vous dire : je vous aime ; je n ’en sais plus rien. » Quatre jours plus tard, elle a retrouvé sa passion. Encore un jour, et c’est : « Je dirais comme Phèdre : j’ai pris la vie en haine et l’amour en horreur. »
Par moments, elle prend du recul, analyse ses sentiments. Elle tente de trouver consolation dans la musique, ou... dans l’opium. Jamais dans la religion. Elle dîne avec des archevêques, mondains et politiques, et croit peut-être à l’immortalité de l’âme, mais, surtout, elle oscille entre le déisme et l’athéisme de ses amis philosophes : « Restons donc ce que nous sommes, jusqu ’à ce que la nature, ou je ne sais quoi, en ordonne autrement. » Pauvre résignation que celle de cette philosophie. Diderot ne lui a-t-il pas dit que « la nature, en formant un homme de génie, lui secoue le flambeau sur la tête, en lui disant : sois grand homme, et sois malheureux... »
Et puis, cela reprend, marqué à mi-route par le terrible anniversaire de la mort de Mora. La même maladie la ronge (soignée pareillement), et c’est une véritable agonie que sa dernière année, qui lui fait crier : « Mon Dieu ! dites-moi, si vous le savez, comment cette torture finira ? sera-ce la haine, l’indifférence, ou la mort ? »
Guibert, pas méchant, maladroit, passe des appels à l’amitié aux regains d’amour, puis aux conseils d’oubli, sans jamais tromper l’acuité de regard de la passion de Julie qui, elle, démasque ses rôles, et passe des accents retrouvés de la Religieuse portugaise au désespoir : « Je veux vous gêner, je veux vous tyranniser, je veux vous faire souffrir pendant une heure ce que vous me faites souffrir toute ma vie. » Elle croit enfin qu’elle n’aura bientôt plus la force de l’aimer (12 juillet 1775). Mais elle se trompe. Son amour est un pire mal que la maladie qu’il aggrave, et cela, elle le sait. D’Alembert s’en effraie. Et elle : « Je n ’avais plus assez de présence d’esprit pour le calmer. Son intérêt me déchirait, il m ’a détendu l’âme, il m’a fait fondre en larmes... » Elle sait qu’il est celui qui sera déchiré par sa mort, mais n’y peut rien : « Mon ami, j’ai été aimée, je le suis encore, et je meurs de regret en pensant que ce n ’est pas de vous. » Et : « Si je pouvais ne pas vous aimer, si je pouvais aimer ce que je n ’aime point, peut-être que ce qui me reste à vivre ne serait pas dévoué à un supplice qui met mon corps et mon âme à la torture. » Enfin : « Ah ! pourquoi aime-t-on, ou pourquoi n’aime-t-on pas ? »
Maigreur, fièvre, toux qui lui déchire la poitrine, estomac détruit, insomnies, irritation des entrailles. Sa mine effraie sa servante. Mais elle trouve encore le moyen de se « traîner » à des visites mondaines, deux mois avant de mourir. Et de lire le Paysan perverti, de Rétif, qu’elle apprécie d’un jugement sûr.
« J’ai froid, si froid... » (lettre 164). « Je gèle, je tremble, je meurs de froid, je suis dans l’eau. [...] mon cœur est froid, serré et douloureux... » Mais : « Je vous aime mieux et plus que vous n’avez jamais aimé. » (lettre 165). Elle crache le sang. Le célèbre Bordeu lui dit que c’est « naturel ». Dans la lettre 178, elle écrit : « Ah, je suis arrivée à ce terme de la vie où il est presque aussi douloureux de mourir que de vivre. » La 180 est la dernière : « Aujourd’hui, je ne veux plus que mourir. » Et elle termine : « Adieu mon ami. Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais encore à l’employer à vous aimer ; mais il n’y a plus le temps. »
En effet ! Encore quelques jours, jusqu’au 22 mai 1776 où elle meurt à quarante-quatre ans, sans plus pouvoir écrire, puis parler.
Dans son testament, elle demande à être enterrée comme les pauvres, lègue son crâne à la science, ses robes et modestes affaires à sa servante et une année de gages à son laquais, des livres à ses amis, ses bustes de d’Alembert et de Voltaire, plus les estampes qu’il voudra, à Condorcet, enfin ses manuscrits à M. de Saint-Chamant, et non à d’Alembert, qui en sera meurtri, et qui ne reçoit que son secrétaire, son armoire à livres, son chiffonnier, et l’ordre de brûler ce qu’elle désigne précisément, ce qu’il ne fait pas.
Comment expliquer l’édition par la comtesse de Guibert ? Ce ne peut être que par la plus noble des générosités, parce que, la première, ayant senti qu’il y avait là la plus belle, la plus vraie et la plus terrible analyse de l’irrationalité de la passion amoureuse malheureuse, elle voulut qu’au moins Julie connut la gloire de l’immortalité.

Notes

[1II n’y a pas actuellement d’édition complète des lettres de Julie de Lespinasse à Guibert, mais seulement des sélections. La dernière, complète, est de 1978 : Lettres de Mlle de Lespinasse, Editions d’Aujourd’hui, coll. « Les Introuvables ». Cette édition est le fac-similé de celle de 1893, elle-même reproduction de l’originale, précédée de l’étude de Sainte-Beuve (1857) et suivie de deux petits essais de Julie (un portrait de Condorcet et une fine suite postiche au Voyage sentimental de Sterne), plus son portrait et ses éloges posthumes par d’Alembert, enfin l’Eloge d’Eliza par M. Guibert. Suspecte de coupures et de manipulations, cette édition de 1809 n’en touchera pas moins au cœur toute la génération romantique. La famille de Villeneuve posséderait les originaux, dont des inédits, et des lettres de Guibert dont elle descend. Si c’est vrai, le refus de les publier est bien étrange. D’autant que cela permet une thèse de misogyne pisse-vinaigre au préfacier de l’édition de 1978, Jean-Noël Pascal.

[2Julie de Lespinasse, Lettres à Condorcet, éd. Desjonquères, 1990.

  • Mon ami, je vous aime, de Julie de Lespinasse est édité au Mercure de France dans la collection le petit mercure, 20F (page de couverture, p.46).

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